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Nicolas Stavy : Maître absolu de l’émotion

La Roque
Parc du château de Florans
08/03/2010 -  
Frédéric Chopin : Sonate n° 2 en en si bémol mineur op. 35 «Funèbre» – Barcarolle en fa dièse majeur op. 60 – Deux Nocturnes op. 62 – Polonaise-Fantaisie op. 61

Nicolas Stavy (piano)


N. Stavy (© Xavier Antoinet)


Y a-t-il des mots pour décrire le miracle absolu que fut le concert donné par Nicolas Stavy au festival de La Roque d’Anthéron? Je ne connaissais guère auparavant ce pianiste que par un disque, un récital Chopin capté en public au Grand Duché du Luxembourg (Paraty): «un enchantement de la première à la dernière note», avais-je écrit en substance dans une critique pour la revue Classica, notamment dans la si subtile Troisième Sonate de Chopin, dont j’avais jadis écouté quelques 60 versions, pour aboutir avec des confrères du magazine Répertoire, à la conclusion que presque aucun pianiste ne s’y montre satisfaisant, et qu’aucun n’y parvient ne serait-ce qu’à la cheville de Dinu Lipatti – quelques années avant de recevoir cette gravure fabuleuse de Stavy (pour être complet, entretemps parurent quelques lectures remarquables mais souvent «particulières» : Argerich 1965, retrouvé dans un tiroir par EMI (!), Nelson Freire (Decca) ou Katia Skanavi chez Lyrinx). Néanmoins, je me posais la question au sujet de Stavy: cet enregistrement prodigieux, est-ce LE concert de sa vie, un moment de grâce unique qui ne se reproduira peut-être plus jamais? D’où un mélange d’espérance et de crainte d’une cruelle déception avant ce récital de fin d’après-midi.


Pourtant, les choses ont bien mal commencé: retardé par des embarras de circulation à Aix, et malgré un sprint en forme de spéciale de rallye dans les routes sinueuses de l’arrière-pays, j’arrive quelques minutes en retard, particulièrement stressé, et suis obligé d’écouter le début de concert au pire endroit, pratiquement à l’extérieur, parmi les ouvreuses et les secouristes, avec une cigale déchainée à un mètre au-dessus de mes oreilles, dans les volutes un vent plutôt taquin, alors que retentit dans le lointain l’Agitato de la Deuxième Sonate de Chopin. Première surprise, même dans ces conditions acoustiques déplorables, le chant déployé par Stavy arrive à s’imposer. Je n’avais constaté cela qu’une fois, des années auparavant, en écoutant presque du même emplacement, Nelson Freire, un maître du cantabile lumineux, alors qu’il y a des pianistes qu’on entend mal même à la meilleure place! Mais Stavy réussit lui en outre à faire passer l’emportement tumultueux, rageur, et comme des blocs sonores d’une noirceur oppressante, au prix d’un jeu quelque peu rugueux par ailleurs. Et puis s’élève la mélodie Più lento du Scherzo, sublimement chantée, et l’émotion vous prend à la gorge, les larmes vous viennent aux yeux, et ne cessent plus, il faut bien le confesser, pendant presque tout le récital! Ces pages rebattues, que j’ai dû entendre des centaines de fois en disque et au concert, très souvent en bâillant d’ennui, et notamment cette «Marche funèbre» tellement galvaudée et caricaturée, voilà soudain qu’elles reprennent vie, qu’elles retrouvent leur force originelle! Marche portée par un souffle immense dans la déploration, habitée d’un poids de souffrance colossal dans chaque accord sourd, dans chaque accent. Et la section médiane en bémol majeur, d’une pureté miraculeuse, d’une infinie nostalgie, comme d’une douceur exténuée, avant le Presto final qui vous glace de stupeur, course à l’abîme, dissolution dans le néant.


Heureusement écoutées d’une place normale et donc acoustiquement beaucoup plus convenable (malgré les cigales et les sautes de vent), suivent des pages tardives de Chopin, que j’ai toujours estimées très étranges et complexes d’écriture, très difficiles de compréhension et d’écoute, dont cette Barcarolle qui semble souvent insignifiante sous tant de doigts. Nicolas Stavy y révèle, comme dans tout son récital, un art prodigieux de capter l’attention de l’auditeur, comme un magnétisme irrésistible qui fait que l’on n’a absolument aucun effort de concentration à effectuer pour suivre la moindre inflexion du discours. D’où un sentiment d’évidence absolue dans le déroulement et l’expression de la musique. D’emblée, la Barcarolle touche le cœur, très loin d’une évocation vénitienne pittoresque et anecdotique. Un instant, la mélodie semble se chercher, avec désolation devant l’impuissance de dire, puis s’élève une phrase infiniment nostalgique, d’une beauté transcendante, qui évolue vers une douleur rageuse. Tout au long, Stavy pétrit la chair vive de l’émotion.


Les subtils Nocturnes op. 62, malgré les errances parfois de leur ligne, reçoivent une limpidité de chaque instant, avec des moments inouïs: à la fin du Premier, une phrase lumineuse, en majeur, nous émeut pourtant au plus profond, comme l’expression d’une bonté qui pardonne tout. Et le Second, d’un chant pénétrant, d’une douceur déchirante, après un moment d’emportement houleux, lorsque les quelques dernières notes s’éteignent peu à peu, nous brise le cœur.


La Polonaise-Fantaisie relâche un moment l’émotion, en son début, au profit d’une forme de méditation, kaléidoscope erratique d’impressions, d’idées, d’images, de souvenirs (tellement difficile à défendre en concert!), semblable à une réflexion sur les destinées des peuples et des individus. Stavy en épouse à la perfection tout les méandres, pour nous mener à nouveau sur des sommets bouleversants.


En bis, l’Arabesque de Schumann, jouée avec une douceur, une simplicité, une innocence presque enfantines, comme pour apaiser les trop fortes émotions prodiguées. Avant la coda, Stavy prend le risque d’un long silence, et miracle! aucun auditeur distrait n’applaudit, et tous attendent religieusement bien après que les dernières notes ne meurent dans l’air du soir pour briser l’enchantement, en osant enfin émettre un claquement de main. Il me semble que tous les auditeurs sont trop profondément émus pour avoir la force d’applaudir bruyamment, de réclamer d’autres bis.


Ayant eu la chance d’entendre en récital Kempff, Arrau, Serkin, Richter, Brendel, Pollini et tant d’autres, JAMAIS je n’avais ressenti tout au long d’un concert une émotion semblable. Evidemment, dans le difficile exercice de la critique musicale on est taraudé par le scrupule des interférences avec ses propres états émotionnels. Avec les disques, c’est facile, on peut comparer avec d’autres versions et y revenir plus tard, exercices de corroboration que ne permet pas le concert. Mais ce soir-là suivait justement un récital du célébrissime Nikolaï Lugansky, débutant lui aussi par Chopin. Verdict: malgré un jeu fluide, élégant, techniquement impeccable, presque aucune émotion! Décidément, c’est bien Nicolas Stavy qui est un mage, qui semble comme habité par l’esprit du compositeur, ou de la Musique elle-même.


Ce concert est diffusé par France-Musique jeudi 5 août à 9 heures. Il va de soi qu’il est à écouter et à enregistrer toutes affaires cessantes.



Philippe van den Bosch

 

 

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