About us / Contact

The Classical Music Network

Paris

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

La Ville n’est pas morte

Paris
Opéra Bastille
10/03/2009 -  et 9*, 13, 16, 19, 22, 24, 27 octobre 2009
Erich Wolfgang Korngold : Die tote Stadt, opus 12
Robert Dean Smith (Paul), Ricarda Merbeth (Marietta), Stéphane Degout (Frank, Fritz), Doris Lamprecht (Brigitta), Alexander Kravets (Graf Albert), Elisa Cenni (Juliette), Letitia Singleton (Lucienne), Alain Gabriel (Victorin), Serge Luchini (Gaston)
Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Paris, Maîtrise des Hauts-de-Seine/Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris, Pinchas Steinberg (direction)
Willy Decker (mise en scène), Meisje Barbara Hummel (réalisation de la mise en scène)


(© Opéra national de Paris/Bernd Uhlig)


Enfin ! Voici La Ville morte à l’Opéra, après le passage au Châtelet, en 2001, de la production de l’Opéra du Rhin. Chef-d’œuvre d’un Korngold de vingt-trois ans (1920), commencé à dix-neuf, cet opéra en trois tableaux témoigne d’autant plus de l’originalité du compositeur qu’il dépasse les influences dont il avoue la trace, de Strauss à Puccini en passant sans doute par l’opérette viennoise, se situant près de Schreker – dont il connaissait à coup sûr Le Son lointain et Les Stigmatisés – pour l’originalité de son post-wagnérisme au lyrisme débordant. Une double exigence, du coup, pour le chef d’orchestre : l’œuvre flamboie dans la luxuriance sonore, mais reste formidablement théâtrale – ce n’est pas un hasard si Korngold, dans son exil américain, s’illustra dans la musique de film. Mais La Ville morte reste, comme Bruges la morte de Rodenbach, un opéra de la douleur du deuil : le héros, croyant retrouver sa femme défunte sous les traits d’une danseuse, ne parvient pas à prendre conscience du caractère irréversible de sa disparition, muré dans le déni et le fantasme, jusqu’à son réveil cathartique au dénouement – chez Rodenbach, Paul étranglait pour de bon Marietta avec les cheveux de la défunte. Freud n’est pas loin.


Pinchas Steinberg contourne les deux pièges. Par sa direction claire, analytique, il résiste à la tentation du pur hédonisme sonore et décante admirablement l’instrumentation entêtante de Korngold, notamment dans le tempétueux Prélude du troisième tableau. Et il met surtout l’orchestre – magnifiques musiciens de l’Opéra – sous pression, pour imprimer à la représentation un rythme, une tension jamais relâchés, avec une violence quasi insoutenable dans le troisième tableau pour l’affrontement entre Paul et Marietta, où l’on pense à la fois à Stravinsky et au Strauss d’Elektra. Le seul reproche qu’on pourrait adresser à cette superbe exécution serait d’éluder un peu le côté viennois d’une partition qui, au-delà de la fameuse chanson de Marietta « Glück das mir verblieb » ou de la sérénade de Pierrot « Mein Sehnen, mein Wähnen », devenus presque des « tubes », s’inscrit dans le contexte musical de la capitale autrichienne – au point d’inspirer très tôt des métaphores pâtissières.


Vocalement, La Ville morte porte la marque de son temps, exigeant pour les deux protagonistes des voix longues et endurantes, d’une puissance wagnérienne et d’une souplesse mozartienne, en particulier dans le haut medium ou l’aigu sans cesse sollicités. Rappelant un peu Ben Heppner, Robert Dean Smith, même s’il atteint les limites de ses réserves et a parfois du mal à résister au déferlement orchestral, maîtrise bien la tessiture de Paul, grâce à une grande aisance dans l’émission, ne s’époumone jamais, phrase subtilement, s’identifiant bien et sans effets véristes à l’aliénation du héros. En entendant Ricarda Merbeth, on pense aussitôt à l’Impératrice de La Femme sans ombre - qu’elle a d’ailleurs chantée à Toulouse – par la luminosité de l’aigu et la chaleur du timbre. Elle aussi sort victorieuse de l’épreuve, malgré un médium parfois un peu écrasé par l’orchestre, superbe dans le redoutable troisième tableau où l’agressivité de Marietta, pour le coup, fait penser aux éclats de rage de la Teinturière. Doris Lamprecht, qu’on avait si peu aimée dans l’opéra-comique français, donne sa mesure en Brigitta à la fois rigide et protectrice, avec une voix homogène pour une tessiture souvent tendue. Le Franck et le Fritz de Stéphane Degout confirment à quel point il a assimilé les canons du chant allemand, qu’il s’agisse de la conversation en musique ou de la sérénade de Pierrot, où la sensualité du timbre et le charme de la ligne se rapprochent de cette couleur viennoise si particulière.


L’Opéra a repris la production de Vienne de 2004, qu’on a pu également voir à Salzbourg. A son habitude, Willy Decker dirige minutieusement les chanteurs et reste au plus près du drame, même s’il cantonne ici la fiction dans la chambre de Paul, sans cesse ramené au souvenir obsédant de la disparue par le portrait et la chevelure, refusant la vérité de la mort : tout se passe ici à l’intérieur d’une conscience aliénée et fétichiste, écartelée entre le rêve et la réalité, la vie et la mort, taraudée par la culpabilité comme une ville exorcisant sa hantise de la damnation dans des processions de pénitents – Brigitta elle-même y prend la place du Christ crucifié pour sauver l’âme de son maître. Le metteur en scène évite ainsi de succomber à la tentation naturaliste, il privilégie le symbolisme des profondeurs : la ville n’est que la projection du moi de Paul. Il joue admirablement sur les effets de miroir, sur la dualité des plans, sur l’ambiguïté des symboles : lorsque Marietta, au troisième tableau, exécute une chorégraphie sacrilège avec la chevelure adorée, sa robe blanche et son crâne chauve ressuscitent la morte qui semble entraîner Paul dans une danse macabre. L’opposition est d’ailleurs fréquente entre le blanc et le noir, surtout pour les figures de la commedia dell’arte, dans cet univers où le décor de la chambre se déconstruit à l’image du cerveau névrosé de Paul.


Justice est donc rendue à La Ville morte – et à Korngold en général, à travers un remarquable et passionnant cycle de musique de chambre. On pourrait maintenant s’intéresser à Violanta (1916) ou, plus encore, au Miracle d’Héliane (1927).



Didier van Moere

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com