About us / Contact

The Classical Music Network

Strasbourg

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

La conclusion d’un Ring historique

Strasbourg
Opéra national du Rhin
02/25/2011 -  et 28 février, 3, 6, 12 (Strasbourg), 25, 27 (Mulhouse) mars 2011
Richard Wagner : Götterdämmerung
Lance Ryan (Siegfried), Daniel Sumegi (Hagen), Robert Bork (Gunther), Oleg Bryjak (Alberich), Jeanne-Michèle Charbonnet (Brünnhilde), Nancy Weissbach (Gutrune & Troisième Norne), Hanne Fischer (Waltraute & Deuxième Norne), Sarah Fulgoni (Première Norne), Anaïs Mahikian (Woglinde), Kimy McLaren (Wellgunde), Carolina Bruck Santos (Flosshilde)
Chœurs de l’Opéra du Rhin, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)
David McVicar (mise en scène), Rae Smith (décors), Jo van Schuppen (costumes), Paule Constable (lumières), Andrew George (mouvements), Vicki Hallam (masques), David Greeves (responsable déplacements)


(© Alain Kaiser)


Commencé en janvier 2007, le cycle du Ring signé par David McVicar à l’Opéra National du Rhin vient enfin de s’achever. Le travail est accompli et un tel exploit n’est pas mince, la dernière Tétralogie achevée dans le même lieu remontant à… 1963. Entre temps la terrible crise internationale du chant wagnérien est passée par là, mais aussi la crise de confiance d’un théâtre qui avait fini par considérer ce genre de performance comme définitivement inaccessible, financièrement, techniquement, voire orchestralement… Et puis Nicolas Snowman est passé par là et a su oser l’utopie, se confronter directement aux difficultés d’un projet qui au départ suscitait bien davantage de scepticisme que d’enthousiasme.


Quatre ans plus tard le résultat apparaît pourtant indiscutable, en dépit, ou à cause même, de certaines difficultés structurelles impossibles à gommer (un théâtre trop petit, sur scène comme en fosse, d’importantes carences en machinerie moderne, un orchestre mal à l’aise sur les grandes longueurs wagnériennes, a fortiori lorsqu’il est entassé dans un espace inconfortable…). Et pourtant l’aboutissement est là, à savourer avec davantage d’intensité encore parce qu’on le sait unique, impossible à reproduire régulièrement par l’équipe d’un théâtre qui s’est engagée ici à 150 %. Tout dans cette production homogène, autant pour ce Götterdämmerung que pour les Rheingold, Walküre et Siegfried qui l’ont précédé, reste en définitive relativement sobre et devrait pouvoir être reproduit en bonne routine professionnelle. Mais cette possibilité d’entretenir ses productions sur plusieurs années consécutives restera refusée à l’Opéra du Rhin tant qu’il ne disposera pas d’un outil de représentation plus adapté. Or la perspective de construction d’un nouveau lieu lyrique à Strasbourg, ou même d’une rénovation drastique de l’actuel, projet qui paraissait déjà bien lointain lors des premières esquisses de ce Ring, ne s’est guère précisée quatre ans plus tard.


Quatre ans : c’est trop pour une Tétralogie. La coupure liée au départ de Nicolas Snowman et à la reprise du projet par Marc Clémeur a laissé s’écouler deux années pleines entre Siegfried et ce Crépuscule, ce qui distend une succession d’évènements qui ne fonctionne bien que si les péripéties sont correctement rapprochées. Et surtout le retour cyclique de personnages de L’Or du Rhin dans le Crépuscule des Dieux oblige à trop d’efforts de mémoire, certaines images des premières scènes de cette Tétralogie ayant été déjà presque effacées par le temps. On soulignera cependant la gageure réalisée par l’Opéra du Rhin, qui a réussi à maintenir exactement la même distribution pour tous les rôles principaux au cours des saisons : un seul Wotan, un seul Alberich, un seul Siegfried, une seule Brünnhilde, une seule Fricka/Waltraute… remarquable affirmation de fidélité d’une équipe vocale investie dans ce projet avec un enthousiasme qui ne s’est jamais émoussé.


