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L’«expérience du son»

Strasbourg
Opéra national du Rhin
10/19/2012 -  et 21*, 27, 30 octobre (Strasbourg), 9, 11 novembre (Mulhouse) 2012
Franz Schreker : Der ferne Klang
Helena Juntunen (Grete), Will Hartmann (Fritz), Martin Snell (Graumann, Second choriste), Teresa Erbe (Mme Graumann, La serveuse), Stephen Owen (Dr. Vigelius, Le baron), Stanislas de Barbeyrac (Le chevalier, Un individu suspect), Gert Smiits (Le comte, Rudolf, Un comédien), Livia Budai (Une vieille femme, Une Espagnole), Patrick Bolleire (Un aubergiste, Un policier), Kristina Bitenc (Mizi), Marie Cubaynes (Milli), Sahara Sloan (Mary), Jean-Gabriel Saint-Martin (Chant du baryton), Mark Van Arsdale (Premier choriste)
Chœurs de l'Opéra du Rhin, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)
Stéphane Braunschweig (mise en scène et scénographie), Thibault Vancraenenbroeck (costumes), Marion Hewlett (lumières)


(© Alain Kaiser)


Que faire de Schreker aujourd’hui ? L’extraire de temps à autre du cabinet de curiosités d’une époque décadente ? L’installer plus durablement dans le cadre étriqué d’un répertoire lyrique pour connaisseurs ? Ou en faire à terme l’un des classiques du siècle dernier comme Richard Strauss ? Le succès de cette représentation de Der ferne Klang à Strasbourg, devant un public pas très fourni mais enthousiaste, paraît au moins de bon augure.


Il est vrai aussi que la production proposée est de haut vol, musicalement et scéniquement, et qu’il s’agit là de l’une des clés présumées de la timide Schreker Renaissance à laquelle on assiste depuis quelques années, frémissement qui repose davantage sur des productions rares mais particulièrement réussies que sur une véritable lame de fond. Somme toute le succès de Schreker semble bien reposer aujourd’hui prioritairement sur l’habileté des metteurs en scène à gérer ses livrets tarabiscotés : des scénarios originaux et passionnants à décortiquer, avec leur mélange de psychanalyse embryonnaire, d’érotisme complaisant et de perversions multiples effleurées avec des airs gourmands de ne pas y toucher, mais aussi des situations scéniques glissantes et dangereuses, qui exposent au ridicule si on n’en fait pas assez, voire à un grand-guignol insoutenable si on en montre trop. Der ferne Klang a été très bien servi à Berlin par Peter Mussbach et Michael Gielen. Die Gezeichneten ont bénéficié d’une belle et sensible production Lehnhoff/Nagano à Salzbourg, alors que les ressassements morbides de Martin Kusej à Stuttgart auraient pu assassiner le même ouvrage définitivement. Der Schatzgräber a eu moins de chance, ni David Alden à Francfort ni Thomas Schulte-Michels à Karlsruhe n’en ayant vraiment trouvé les clés. En France, jusqu’à présent, rien ! Mais il est vrai que ce n’est pas là notre patrimoine. Et que cette création française d’un opéra de Schreker s’effectue aujourd’hui à Strasbourg, à la croisée des chemins culturels européens et à l’initiative d’une équipe cosmopolite, n’est certainement pas fortuit.


