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Bregenz

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Féeries pétrolières

Bregenz
Seebühne
08/06/2006 -  
Giuseppe Verdi : Il Trovatore
Zeljko Lucic (Il Conte di Luna), Iano Tamar (Leonora), Marianne Cornetti (Azucena), Carl Tanner (Manrico), Giovanni Batista Parodi (Ferrando), Deanne Meek (Ines), Jose Luis Ordonez (Ruiz)
Orchestre Symphonique de Vienne, Thomas Rösner (direction)
Robert Carsen (mise en scène), Paul Steinberg (décor), Miruna Boruzecu (costumes), Patrick Woodroffe (éclairages)

Le festival de Bregenz est a priori indissociable des bords du lac de Constance, qui lui offrent un environnement naturel privilégié. Cela dit, l’intérêt de cette manifestation autrichienne estivale dépasse de loin le seul succès de ses opéras spectaculaires donnés en plein air. Au fil des années s’y est édifiée une programmation variée, qui fait que de la mi-juillet à la mi-août il se passe toujours quelque chose à Bregenz, et pour tous les publics, du plus novice au plus initié.


Dans l’immédiat après-guerre le festival est parti de quasiment rien : un radeau flottant sur le lac en guise de scène, et des gradins de fortune construits sur les rives. Aujourd’hui, au même endroit, c’est une sur une large esplanade que l’on s’achemine vers la masse d’acier et de verre d’un Festspielhaus récemment rénové. Ce complexe inclut une salle couverte de 1700 places ainsi qu’un vaste amphithéâtre en plein air de plus de 7000 places, hémicycle de béton et de métal construit face à la Seebühne, immense construction sur pilotis entourée d’eau, formant l’une des scènes les plus larges au monde sur laquelle on édifie tous les deux ans un nouveau décor à ciel ouvert.


Techniquement, les défis posés par cet environnement son innombrables. Chaque nouvelle production lyrique donnée sur la Seebühne nécessite plusieurs années de préparation, car tout doit y être conçu au préalable jusqu’au moindre détail, en collaboration avec une lourde équipe d’architectes et de techniciens. Chaque effet de machinerie sera construit à partir de rien, avec son lot de constructions métalliques, de moteurs et de relais électriques, qu’il faudra à chaque fois concevoir et réaliser de A à Z. Davantage qu’un décor, c’est bien une scène entière que l’on construit et démonte ici tous les deux ans, en devant composer de surcroît avec des contraintes naturelles très fortes (la pluie, la possibilité de vents éventuellement violents, la nécessité pour l’ensemble du dispositif de résister au gel et à la neige de tout un hiver…), voire un cahier des charges écologique rigoureux (seuls les bio-matériaux sont autorisés, et aucune pollution du lac n’est tolérée).


Pour les artistes, se produire à Bregenz nécessite aussi un certain courage. La météo du lac de Constance est capricieuse, et même si la Seebühne bénéficie d’un micro-climat qui fait qu’il n’y pleut pas obligatoirement les jours très humides, les contraintes du plein air y sont désagréables voire insolites (tout chanteur ou artiste se produisant à Bregenz s’engage par exemple à savoir nager…). Les musiciens de l’Orchestre Symphonique de Vienne, qui assurent l’ensemble des représentations lyriques, sont heureusement protégés de la pluie. Mais ils ont dû pour cela s’entasser pendant de longues années dans un petit local clos situé sous la scène, invisible du public. Les progrès techniques aidant, ils peuvent aujourd’hui jouer plus à l’aise dans la salle couverte du Festspielhaus (donc, en fait, à une centaine de mètres derrière le public), un système sophistiqué de circuit son/vidéo permettant au chef d’être bien vu des chanteurs partout sur la scène, et au public de percevoir dans de très bonnes conditions un mixage final entre l’orchestre et les solistes. Au fil des années on a pu constater l’amélioration sonore de ces représentations, qui n’ont à présent plus grand chose à envier en naturel à un spectacle non amplifié. En dépit du circuit complexe qu’il accomplit, le chant capté en temps réel sur le minuscule micro de chaque interprète semble vraiment provenir directement de la scène, le son se déplaçant précisément en fonction des mouvements de la scénographie, l’orchestre est lisible, avec de vrais plans étagés, l’acoustique se rapproche beaucoup d’une salle normale sans aucun effet d’électronique… un véritable exploit. Quant à l’humidité, tout est fait pour la combattre: isolation parfaite de tous les matériaux, mais aussi des chanteurs, dont les costumes, coiffures et chaussures sont conçus dans des matériaux spéciaux, susceptibles d’assurer un maximum de confort.