Pour ce Götterdämmerung conclusif le décor de Rae Smith a peu évolué, réussissant le tour de force d’inscrire les trois journées du Ring exactement dans le même dispositif: un praticable légèrement surélevé à l’avant-scène, devant un cadre aux parois coulissantes d’un bel aspect minéral qui tantôt révèle tantôt dissimule un espace plus vaste, limité au fond par une sorte de mur/écran métallique qui accroche bien la lumière. De simples surfaces, horizontales et verticales, qu’un jeu subtil de projections et d’éclairages transforment à vue avec une aisance un peu magique qui nous rappelle pertinemment qu’aucun Ring ne peut fonctionner sans une bonne dose de merveilleux. Seul élément nouveau dans ce volet : deux murs et un grand podium dorés symbolisent le palais de Gibichungen avec une somptuosité primitive bien en situation. Les stries irrégulières et les nombreuses petites anfractuosités de ces volumes ne dépareraient pas chez Wieland Wagner, légendaire concepteur d’espaces et de lumières auquel un travail aussi naturellement beau rend un hommage implicite. Mais ici le décor n’est qu’un des ingrédients d’une réussite globale et non pas le spectacle principal, avec quelques silhouettes hiératiques serties dedans. Sous l’impulsion de David McVicar tout explose de vie, chaque chanteur étant invité à s’exprimer physiquement avec autant de naturel que possible. Les mains bougent énormément, les personnages s’agrippent et s’empoignent, les physionomies transmettent un maximum de signaux passionnels, jusqu’à la caricature parfois. Et parce que chanteurs et choristes ont leurs limites physiques (ils ont aussi autre chose à faire que bouger !) McVicar sait toujours déployer autour d’eux la douzaine de figurants masculins musclés que l’on a retrouvée à toutes les étapes de son Ring et qui lui ont donné une énergie physique incomparable. Chaque soirée du cycle comportait ainsi un «clou», séquence de grand spectacle où ces figurants/ accessoiristes/acrobates/danseurs ont pu prendre un moment le pouvoir : ici, dans Götterdämmerung, c’est l’arrivée des vassaux de Gunther qui fonctionne ainsi, moment de théâtre brutal où l’espace grouille de postures martiales, de rictus haineux et d’agitations belliqueuses, le metteur en scène et son collaborateur chargé de régler les mouvements parvenant à faire monter la tension jusqu’à des paroxysmes impressionnants. Mais David McVicar, que l’on perçoit aussi très critique, sait toujours où s’arrêter, quel mouvement éliminer, quelle surcharge éviter afin de préserver la fluidité d’un spectacle qui se veut avant tout évident, lisible, clair, au service d’un message wagnérien dont la lettre est respectée sans aucune emphase ni lourdeur.


C’est cette absence de second degré, cette volonté d’éviter de superposer à la narration tout message d’interprétation parasite, qui fait la valeur la plus singulière de ce Ring, qui ne respecte les didascalies wagnériennes qu’en les épurant beaucoup mais n’élude rien. McVicar nous raconte avec une virtuosité époustouflante une histoire dont il nous reste ensuite à extirper les significations, alors que depuis quarante ans tout le monde nous assaisonne au contraire la Tétralogie de commentaires de texte laborieux et que cette dérive prétentieuse n’a toujours pas l’air de s’essouffler. C’est pour sa limpidité que ce travail strasbourgeois peut désormais s’inscrire dans l’histoire, aussi innovant, esthétique et singulier que naguère les Ring de Wieland Wagner ou Patrice Chéreau/Richard Peduzzi.


Vocalement, la crise wagnérienne paraît désormais révolue, même si l’Opéra du Rhin n’a pas toujours pu s’assurer le concours des meilleurs titulaires du moment. On persiste à penser que la tessiture de Jeanne-Michèle Charbonnet est trop centrale pour Brünnhilde, ce qui l’oblige à forcer, à chanter parfois trop bas voire à compromettre la stabilité de son émission. Mais peu importe car l’engagement dramatique de la soprano canadienne, sa pugnacité, sa féminité aussi, sont ceux d’une Brünnhilde mémorable, qui capte l’attention et ne la lâche plus. Lance Ryan demeure un titulaire extraordinaire du rôle très lourd de Siegfried : il en a l’allure candide, la blondeur, les aigus héroïques et claironnants, l’infatigabilité apparente. Le timbre fluctue, parfois dense, parfois un peu plus émacié et métallique, mais l’incarnation du personnage est parfaite : un vrai héros. En revanche Daniel Sumegi n’a pas tout à fait la carrure vocale de Hagen, dont il souligne la méchanceté avec forces grimaces et creusements d’un timbre caverneux, mais dont il n’arrive presque jamais à projeter les mots correctement. Le contraste entre son magma inintelligible de consonnes amorties et l’aisance de la Waltraute de Hanne Fischer, véritable conteuse qui sait faire vivre un récit jusque dans ses moindres détails, est particulièrement criant. Et hormis une première Norne trémulante, le reste de la distribution est homogène : remarquable Robert Bork dans le rôle ingrat de Gunther, superbe Nancy Weissbach en Gutrune, inusable Alberich d’Oleg Bryjak, très jolies filles du Rhin… Excellente performance aussi des chœurs de l’Opéra du Rhin. Un magnifique travail d’ensemble, accueilli au rideau final par une ovation unanime à laquelle David McVicar a tenu à associer toute l’équipe de techniciens de la maison, exceptionnellement convoquée sur le plateau.


Sous la baguette énergique de Marko Letonja, qui gère la longue durée de ce Crépuscule des Dieux sans temps mort, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg assume cette ultime journée avec les honneurs. Peu d’accidents, de belles prestations des cuivres qui ne sont pas infaillibles mais paraissent vigilants, et aussi un inévitable déséquilibre lié à la taille réduite de la fosse qui ne peut accueillir suffisamment de cordes (six violoncelles et quatre contrebasses seulement…). Il manque à ce Crépuscule son atmosphère de fin d’un monde et son opacité angoissante, ce déficit en noirceurs graves rendant la partie supérieure du spectre un peu trop présente et agressive, en compétition avec les voix sans toutefois les couvrir. L’orchestre n’a pas non plus l’endurance et la virtuosité qui lui permettraient d’approfondir encore davantage sa lecture, de commencer à alléger, à s’écouter dans des dialogues plus raffinés. Mais dans des conditions de travail aussi difficiles il était probablement impossible d’en exiger davantage et Marko Letonja a su habilement parer au plus pressé, la phalange strasbourgeoise parvenant finalement à assurer un rôle important dans ce Ring exceptionnel.



Laurent Barthel

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com