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Tatiana reconquise et approfondie

Madrid
Teatro Real
09/07/2010 -   et 8*, 9*, 10, 11, 12 septembre 2010
Piotr Ilyitch Tchaïkovski: Evgeni Onegin, opus 24

Tatiana Monogarova*/Ekaterina Scherbachenko* (Tatiana), Mariusz Kwiecien*/Vladislav Sulimski*/Vassily Ladyuk (Onegin), Alexey Dolgov*/Andrew Goodwin* (Lenski), Margarita Mansirova*/Oksana Volkova*/Svetlana Shilova (Olga), Makvala Kasrashvili*/Irina Rubtsova* (Larina), Anatolij Kotscherga*/Alexander Naumenko* (Gremine), Nina Romanova*/Emma Sarkisyan*/Irina Udalova (Filipevna), Valeri Gilmanov (Zaretski)
Chœur du Théâtre Bolchoï de Moscou, Valeri Borisov (chef de chœur), Orchestre du Théâtre Bolchoï de Moscou, Dmitri Jurowski (direction)
Dmitri Tcherniakov (mise en scène et décors), Maria Danilova (costumes)


M. Kwiecien, T. Monogarova (© Javier del Real)


L’époque de Mortier commence au Teatro Real de Madrid. Et Mortier a voulu débuter par six représentations au caractère extraordinaire, cet Eugène Onéguine du Bolchoï de Moscou qu’il a programmé en 2008 au Palais Garnier.


On connaissait ce Evgeni Onegin grâce au DVD réalisé à cette occasion. C’est quelque chose d’inouï, du meilleur théâtre, parfois au détriment du chant, c’est vrai, mais un spectacle d’une qualité et une hauteur artistique stupéfiantes. Ses vertus sont la restitution de l’histoire de Tatiana, la reconquête du vrai sens d’un opéra que son auteur n’appelait pas opéra, mais «scènes lyriques», c’est-à-dire, scènes intimes. Sa vertu est l’abandon du grand spectacle et de l’image habituellement attachée à ce chef-d’œuvre. Il y a un accord, une complicité, une symbiose entre le directeur musical, Dmitri Jurowski, et la vision théâtrale de Tcherniakov et leur impeccable équipe d’acteurs-chanteurs. Jurowski est intimiste, nuancé, et on dirait que lui et son orchestre abhorrent, tout comme Tcherniakov, la traditionnelle suprématie du geste sur l’expression intérieure.


Eugène Onéguine est un chef-d’œuvre, bien sur. Mais il y a des scènes agaçantes dans ce chef-d’œuvre. Dans la partition: les paysans qui rendent hommage à Larina ou – surtout – les couplets de M. Triquet. Dans les mises en scène, presque toujours: les trop beaux danseurs qui s’incrustent dans la fête d’anniversaire de Tatiana, les aussi formidables danseurs de la polonaise de l’acte III... Après avoir vu la mise en scène de Tcherniakov, on ne pourra plus supporter plus ces agacements. Les corps de ballet des théâtres peuvent haïr Tcherniakov: il se passe des danseurs, et la valse et la polonaise deviennent, dans sa nouvelle conception de l’action, une simple musique de scène. Insérer des danses obligées pour il corpo di balletto renvoie à un temps révolu, c’est une habitude surannée. Et les paysans...? Plus de paysans serfs, ils sont ici des travailleurs du domaine qui sont invités. Et leur présence nous parle déjà d’une des caractéristiques de cette mise en scène: le groupe, le chœur, les figurants, les amis, les invités sont là pour entendre les protagonistes, pour entendre et pour agir, pour rire de ses bêtises (un duel, bah, des choses de jeunes oisifs). Les solos intimes, les monologues sont toujours dits-chantés devant les autres... sauf la lettre de Tatiana, bien sûr, mais y compris le monologue blasé d’Onéguine après la polonaise, à l’acte III.


