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Le sacre straussien de Christian Thielemann

Salzburg
Grosses Festspielhaus
07/31/2011 -  et 1er, 4, 11, 14, 17, 21 août
Richard Strauss : Die Frau ohne Schatten, opus 65
Stephen Gould (L’Empereur), Anne Schwanewilms (L’Impératrice), Michaela Schuster (La Nourrice), Wolfgang Koch (Barak), Evelyn Herlitzius (Sa femme), Markus Brück (Le borgne), Steven Humes (Le manchot), Andreas Conrad (Le bossu), Thomas Johannes Mayer (Le messager des esprits), Rachel Frenkel (La voix du faucon), Peter Sonn (La vision d’un jeune homme), Christina Landshamer (Un gardien du seuil du temple, Première servante), Maria Radner (Une voix d’en haut), Lenneke Ruiten (Deuxième servante), Martina Mikelic (Troisième servante), Hanna Herfurtner, Christina Landshamer, Lenneke Ruiten, Rachel Frenkel, Martina Mikelic, Maria Radner (Voix des enfants à naître)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Salzburger Festspiele Kinderchor, Wiener Philharmoniker, Christian Thielemann (direction)
Christof Loy (mise en scène)


E. Herlitzius (© Monika Ritterhaus)


Clemens Krauss en 1932, Karl Böhm en 1974 et 1975, Georg Solti en 1992 : à Salzbourg, La Femme sans ombre n’est pas souvent donnée mais on la réserve aux plus grands. Un vrai défi pour Christian Thielemann, qui attendait, pour revenir, d’être libéré du Ring à Bayreuth. Il l’a brillamment relevé, peut-être jamais aussi inspiré que lorsqu’il dirige Strauss, à la tête, comme ses prédécesseurs, de la Philharmonie de Vienne. Les générations ont beau s’y succéder, les chefs de pupitres y restent sublimes et elle garde ces sonorités luxuriantes, capiteuses… celles de Strauss, justement. Aucune lourdeur dans la densité, des nuances à peine concevables, des irisations tout à fait impressionnistes : c’est ainsi que le chef peut créer des atmosphères quasi irréelles, préserver la magie de la partition, son étrangeté onirique, alors qu’il sait également descendre du monde des esprits dans le quotidien beaucoup moins éthéré du couple de teinturiers. On aura rarement entendu La Femme sans ombre dirigée ainsi comme un opéra de chambre – même avec un Böhm. Il propose du coup une lecture parfois plus symphonique que théâtrale, sans doute aussi parce qu’il doit ménager des chanteurs qui n’ont pas la puissance et les ressources des anciens. D’autant plus que, à l’instar de Solti en 1992, il refuse, contrairement à l’usage, d’opérer la moindre coupure – le troisième acte y gagne beaucoup, notamment pour la Nourrice.
Michaela Schuster, justement, si elle compose un personnage, plus sœur aînée que magicienne, à la fois double et antithèse, tentatrice pas vraiment démoniaque, devrait avoir un timbre moins clair, des couleurs plus sombres, plus fauves, un médium et un grave plus nourris – le Messager de Thomas Johannes Mayer également. Evelyn Herlitzius, en revanche, possède bien la voix de la Teinturière, voix sans velours de l’hystérique frustrée, capable d’assumer ces éclats où la ligne semble se disloquer mais dont elle chante toutes les notes ; voix de la mal aimée et mal aimante, se pliant aux courbes plus régulières du remords et de la tendresse, arrivant saine et sauve au terme de l’itinéraire de cette écorchée vive. Même s’il n’a pas le même rayonnement, le Barak pétri d’humanité de Wolfgang Koch rappelle plus Berry que Fischer-Dieskau, très noble de phrasé et de couleurs, noblement nuancé. Stephen Gould, malheureusement, paie le prix de prises de rôle dépassant ses moyens, lui qui s’est cru trop vite Heldentenor. Après avoir arraché les aigus du premier acte, il se rachète dans le solo du deuxième, du moins au début, lorsqu’il faut modeler la phrase et chanter piano, se souvenant de ce qu’il était naguère, de nouveau à la peine dès qu’il doit conjuguer la vaillance et la souplesse. Mais l’Impératrice d’Anne Schwanewilms restera, elle, dans nos mémoires, par cette aura qu’elle dégage, plus cristalline, moins incandescente, moins incarnée qu’une Rysanek, chantant en Liedersängerin consciente du poids des mots, notamment le solo du troisième acte. D’une beauté, d’une présence irradiantes, figure à la fois de la compassion et de l’émerveillement, d’une homogénéité idéale de tessiture jusque dans les notes les plus extrêmes.


