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Bouilly ou Kafka ? Beethoven, simplement.

Strasbourg
Opéra du Rhin
06/15/2008 -  et les 18, 21, 24 et 26* juin à Strasbourg ; à Mulhouse (La Filature) les 2 et 4 juillet
Ludwig van Beethoven : Fidelio
Jorma Silvasti (Florestan), Anja Kampe (Leonore), Patrick Bolleire (Don Fernando), John Wegner (Don Pizarro), Jyrki Korhonen (Rocco), Christina Landshamer (Marzelline), Sébastien Droy (Jaquino)
Chœurs de l’Opéra National du Rhin, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Marc Albrecht (direction musicale)
Andreas Baesler (mise en scène), Andreas Wilkens (décors), Gabriele Heimann (costumes), Max Keller (lumières)


(© Alain Kaiser)


À l’ouverture du rideau on éprouve vaguement l’impression de s’être trompé d’opéra : un univers soigneusement rangé, composé de centaines de tiroirs alignés jusqu’à des hauteurs vertigineuses, sur lequel règne une escouade de secrétaires affairées à classer des fiches et des dossiers. Ce décor serait parfait pour l’Affaire Makropoulos (on y retrouve jusqu’aux échelles immenses qui coûtèrent la vie au ténor Richard Versalle, quand il en tomba brutalement au début d’une représentation de l’ouvrage de Janacek au Metropolitan Opera…). Mais heureusement ce soir personne ne monte aux échelles et c’est bien à une représentation de Fidelio que l’on va assister, drame où pour une fois l’emprisonnement résulte davantage de l’affairement d’une bureaucratie tentaculaire que de la contrainte physique du fil de fer barbelé. Tout ici est propre, méticuleusement aligné, le désordre semblant réservé à l’étage du dessous, en l’occurrence le cachot de Florestan, sorte de citerne/poubelle, lieu d’oubli où atterrissent au fur et à mesure les effets personnels des nouveaux prisonniers, vêtements civils accumulés à l’infini et semblant se dissoudre progressivement en un tas de feutre de dimensions surréalistes.


Un monde implacable, aux connotations absurdes ouvertement kafkaïennes, où déchirer une simple fiche semble avoir sur le destin d’un être humain bien davantage de conséquence que des sévices physiques… Pourquoi pas, effectivement, installer Fidelio dans cette dimension là ? Globalement la construction fonctionne, mais surtout parce qu’elle se révèle finalement assez peu contraignante et laisse se jouer l’anecdote conventionnelle du livret sans lui faire subir la moindre altération. Les costumes sont certes actualisés, mais en définitive c’est bien à un Fidelio classique que l’on assiste, l’emprise très forte du décor permettant simplement d’unifier le propos. Symptôme révélateur : l’essentiel du « message » de la production, à savoir la dénonciation du potentiel d’enfermement que peut secréter une société bureaucratique, ne réussit à trouver sa place nulle part, le metteur en scène se trouvant contraint de l’expliciter par une pantomime qu’il «case» à l’un des seuls moments où il ne se passe rien dans le livret… À l’arrière-plan pendant l’air de Marzelline. Aucun rapport entre le chant et ce qui se passe derrière : c’est là l’un des tics les plus agaçants du Regietheater en vogue (l’horripilant Hans Neuenfels s’y complait systématiquement depuis longtemps, Krzysztof Warlikowski prend aujourd’hui le relais… on ne peut s’empêcher de trouver le système dérangeant, perturbant, obligeant le spectateur à se poser mille et une questions à des moments où il lui serait beaucoup plus profitable de simplement écouter !).