Il y a beaucoup de regards entre les acteurs, une technique de cinéma qui s’évanouit un peu dans un grand théâtre, mais qui peut être bien captée dans un film. C’est un pari très cinématographique, certainement. La figure de Tatiana, ce personnage plus adorable que jamais avec Monogarova ou avec Scherbachenko, s’enrichit de gestes mélancoliques (la tête sur l’épaule, signe du chagrin, ...) et de son apprentissage de la réalité. Ici, la réalité rachète Tatiana de la folie; ici, la réalité mène Lenski à la folie... et à la destruction. Comme une suggestion de Tcherniakov: Tatiana et Lenski sont nés l’un pour l’autre, mais... voilà.


Tcherniakov a résolu tout cela dans sa radicale mutation de l’icône théâtrale d’Onéguine. Il faut parler de ce changement, surtout. C’est vrai que les chanteurs, l’orchestre et Dmitri Jurowski forment une équipe musicale d’un niveau enviable, mais tout est au service d’une vérité théâtrale peut-être jamais vue. Les protagonistes sont des vrais musiciens, on le verra. Chez Tchaïkovski, le centre est Tatiana; chez Tcherniakov, encore plus, parce qu’elle est là, même quand l’opéra la renvoie dans les coulisses. La construction de ce personnage, accablé, doux, romantique, exige de Monogarova et de la toute jeune Scherbachenko une tension permanente dans les cinq tableaux des actes I et II. Les autres agissent, réagissent, rigolent autour d’elle, et sa figure tendre et mélancolique est un miroir déformant de leurs actions. Il y a toujours une table, une table longue, centre de la convivialité, mais Tatiana n’est presque jamais dans le convivium. Autour de la table, les invités ont des échanges; Tatiana en sort souvent, presque tout le temps, même dans la scène sociale de l’acte III. Mais c’est sur la table que Tatiana écrit (chante, plutôt) sa lettre; et Lenski meurt sur la table, pas dans un paysage enneigé.


Ici, Onéguine est moins cynique, il n’est pas trop arrogant. Tout simplement, il n’est pas ce que Tatiana avait imaginé de lui. Il ne sait pas découvrir la Tatiana qui deviendra Mme Grémine, la grande bourgeoise ou aristocrate qui finalement peut lui plaire dans son petit ou grand côté snob de propriétaire rural. Mais la déception de Tatiana est une affaire à elle, parce qu’elle avait vu un Onéguine qui n’existait pas. Le dessin d’Olga et Lenski est délicat, mais plein d’humour... qui conduit à la folie. Pauvre Lenski, il veut attirer l’attention à tout prix, il vole ses couplets à M. Triquet, il fait le clown, il réalise un drôle de défi. Le duel, une pratique trop en vigueur au temps de Pouchkine, est difficile à justifier aujourd’hui, ce n’est pas trop crédible. Tcherniakov change aussi l’icône du duel. Andrea Berth, dans sa mise en scène de Salzbourg 2007, changeait aussi le sens du duel, quoique dans une direction tout à fait différente. Très caractérisées, Larina et Filipievna mènent le côté foyer, le côté maison... du côté de chez Larina. Cette caractérisation s’étend vers tous, voire les figurants, qui ont des rôles précis, concrets, on dirait que, tout comme dans la grande tradition un peu puritaine des meilleurs temps de Stanislavski, chaque figurant a une biographie, une étude du gestus social de son personnage, inconnues pour les spectateurs, mais agissantes pour son jeu (tout semble rappeler une lointaine et légendaire mise en scène des Bas fonds de Gorki).


Tcherniakov appartient au même pays où sont nées la théorie et la pratique d’un nouveau théâtre qui affectionnait un type de vérité théâtrale incorruptible: le pays de Stanislavski, le pays de Nemirovitch-Dantchenko. Le pays où Tchékhov n’est pas lent, n’est pas lourd, n’a pas trop de personnages accablés les uns par les autres, mais avec des rires, des jeunes gens qui courent dans les chambres et par la campagne. Parce que les chagrins et les frustrations sont à l’intérieur, et ne surgissent que de temps en temps. Tout comme ici, dans l’Onéguine de Tcherniakov.


