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Le triomphe du Baroque et du Sensuel

Madrid
Teatro Real
11/02/2008 -  et 4, 5, 6, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 15, 16 novembre
Georg Friedrich Haendel: Il Trionfo del Tempo e del Disinganno
Isabel Rey (La Beauté), Vivica Genaux / Anna Bonitatibus (Le Plaisir), Marijana Mijanovic / Romina Basso (Il Disinganno), Steve Davislim / Kobie van Rensburg (Le Temps)
Orquesta Sinfónica de Madrid, Paul McCreesh (directeur musical)
Jürgen Flimm (mise en scène), Erich Wonder (décors), Florence von Gerkan (costumes)


(© Javier del Real)


Coïncidant avec certaine victoire politique d’outre Atlantique, la présentation au Teatro Real de Il Trionfo del Tempo e del Disinganno de Haendel ne manque pas d’ironie (involontaire), surtout dans un pays comme le nôtre qui a longtemps méconnu le genre Baroque.


On a dit déception. C’est un terme approximatif ; il n’y a pas de mot en français pour Disinganno. En espagnol on dit desengaño. Des mots proches, certes, mais pas exacts, en français non plus : désillusion, déception, désenchantement. Ces mots ont des équivalences en italien et en espagnol. Le Disinganno est différent, peut être les Français n’ont-ils jamais eu besoin d’un tel concept. C’est un « disinganno » avec la vie, avec ce qu’on croyait de soi-même, non une déception d’autrui. On entre déjà, sans s’en rendre compte, dans le pessimisme du Baroque, grâce au « disinganno ».


En pensant que la carrière de Haendel ne vient que de commencer, qu’il a devant lui encore 52 ans de vie pleine de travail, de création, on peut se demander s’il croyait vraiment au triomphe de la déception. Ainsi que l’auteur du livret, le Cardinal Pamphili. Peut-être la Rome catholique de la Contre-réforme, un peu païenne, assez mécréante, faisait-elle semblant d’y croire. Mais le Baroque du Haendel du premier Trionfo (il y en a encore deux, remaniés en 1730 et en 1757, 50 ans après, c’est tout dire !) utilise les allégories du Christianisme baroque pour un spectacle humain, trop humain. L’Illustration n’est pas encore arrivé, et la Contre-réforme a deux visages : le visage intégriste (pour ainsi dire) et le visage pré-illustré. Par exemple : Calderón, le tragique, le comique, l’allégoriste, le littérateur pré-illustré et contre-réformiste. Avec le triomphe de Haendel pendant plus d’un demi-siècle, on se trouve peut-être devant le triomphe d’une force de l’Illustration avant la lettre qui prépare la victoire des Lumières. Donc, les trois Trionfi de Haendel nous font un clin d’œil ; ce n’est pas de l’anachronisme, mais de la distance nostalgique. Autrefois on y croyait : « o tempora, o mores » !



Mais s’il en va ainsi de l’esprit, la lettre, elle, est rigoureuse : « vanitas, memento mori, sic transit gloria mundi », etc. Et nous avons deux personnages qui harcèlent la fille, appelée Beauté, et qui réussissent à la convaincre. Elle quitte son fiancé, appelé Plaisir, et elle s’en va avec ce drôle appelé « le Temps ». L’allégorie comme code et le message comme idéologie sont trop éloignés des valeurs de notre temps. Le réalisme n’admet pas des personnages comme le Temps, le Plaisir… ou l’Amour, la Pauvreté, ou la Sagesse… Le réalisme se moque des allégories du temps jadis ; d’ailleurs, ce ne sont pas des inventions du Baroque, quoiqu’elles aient trouvé au XVIIe siècle leur plus large expression… Il y a toujours eu des allégories, mais le Baroque et son « pessimisme-de-l’homme » déguisé « d’optimisme-du-transcendant » en a fait ses icônes préférées. Les allégories vont battre en retraite juste après, avec le goût bourgeois, au profit des péripéties buffe ou même larmoyantes, où les personnages auront… de la psychologie!


« Marquise », prévient Corneille, qui est comme le temps et le disinganno dans un seul personnage. Mais Brassens, on le sait bien, prête à la jeune Marquise, une réponse, trois siècles après, une distance qui permet l’ironie et le sarcasme, mais jamais le dialogue : « J’ai vingt-six ans, mon vieux Corneille, et je t’emmerde en attendant ». Voilà ce que notre Beauté ne saurait jamais répondre, elle vit entourée d’un rejet du carpe diem, idéologiquement, au moins. Et c’est grâce à cela qu’on a un drame comme Il Trionfo. Un drame dont on connait le développement, la crise et le dénouement, avant même d’entrer au théâtre. Autrefois, il en allait ainsi. On voulait démontrer, plus que raconter. Une démonstration, s’il en fût, des vérités de la Religion.


L’action est, comme on dit aujourd’hui, « prévisible » : on la connaît depuis le début le conflit, crise et catastrophe (le dénouement). Erreur ! Ce serait méconnaître les éléments du drame allégorique. Le titre nous dit déjà la fin, les auteurs ne veulent pas nous infliger une intrigue avec du suspense. Non, pas du tout ! Le triomphe du Temps et du Disinganno. On n’assiste pas à une intrigue qui nous mènerait vers un dénouement ou une catastrophe. On assiste à la mise en drame et en musique d’une vérité bien connue, mais que les êtres humains, hélas, veulent oublier. Le triomphe est le triomphe de la protagoniste sur elle-même, voilà tout. Elle renonce au monde, au démon, à la chair, elle va vers Dieu.