Reste que nous sommes en Autriche, un pays alpin où il pleut relativement souvent. Mais qu’importe, hormis les jours d’orages violents, on joue par tous les temps, et la réussite d’une soirée s’apparente de ce fait assez fortement à une loterie. Dans les meilleurs cas l’ambiance sera idyllique : ciel dégagé, début de représentation sur fond de coucher de soleil, lente installation d’une nuit étoilée, pendant que se déroule la féerie d’un spectacle unique en son genre. Mais il peut aussi en aller tout autrement : une petite pluie fine intermittente, froide, insinuante, et qui ne conduira pas forcément au rempli en salle couverte (hors orages ou averses vraiment très denses). Les chanteurs souffrent stoïquement, sous leurs perruques qui se transforment lentement en gouttières, et le public se blottit frileusement sous ses imperméables (l’usage du parapluie est strictement interdit). Il en découle donc, à l’usage du festivalier de Bregenz, un cahier des charges vestimentaire très strict, même les soirs ou le temps est apparemment beau (en deux heures de spectacle la situation peut changer très vite). En aucun cas de tenue élégante ou fragile, mais au contraire prévoir de multiples épaisseurs de vêtements résistants. Les porteurs de lunettes investiront à bon escient dans une casquette, personne n’oubliera sa couverture, ni son rouleau d’essuie-tout (devoir s’asseoir dans une flaque d’eau n’a rien d’agréable). Quelques variantes possibles, plus rarement vues : la combinaison de ski, le ciré breton… l’opéra en plein air à Bregenz se mérite ! Car ici, le repli à l’intérieur du Festspielhaus, s’il reste une éventualité possible pour les catégories de billets les plus chères, renverra quand même cinq spectateurs sur sept chez eux faute de place : une capitulation qui n’est donc envisagée par la direction qu’en dernier recours.


La représentation d’Il Trovatore vue ce soir-là reste malheureusement le pire souvenir météorologique que l’on garde de Bregenz, avec une pluie fine quasi continue, s’accentuant de plus en plus pendant les vingt dernières minutes. Après plus de deux heures de spectacle (aucun entracte n’est possible), immobilisé sous un amoncellement de vêtements et de couvertures, on aura rarement attendu l’exécution de Manrico avec autant d’impatience… Cela dit, même dans ces conditions extrêmes, l’atmosphère reste magique. L’immense décor de raffinerie pétrolière imaginé par Paul Steinberg permet à l’action de se dérouler à de multiples niveaux, sur des échelles et passerelles métalliques dont la disposition évoque habilement une forteresse médiévale (intéressant jeu de miroir entre impérialisme pétrolier et féodalité : l’ambiguïté est habilement entretenue). Et puisqu’un spectacle à Bregenz se doit de satisfaire l’œil par quelques pyrotechnies bien rôdées, on est particulièrement gâté ici avec ces multiples flammes de torchères qui ne manquent de faire irruption un peu partout dès qu’il est question d’évoquer le monde de la magie et des sorcières. Plastiquement, autant ce décor paraît laid à la lumière du jour, autant ses couleurs orangées et rouille deviennent magiques à la lueur des projecteurs, en parfait accord avec les uniformes bleu vif des soldats et les costumes colorés des gitans : un univers étrange, mécanisé, hostile, militarisé à l’extrême… bref un très beau cadre pour Il Trovatore.


Musicalement, la représentation souffre de l’absence de Fabio Luisi, entendu l’année précédente, et dont le remplaçant Thomas Rösner ne fait guère le poids. Peut-être par manque d’habitude du système particulier de la Seebühne, qui implique, on le rappelle, l’absence de tout contact visuel direct avec les chanteurs hors système vidéo. En revanche la distribution reste d’un niveau très élevé, surtout eu égard au niveau de difficulté de l’une des partitions les plus exigeantes de Verdi. Iano Tamar chante Leonora avec beaucoup de musicalité et une vraie souplesse de phrasé, Marianne Cornetti est une parfaite Azucena pour un spectacle de plein air, un rien fruste mais généreuse, le Manrico de Carl Tanner et le Comte di Luna de Zeljko Lucic semblant dans le même cas, mais avec probablement davantage de possibilités de contrôle vocal.


Après quelques remontants pour tenter de se réchauffer et une bonne nuit de repos, rien n’empêche de goûter ensuite aux aspects moins extrêmes de Bregenz, dont chaque été un nouvel opéra rare, donné en général dans des conditions artistiques exceptionnelles. De ce côté-là on a pu engranger de très riches souvenirs au cours des dix dernières années : le Roi Arthus de Chausson, L’Amore di tre re de Montemezzi, Juliette et une grandiose Passion grecque de Martinu, la plus belle mise en scène que l’on ait pu voir de La Petite renarde rusée de Janacek, un très original Coq d’or de Rimsky-Korsakov, une inoubliable production de Masquerade de Nielsen (immortalisée par le DVD mais malheureusement dans de très mauvaises conditions techniques)… à peu près aucun ratage à déplorer pour ces spectacles destinés cette fois aux initiés mais où il n’est pas si rare qu’un touriste festivalier de la Seebühne vienne s’égarer. Cette année encore, la direction du Festival concilie admirablement originalité et haut niveau artistique avec la première mondiale d’une nouvelle reconstruction de La chute de la maison Usher de Debussy. Et pour l’année prochaine est annoncée, en parallèle avec une nouvelle production de Tosca sur le lac, une mise en scène prometteuse de Death in Venice de Britten. Le Festival de Bregenz n’a aucune difficulté à rassembler chaque année les centaines de milliers de spectateurs qui prennent sa Seebühne d’assaut. Lui reste simplement à asseoir sa légitimité de vraie manifestation lyrique internationale de haut niveau, une réputation qu’il mérite amplement aujourd’hui.



Laurent Barthel

 

 

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