On a parlé souvent de la «tchékhovisation» – on voudra bien pardonnera le néologisme – d’Onéguine. Si Tchaïkovski a éloigné l’action du temps de Pouchkine, la tradition a éloigné l’opéra du temps voulu par Tchaïkovski. Il y a les Onéguine grand opéra et les Onéguine «tchékhovisés». C’est la faute au monde de Tchékhov dans Les Trois Sœurs, Oncle Vania et La Cerisaie; mais cela appartient a une tradition du théâtre russe: avant Tchékhov, par exemple, Un mois à la campagne, de Tourgueniev; juste après, Les Estivants, de Gorki. C’est la tradition, surtout, du Théâtre d’Art de Moscou.


En plus... ils chantent. Notamment, peut-être. Onéguine n’est plus un cynique, un homme superficiel. Rien à voir avec l’antihéros de Pouchkine ou Lermontov. Un changement radical. Et cela force le chanteur, le formidable baryton polonais Mariusz Kwiecien, tout comme le Biélorusse Vladislav Sulimski, à un changement d’image vocale: registre, portée, ligne, construction du personnage. Onéguine humanisé?


On dirait que Tcherniakov aime les petits anges (pour ainsi dire): Monogarova et Scherbachenko sont maquillées de la sorte, tout comme la Polina du Joueur de Prokofiev à Berlin, où Tcherniakov conférait à une femme trouble une apparence céleste (Kristine Opolais). Mais l’ange-Tatiana devient la femme adorée par la nouvelle Nomenklatura, tout un apprentissage. Son roman est un Bildungsroman. Les voix de ces deux sopranos formidables ne nous feront pas oublier les voix de Vichnevskaïa, Jourovskaïa, Milashkina, Kruglikova, du temps jadis et enregistrées, même Makvala Kasrashvili, ici Larina, autrefois Tatiana; mais leur lyrisme, leur lignes belles et douloureuses, leur présences vocales et d’actrices sont des nouvelles références qu’on n’oubliera pas non plus.


Mais... Lenski? Malgré le changement presque révolutionnaire de la vision de ce personnage sympathique, touchant, bienaimé de nous tous, Alexey Dolgov est un ténor d’un lyrisme profond et au même temps éclatant. Ses deux moments («Je t’aime, Olga» et l’aria avant le duel) nous séduisent, tout comme la veille femme qui écoute son air, et rigole, et pleurniche et donne de la distance (la distance, pas brechtienne, mais pudique et intimiste, est un signe distinctif de cette mise en scène). C’est étonnant de voir l’Australien Andrew Goodwin soutenir la comparaison, être un Lenski aussi beau dans sa folie poétique que le Russe de souche (mais il faut dire Goodwin a étudié à Saint-Pétersbourg dès ses débuts).


Mansirova et Volkova sont, plus que jamais, des très vivaces et sympathiques sœurs de Tatiana, leur image opposée. Les graves sont parfois trop exigeants pour elles. Les deux Grémine sont un peu décevants. Kotscherga est un luxe, et il a été tous les grands barytons-basses du répertoire russe, mais... Ici, Grémine n’est plus la personne noble de caractère où Tchaïkovski projetait sa volonté de protéger Tatiana (Antonina Ivanovna!), mais un personnage trouble et en même temps open-minded qui n’a pas d’objections à l’entretien définitif d’Onéguine et Tatiana pour achever l’histoire une bonne fois pour toutes. Donc, Kotscherga et aussi Naumenko, sont un peu hors de la tradition et dans un no man’s land incertain. En outre, ils ont aussi quelques problèmes dans le grave. Larina et Filipievna sont chantées par de bonnes comédiennes, très sympathiques, et qui ne chantent pas faux tout le temps.


En conclusion: de bonnes et parfois très belles voix, du théâtre insurpassable, de la vérité scénique, un spectacle émouvant dans ses détails. Les détails, nombreux, ne peuvent pas être exprimés dans un compte rendu qui, d’ailleurs, est déjà trop développé.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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