Et la mise en scène de Flimm est un pari très difficile. Flimm n’aime ni le « Temps » ni le « Disinganno », mais il ne force pas le texte, comme aiment le faire beaucoup de ses collègues. D’ailleurs, ce n’est pas un opéra, mais un oratorio avec un certain sens de la situation dramatique. Ni la musique, ni le texte ne sont faits pour une mise en scène ; à la rigueur, ce qu’on appelle aujourd’hui une « mise en espace ». Flimm dialogue avec l’apparence de rigorisme de Pamphili et aussi avec la sensualité de Haendel commune à tout le Baroque sonore. C’est un dialogue où Flimmil demande, questionne, essaie de comprendre. Il ne se moque pas du passé, il ne prend pas le chemin trop facile de l’insolence du présent en face du passé. Et il nous approche ces types (ils ne sont pas des personnages, on l’a vu, ils sont des allégories, des « types ») dans un grand café style années 30-40 (excellents décors de Erich Wonder), au début plein d’élégance, de glamour, avec des femmes et des hommes très beaux. On dirait le royaume du personnage qu’on appelle Plaisir. On dirait la scène la plus appropriée pour le personnage appelé Beauté. Flimm ne déplace pas cette pièce à notre époque, peut-être parce qu’aujourd’hui le « carpe diem » est chose commune, quoiqu’on connaisse les ravages du temps et de la déception. C’est un rendez-vous avec Haendel et Pamphili dans le no man’s land du luxe d’un grand café de 1938 ou 1948 ? Ni très proche, ni trop lointain.


Il y a l’apparence d’un triangle : est-ce qu’on est devant une comédie de boulevard aux transcendances inouïes ? Un couple (La Beauté, Le Plaisir) dont l’harmonie est menacée par deux intrus. Certes, l’intrus (Le Temps), est appuyé par un complice (Il disinganno). Le Temps est une espèce de jeune premier trop savant et le Disinganno une entremetteuse. Et Flimm est là : il comprend ce qui se passe. Il comprend la décision de la Beauté, et il assiste même à sa conversion en nonne. C’est comme si Flimm disait : je vais essayer de comprendre vos croyances à vous, Pamphili et le jeune Haendel, même si vous avez commencé à ne plus y croire du tout.


On assiste à un decrescendo du glamour, qui va de pair avec la musique : on passe du charme de la première partie au dépouillement de la deuxième. Les belles femmes, les modèles qui défilent sur la passerelle, les copains qui font leurs retrouvailles, les demi-mondaines, tout cela disparait pendant la première moitié. Et les garçons de café donnent le coup de grâce au dépouillement de la scène en enlevant les nappes violemment, en retirant les chaises, les tables. Le grand café est désert et déserté. En même temps, la Beauté, après avoir vécu comme Marilyn, comme Simone Simon, comme Jean Harlow, devient une nonne. Elle chante sa dernière aria avec une délicatesse, une profondeur et une introspection qui mènent la voix d’Isabel Rey à des points très bas des gammes dynamiques et l’engagent dans des filati qui ne sont plus belcantistes, mais un portrait de l’humilité, du repentir, du recueillement.


Mais la richesse de la mise en scène de Flimm va plus loin, encore plus loin. Tous les détails qui enrichissent le spectacle et lui donnent des nuances et encore plus de sens : l’ange clochard, l’homme à la tête d’une autre planète, la mariée qui danse, les quatre bonshommes qui portent l’hiver en eux, les mafiosi arrogants, les enfants…



Tout ceci est très bien. Mais, les voix, et l’orchestre, et la baguette ?



L’importance de la mise en scène de Flimm, est sans doute le plus intéressant de ce spectacle, ce qui ne saurait nous faire oublier qu’on est à l’opéra. L’orchestre et McCreesh ont essayé de trouver un compromis entre la conscience que l’on a aujourd’hui du son Baroque et les performances d’un orchestre symphonique. Ils n’y ont pas tout à fait réussi. Souvent trop lent, parfois ennuyeux, McCreesh a du goût et il excelle dans les moments les plus animés, les plus vivaces, mais il n’y parvient que rarement. Certains l’ont sévèrement condamné, injustement. Il y a plus de beauté dans certains paris perdus que dans des réussites sans courage.


En général, les voix n’étaient pas non plus à la hauteur de la mise en scène. Nous avons vu et entendu les deux distributions. La deuxième était préférable, avec Anna Bonitatibus en Plaisir, une voix de soprano forte, avec des graves, une lyrique-spinto aux couleurs dramatiques, aux vocalises d’une incontestable musicalité. On n’a pas entendu la Suédoise Ingela Bohlin, souffrante, mais c’est Isabel Rey qui a assyré dans les deux distributions. Belle voix, mozartienne de haut vol, sans toute fois être la voix la plus appropriée pour le rôle de Beauté, et peut-être le Baroque. Dans la deuxième distribution, c’est Romina Basso qui interprétait Il Disinganno, formidable contralto italienne à la voix exquise, qui sait bien s’obscurcir, même si le volume sonore n’est pas toujours au rendez-vous. Mais on sait bien ce qui se passe de nos jours avec les voix graves, quelles que soient les écoles. On peut être assez satisfait de Basso.


Spectacle d’une grande beauté, qui arrive à Madrid quatre ans après Zurich. Après Un Ballo in maschera d’un très bon niveau pour l’inauguration de la saison, et juste avant une Kat’a Kabanová très attendue, ce spectacle controversé, débattu, apporte de la vie au nouveau Teatro Real dans la onzième saison, annonce une programmation riche et audacieuse.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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