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Les blessures font des danses troubles

Madrid
Teatro Real
03/12/2012 -  et 13, 16, 17, 18*, 19, 20, 24, 26 mars 2012
Alain Platel: C(h)œurs (création) (musiques de Giuseppe Verdi et Richard Wagner)
Bérengère Bodin, Daisy Ransom Phillips, Ido Batash, Juliana Neves, Lisi Estaras, Quan Bui Gnoc, Romain Guion, Romeu Runa, Rosalba Torres Guerrero, Serge Aimé Coulibaly (danseurs et créateurs)
Orquesta y Coro del Teatro Real, Andrés Máspero (chef du chœur), Marc Piollet (direction musicale)
Alain Platel (mise en scène, chorégraphie, décors), Hildegard De Vuyst (dramaturge), Jan Vandenhouwe (dramaturge musical), Dorine Demuynck (costumes), Carlo Bourguignon (lumières)


(© Javier del Real)


Plus de soixante ans après le livre The Lonely Crowd (David Riesman), Alain Platel et son équipe ont bâti un spectacle sur la masse, la multitude, le groupe, le chœur, les cœurs. On dirait que la foule est toujours solitaire, et qu’elle tremble et gémit et se blesse comme les dix danseurs de Platel. C’était l’après-guerre, mais aujourd’hui est différent, on est en plein dans la socialisation de la peur, le festin en temps de peste. Platel nous montre un voyage partant de la musique et traversant un univers chorégraphique. Il s’agit d’un récit chorégraphique, qu’on ne saurait réduire en paroles; en revanche, les paroles peuvent être dansées dans ce récit fait de danses: des danses presque jamais legato, très souvent saccadées. Ici, attention, tout est chorégraphie, on chorégraphie tout: les chœurs de Verdi et Wagner, les interludes et les préludes des deux compositeurs, de la musique enregistrée, les paroles tissées, les cris et le désarroi des cris et des blessures, voire le silence. On fuit les correspondances musique-danse, même si on fait parfois des «trouvailles» trop littérales: clin d’œil, ironie peut-être...? Mais depuis longtemps, dans bon nombre de ballets, la musique est à l´écart de la danse, de la même façon que, depuis plus d’un siècle, dans le lied et la mélodie, il y a une séparation nette entre ligne de la voix et accompagnement. Merce Cunningham a été le premier, et son exemple a été suivi... par les compétents, les sérieux, les expérimentateurs... et par les baratineurs. Ce n’est pas le cas de Platel: on n’est plus à l’avant-garde, c’est une expérience chorégraphique où tout est la bande-son; tout, et surtout Verdi et Wagner, certainement, mais pas seuls, bien plus. Les danseurs correspondent avec les chœurs, les danseurs s’exaltent, tremblent, souffrent des blessures, tombent, trottent...


Platel considère qu’il n’est plus aussi radical (provocateur?) qu’autrefois. Où, peut-on ajouter, on ne connaissait pas les risques des intrus. S’éloigner du radicalisme, depuis au mois trois décennies, ne signifie pas nécessairement se séparer de l’avant-garde, mais fuir les grimaces des déguisés. La recherche de Platel aboutit, maintenant, à C(h)œurs, et cela peut-être courageux de sa part et de la part de l’équipe qui en a créé la trame avec lui. Mais ce n’est plus de l’avant-garde, ce n’est plus de la provocation. Même si le spectacle, coproduit avec les ballets C de la B, NTGent, a provoqué quelques protestations. Légitimes, je crois. Excessives, je crois. On a vu et souffert des arnaques de tout genre dans les théâtres et les salles des expositions, mais le spectacle de Platel a une hauteur, une dignité bien différentes. Eh, bien, aujourd’hui il n’y a rien de pire que l’indifférence devant les propositions originales. Platel voulait peut-être l’originalité, mais pas à n’importe quel prix; et on peut croire qu’il ne voulait pas du tout provoquer, et il n’a pas de provocation dans C(h)œurs.


Cela aurait peut-être été mieux sans les textes parlés-dansés, malgré la tension réussie de la chorégraphie largement travaillée par l’équipe, et aussi malgré la beauté de la voix de Bérengère Bodin, y compris les moments où elle récite en espagnol, avec son petit accent plein de charme, un charme tout à fait contraire aux mots. Des mots pas pédants du tout, mais qui sonnent pédants dans le contexte du «discours dansé». Je danse donc je suis, je danse donc je meurs, je danse donc je cache un cœur (à moi), je danse donc j’affronte un chœur (à eux).


On ne bâtit pas toujours ces expériences dans les conditions de ce spectacle: un chœur formidable, en état de grâce, rigoureusement préparé par Andrés Máspero; un orchestre d’un très bon niveau sous la baguette de Marc Piollet. Eux, tous, avec les danseurs (interprètes, créateurs, on insiste, on nous le rappelle), ont eu un succès sans contexte. Les quelques protestations sonores étaient réservées à Platel. Pas trop cohérent. C’est un travail sérieux, ardu même, lucide et visionnaire parfois, pas toujours, admettons-le. De la danse comme beauté de la blessure, mais aussi comme douleur de la blessure. Le récit de Platel et son équipe peut plaire ou déplaire. Mais il n’y a pas matière à indignation. Après tout ce qu’on a vu, et vécu...!



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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