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Démons de famille ou le séducteur blasé

Madrid
Teatro Real
04/03/2013 -  & 6, 9, 12*, 15, 18, 21, 24 avril 2013
Wolfgang Amadeus Mozart: Don Giovanni, K. 527
Russell Braun (Don Giovanni), Anatoli Kotcherga (Il Commendatore), Christine Schäfer (Donna Anna), Paul Groves (Don Ottavio), Ainhoa Arteta (Donna Elvira), Hyle Ketelsen (Leporello), Mojca Erdmann (Zerlina), David Bizic (Masetto)
Choeur et Orchestre du Teatro Real, Andrés Máspero (directeur du chœur), Alejo Pérez (direction musicale)
Dmitri Tcherniakov (mise en scène, décors et costumes), Elena Zaytseva (costumes), Gleb Filshtinsky (lumières)


(© Javier del Real)


Pour bien comprendre l’approche de Tcherniakov pour ce Don Giovanni, il faut connaître cet opéra, et l’irritation de pas mal de spectateurs est compréhensible. C’est un spectacle pour initiés, pour des mélomanes qui arrivent au théâtre « avec les déboires bien faits ». Pourtant, cette proposition est-elle légitime ? On ne peut pas reprocher aux théâtres d’opéra d’être élitistes : les habitués de ce genre de musique n’appartiennent-ils pas eux-mêmes à une élite, privilégiée, qui plus est? On pourrait même aller plus loin et se demander si l’opéra est une forme d’art légitime... Passons.


Ici, il faut se mettre en face de l’approche de Tcherniakov et essayer de comprendre, tout simplement. Avec une distribution très adéquate, avec des voix par moments formidables et une direction d’orchestre efficace (parfois un peu trop conditionnée par la scène), on a vu à Madrid le Don Giovanni d’Aix-en-Provence de l’été 2010, dans une mise en scène qui a reçu des critiques acerbes.


Donc, la famille c’est l’enfer, et hors d’elle point de salut. Tout comme le capitalisme, peut-être. Le petit monde du Don Giovanni de Tcherniakov c’est la famille, « une » famille ; tous sont des proches parents autour de cette table présidée par le Commandeur, où Don Giovanni est un marginal, un voyou mal vu, et pour cause.


Un des lieux communs sur cet opéra est le « cas de Donna Anna » : elle serait trop furieuse pour ne rien cacher. Contre cela on peut concéder qu’elle a souffert la mort violente de son père et un viol manqué. Comment rester serein après de tels événements? Tcherniakov bouscule quelque peu la psychologie de Donna Anna, mais avec quelques nuances, dans une trame familiale aux vices variés et au gré des relations incestueuses.


Tout se déroule dans la maison. La maison de famille. La maison du Commandeur. Il serait fastidieux de faire dans le détail, tant ils sont nombreux. Par exemple, dans la première scène entre Donna Anna et Don Giovanni, scène violente d’un viol manqué devient ici la dispute d’un couple d’adultères. Donna Anna est vraiment éperdue et il ne la supporte plus. Il tue le Commandeur (semble-t-il...) et on voit Donna Anna protéger Don Giovanni contre son père ! Les jours passent, les semaines, les mois. Un opéra dont l’action devrait se développer en une journée (peut-être plus « folle » encore que celle de Figaro) devient une chronique de famille, mais avec une intrigue façon « polar » : les obsèques du Commandeur, les fiançailles de Zerlina, fille de Donna Anna d’un mariage antérieur...


Et Donna Elvira est l’épouse de Don Giovanni. Est-ce là une erreur de principe dans cette mise en scène ? On ne marie pas Don Juan, être concupiscent et toujours libre, sans progéniture, et bien évidemment incapable de tisser des liens familiaux. Le concept du « Don Juan » s’est développé au fil des siècles. Ce n’est pas vraiment une personne réelle, mais ce qui est sûr, c’est qu’il ne se marie jamais. S’il se marie, ce n’est plus Don Juan. Mais ici, dans la mise en scène de Tcherniakov, il est évoqué comme un coureur de jupons couvert de femmes en proie à des crises existentielles. Et le « Ah chi me dice mai » de Donna Elvira devient ici : « Ah, mon vieux, tu n’es qu'un salaud, tu couches avec toutes les femmes, mais je t’aime, je t’adore, et en plus, tu me fais rire ». Justement, notre Casanova drague les femmes... de la famille, la cousine (Anna), la fille de la cousine (Zerlina), alcoolique sur le déclin... Le sexe reste « dans la famille ». Cette tendance incestueuse serait-elle le signe d’un instinct de mort ?


Zerlina est-elle « la piccina, ognor vezzosa »? C’est un peu la princesse de conte de fée dans son aspect d’adolescente fragile (une icône typique chez Tcherniakov), ici un peu anorexique; c’est l’image de sa mère, Donna Anna, dont l’aspect suggère qu’elle a été également, en son temps, une princesse. Zerlina joue de ses charmes, le sien et celui qui rappelle sa mère. Elle est fascinée par cet individu blasé et habituel du lit de sa mère, Bien trop tentateur tout cela... Chantal Cazaux avait raison, c’est Marlon Brando dans Le Dernier Tango à Paris de Bertolucci.