Seul français parmi les maîtres d’œuvre Stéphane Braunschweig a compris qu’il importait ici avant tout de s’effacer derrière deux foisonnements. Celui d’un livret complexe, avec ses différents niveaux de lecture et ses incessants jeux de miroirs autobiographiques, et celui d’une musique dont la mise en place requiert une discipline rigoureuse de la part d’interprètes qu’il est hors de question de disperser (les scènes d’ensemble du second acte paraissent très difficiles à équilibrer) ou de faire courir dans toutes les directions. Auteur à la fois de décors simples mais toujours beaux qui viennent s’imbriquer sur plusieurs plans (une grande paroi verticale de briques noires, une sorte de dune recouverte d’un revêtement sensuellement ondoyant et bien sûr d’un rouge vif très expressionniste, des quilles géantes vertes pour figurer la forêt où vient se perdre une héroïne dont le destin vient de se jouer... au cours d’une partie de quilles, justement !) Braunschweig a l’oeil à tout, veille à un maintien des acteurs surtout sobre et à des éclairages peu mouvants mais toujours optiquement très prégnants et finalement sa gestion du drame somme toute très théâtrale dans sa fidélité au texte, sans surenchère visuelle facile, nous paraît un compromis idéal. Tout cela manque-t-il d’arrière-plans, d’explications de texte à trois sous pour ceux qui peut-être n’auraient pas compris qu’ici une époque en pleine effervescence putride se vautre avec délices sur le divan d’une psychanalyse encore fruste ? Remercions au contraire Stéphane Braunschweig d’éluder tout ce fatras vénéneux pour traquer au plus juste ce qui est réellement important : des rapports humains très forts et l’envoûtement constant d’une musique tellement rare et subtile qu’il y a lieu surtout de laisser l’oeil l’écouter.


Et sur ce plan l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg nous offre un véritable régal, tous les scintillements de la parfois quasi-musique de textures de Schreker paraissant mis en place avec un art consommé du dosage des plans sonores. Il est vrai que Marko Letonja, nouveau directeur musical de l’orchestre depuis le début de cette saison, a déjà dirigé a plusieurs reprises dans la salle strasbourgeoise de l’Opéra du Rhin et qu’il sait en déjouer les pièges acoustiques. A aucun moment la musique de Schreker ne paraît captive de l’étouffoir de la fosse mais au contraire elle diffuse dans tout l’édifice en influx réguliers dans lesquelles on peut s’immerger à volonté. Sensations voluptueuses que celles données par cette musique d’un compositeur qui se définissait lui-même, ironiquement mais avec une certaine lucidité dans le second degré, comme un «érotomane». Mais au delà du modernisme des timbres et de ces troublantes techniques d’ignition de la matière orchestrale qui font tout à coup scintiller le son à la manière d’une aurore boréale, on ne peut nier qu’il reste dans cette musique une certaine paresse lascive, une sorte de complaisance dans le halo douillet d’une tonalité tantôt éludée tantôt retrouvée, qui ne fera jamais de Schreker un auteur totalement essentiel. Cela dit, quand un opéra de l’envergure de Der ferne Klang est aussi magnifiquement dirigé et stylisé, il devient quasi-impossible d’y résister.


Vocalement, le plateau s’implique parfaitement dans le projet, la distribution de plusieurs rôles à chaque chanteur augmentant encore les reflets possibles d’un jeu de miroirs qui donne à plus d’une reprise le vertige. Tout au plus pourra-t-on trouver à la magnifique Grete d’Helena Juntunen quelques attitudes empruntées au second acte, qui proviennent moins de l’épure pratiquée par le metteur en scène que d’un costume d’hétaïre en porte-jaretelles qui ne lui va pas bien du tout. Dans un rôle de ténor de fort gabarit typique de l’époque (Bacchus de l’Ariadne auf Naxos de Strauss ou le Paul de Die tote Stadt de Korngold requièrent le même type d’élégance à conquérir de haute lutte), Will Hartmann tire honorablement son épingle du jeu, avec l’avantage certain de pouvoir récupérer assez souvent, le rôle restant finalement assez épisodique. Très belle élégance sombre de Stephen Owen dans une «Ballade du roi à la couronne maudite» dont il nous force à écouter chaque mot avec attention et beau tempérament scénique de Livia Budai en vieille femme inquiétante, qui ne peut faire oublier malheureusement que sa carrière de mezzo est déjà fort longue et que ses moyens sont aujourd’hui très usés. Tout le monde ici, de toute façon, du metteur en scène au moindre choriste, du chef au plus discret pupitre de l’orchestre, sait nous faire passer deux larges heures vraiment très particulières, troublantes, fatigantes nerveusement peut-être, mais ennuyeuses jamais.



Laurent Barthel

 

 

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