Heureusement Andreas Baesler sait diriger ses chanteurs/acteurs en bon professionnel de la scène. Heureusement aussi son décorateur est habile, les tons chauds patinés et les belles perspectives du décor rendant le dispositif, de surcroît bien éclairé, très agréable à regarder. Quant au coup de théâtre du dernier tableau, le rideau s’ouvrant sur les mêmes alignements de tiroirs mais cette fois dévastés, renversés, vidés de leur contenu qui tombe comme une grande averse de papiers, il est magnifiquement réussi. Tableau final faussement optimiste d’ailleurs, l’aveuglement ultime des chœurs par une lumière très forte semblant indiquer que les dérives totalitaires n’ont pas fini de sévir. Tout comme dans le Fidelio mis en scène par Chris Kraus à Baden-Baden il y a deux mois (lire ici), la naïveté de l’idéalisme beethovenien n’est pas acceptée. Cela dit, les moyens utilisés à Baden-Baden nous semblaient plus imaginatifs et nouveaux, même si l’inexpérience de Chris Kraus par rapport au monde de l’opéra les privait d’une partie de leur efficacité. À Strasbourg le travail d'Andreas Baesler fonctionne à l’intérieur d’un système plus prévisible (le Regietheater s’est désormais enfermé, lui aussi, dans des codes référencés et des modes de pensées extrêmement stricts, il suffit d’essayer de lire dans le programme l’entretien dogmatique voire intellectuellement stérile entre le metteur en scène et sa dramaturge pour s’en rendre compte). À ce titre, autant la production de Baden-Baden se révélait prenante, voire oppressante, autant celle de Strasbourg paraît sans réelle surprise dès lors que l’on en a saisi les principales composantes.


Les surprises, en réalité, sont surtout musicales, et elles sont excellentes, l’Opéra du Rhin ayant réussi à réunir une distribution d’une homogénéité exceptionnelle. Même John Wegner, vieux routier wagnérien, déjà fortement usé quand il chantait Klingsor à Bayreuth sous la direction de Pierre Boulez (qui est d’ailleurs présent dans la salle pour cette représentation de Fidelio), impressionne par la projection impérieuse d’une voix laide, d’une noirceur tout à fait en situation. Sa réplique «Er sterbe» à son entrée du II fait réellement peur, et l’air « Welch ein Augenblick » est d’une remarquable méchanceté. Contraste total avec le Florestan stylé de Jorma Silvasti, voix lyrique à laquelle les escarpements pénibles du rôle ne posent aucun problème : un titulaire crédible, qui ne fait jamais passer la souffrance vécue par le personnage par une quelconque tension sur le matériau vocal, toujours d’une remarquable pureté. À cet égard lui avoir associé la Leonore elle aussi lyrique et élégante d’Anja Kampe est pertinent, avec là encore, en particulier dans le célèbre « Abscheulicher, wo eilst du hin» une nette primauté de la musicalité, sans recherche de dramatisation immédiate. Distribution bien complétée par la jolie Marzelline de Christina Landshamer, le Jaquino de Sébastien Droy (un peu gêné par un accent français patent), le Rocco imposant de Jyrki Korhonen, voire le Don Fernando un rien neutre de Patrick Bolleire.


En fosse, cette production de Fidelio marquait la première apparition de Mac Albrecht à l’Opéra du Rhin, à la tête de « son » orchestre. Rendez-vous très attendu, ce d’autant plus que l’on sait l’acoustique de la salle particulièrement redoutable et qu’il était intéressant de savoir comment le chef qui connaît actuellement le mieux l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg pouvait se tirer de ce mauvais pas. Globalement l’expérience est concluante, encore que l’expédient qui consiste à rassembler tous les bois sur le côté droit de la fosse et non plus derrière les cordes ne fonctionne pas bien. On entend mieux ces lignes instrumentales mais la sécheresse de l’acoustique se révèle impitoyable pour la moindre faute d’intonation, ce qui nous vaut une Ouverture peu précise voire assez raide. Ensuite, peu à peu, grâce à l’intense engagement personnel de Marc Albrecht (une « défonce » physique parfois impressionnante, la gestique semblant aller extirper chaque phrase des profondeurs de l’orchestre), de très beaux climats s’installent, l’intensité vibrante du second acte atteignant même de vrais sommets.


Parmi eux, une énergique exécution de l’Ouverture Leonore III, donnée à rideau fermé entre les deux tableaux de l’Acte II, suivant en cela la vieille tradition inaugurée par Gustav Mahler à l’Opéra de Vienne et jugée aujourd’hui un peu désuète, voire abusive. À l’Opéra du Rhin on ne peut s’empêcher de penser que cette Ouverture tombe aussi à point nommé pour des raisons techniques (vu les contraintes d’un plateau vétuste, le changement de décors d’un volume aussi important aurait certainement nécessité une longue interruption, de toute façon). Cela dit, même décriée par certains, une telle interpolation fonctionne très bien, et apporte certainement à Fidelio une dimension supplémentaire. En tout cas, encore une fort belle soirée, qui vient enrichir le bilan flatteur du mandat de Nicholas Snowman à la tête de l’Opéra du Rhin.



Laurent Barthel

 

 

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