Les scènes se succèdent et Tcherniakov réussit à maintenir une logique théâtrale, au moins pendant l’acte I. On se demande, au fur et à mesure que l’action progresse comment Tcherniakov va résoudre la scène suivante dans la logique de cette « louche affaire de famille » ?


Dans l’opéra de Mozart, toute de suite après le meurtre, Donna Anna, Don Ottavio et les serviteurs arrivent sur les lieux du crime. Avec Tcherniakov, ce sont les obsèques du Commandeur cinq jours après. La colère de Donna Anna est terrible : elle sait qui est le meurtrier, mais elle doit se taire, ne pouvant avouer qu’elle sortait de son lit. Plus tard, au moment de la rencontre hasardeuse du couple avec le protagoniste, elle doit feindre encore plus. Oui, ce Don Giovanni est passionnant, et pendant une heure et demie cela fonctionne plutôt bien mais les quatre-vingt-dix minutes suivantes manquent de perspicacité et la deuxième partie déçoit, malgré l’idée, excellente, du déclin de Don Giovanni (l’alcool, les vêtements) et des moments comme « Deh, vieni alla finestra », chanté par le héros comme un crucifié. La menace de l’infarctus et cette « crucifixion » annoncent le destin que « la famille » prépare pour ce Don Giovanni. Mais ce destin, cette solution à l’intrigue familiale ne convainc pas. Elle est trop insolite: ne pouvait-on pas tuer ce fâcheux d’une autre façon ? De plus, l’« infarctus » ne se justifie pas malgré le double jeu de Leporello dans cette fiction familiale. Presque tout le second acte est un monument de confusion et il est trop tard pour se demander comment Tcherniakov va résoudre telle ou telle scène. Il ne résout rien, il précipite les naufrages de la famille, et le spectateur a l’impression qu’un groupe de chanteurs est en train de répéter en huis clos un opéra dont le titre est Don Giovanni. La direction d’acteurs est d’un très bon niveau, et les moments où les personnages ne chantent pas parce qu’ils sont en train d’en écouter un autre, son très bien résolus ; jamais dans le vide, toujours avec quelque chose à faire, et jamais de façon gratuite, si, bien sûr, on adhère à cette approche.


Mais, pardon, l’opéra c’est aussi - et ici surtout - les voix et l’orchestre. La distribution est adéquate, parfois même excellente. Les voix féminines sont d’un niveau incontestable, même si la mise en scène oblige parfois à renoncer à la poétique originale : Christine Schäfer est une Donna Anna pleinement belcantiste, Ainhoa Arteta possède une très belle voix, et sa Donna Elvira (malgré des changements souvent radicaux du livret original), dans ses efforts pour empêcher le résultat fatal imaginé par Tcherniakov, est convaincante ; enfin, Mojca Erdmann a une très belle voix de soubrette capable d’audaces contemporaines. Avec son aspect de jeune fille, elle campe une Zerlina séduite et séduisante. Sa scène avec Don Giovanni, avant et après « Là ci darem », est résolue par une théâtralité sagement combinée avec le chant : le regard fasciné de la jeune femme (plutôt que soubrette) en face de l’amant de sa mère est comme un poème d’Erdmann déclamé dans un silence intérieur.


Russell Braun incarne un Don Giovanni blasé et blessé dans la vision de Tcherniakov qui l’oblige à sacrifier parfois la ligne vocale. Notamment dans les moments où l’ensorceleur est transformé en personnage dégouté et obsédé (autre poème de la déception : la façon de prononcer et de nuancer « in questo istante io ti voglio sposar»), ou encore lorsqu’il se voit obligé de chanter piano, dans les récitatifs, surtout. Braun construit un Don Juan intéressant dans cette vision très inhabituelle du rôle-titre.


La voix de Paul Groves possède une belle couleur et se situe dans la tradition de Don Ottavio, mais son manque d’agilité dans « Il mio tesoro intanto » lui a valu la protestation sonore d’un ou deux spectateurs. Mais peut-être cette manifestation était-elle aussi dirigée contre la conception du personnage. Leporello est ici le grand manipulateur, et cela se voit tout au long de l’action. Formidable Kyle Ketelsen, qui était déjà dans la distribution aixoise. Kotcherga n’est peut-être pas la voix la plus adéquate aujourd’hui pour le Commandeur, rôle trop compromettant malgré le peu de texte à chanter. Enfin, David Bizic a une ligne et un timbre idéaux pour le « mec » du bal musette, ou plutôt d’une discothèque, dessiné par Tcherniakov pour Masetto.


Alejo Pérez et l’Orchestre du Teatro Real ont servi la mise en scène, même si parfois on avait l’impression qu’ils n’étaient pas tout à fait d’accord avec Tcherniakov.


Le succès n’a pas accompagné cette expérience audacieuse, la hardiesse n’a pas payé, et la réception fut d’une indifférence glaciale.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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