Après avoir vu La Dame du lac et Les Vêpres siciliennes à Genève, on était à la fois curieux et inquiet du travail de Christof Loy. Qu’allait donner la collaboration d’un metteur en scène se plaisant à déstructurer les partitions avec un chef se revendiquant de la grande tradition germanique ? Tout simplement la meilleure production du festival, ancrée dans un moment de l’histoire de l’opéra : son enregistrement, en 1955, par Karl Böhm dans un Musikverein glacé - que Christof Loy confond avec le Sofiensaal. Version légendaire, la première à posséder. Voilà les chanteurs devant leur partition, obéissant aux consignes du directeur technique, quittant la salle quand ils ont fini. Les autres sont chacun à leur poste, notamment dans la cabine d’enregistrement. Mise en scène, sinon en espace d’une version de concert ? La madeleine de Proust ? Mise en abyme complaisante telle qu’on les aime aujourd’hui ? Brillant exercice de style ? Non : totalement identifiés, chanteurs et personnages fonctionnent comme des doubles actifs. Les personnages parviennent au terme de leur quête parce qu’ils s’incarnent dans les chanteurs, les chanteurs se découvrent et se construisent parce que les personnages les renvoient à eux-mêmes, la partition devenant un peu le livre de leur destinée. L’Impératrice errant dans la salle, c’est aussi la chanteuse fascinée par le ténor qui l’attire. Le conte initiatique ne perd pas ses droits, éclairé et renforcé par cette ambivalence, récupérant sa magie par des moyens inattendus – et par les jeux de lumières raffinés de Stefan Bolliger.


Travail admirable de précision et de profondeur de Christof Loy, dont la direction d’acteurs habite jusqu’aux silences – le regard fasciné de l’Impératrice immobile sur la Teinturière, au début du troisième acte – et donne une épaisseur à chacun, jusqu’aux figurants. L’inscription dans la réalité perd tout caractère anecdotique, véritable plongée dans les inconscients – lorsque l’Impératrice chante son solo au deuxième acte, tout le monde autour d’elle est remplacé par des enfants. Pas de vulgarité dans l’apparition des cover-girls quand la Teinturière rêve d’érotisme, d’établissement et de hautes fréquentations. Inscription dans l’histoire également, à laquelle Strauss fut associé souvent malgré lui. La fin, concert de Noël dans une salle tapissée de drapeaux, ouvre ainsi sur l’avenir, non sans ambiguïté peut-être : l’Opéra de Vienne vient de rouvrir - on y donne, entre autres, La Femme sans ombre – et l’Autriche de récupérer sa souveraineté. Figure quasi rédemptrice, axe du drame, l’Impératrice est enfin sortie de l’enfance, la cantatrice enfin entrée dans la carrière. Le passé est exorcisé : la Nourrice, survivante d’un âge archaïque pour le metteur en scène, ne chantera pas avec le quatuor final ; on ne verra plus non plus, ces voyageurs de la mort, valise à la main – le Sofiensaal, où avait été créé le parti nazi autrichien, servit de centre de regroupement pour les juifs. On sort admiratif, mais aussi ému.


Une date dans les annales du festival. Après Krauss, Böhm et Solti, il y a désormais Thielemann, pas moins grand qu’eux.



Didier van Moere

 

 

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