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Titanesque

Paris
Salle Gaveau
03/30/2004 -  
Ludwig van Beethoven : Sonates pour piano n° 30, opus 109, 31, opus 110 et 32, opus 111

Stephen Kovacevich (piano)


Alors que Stephen Kovacevich vient d’achever sa seconde intégrale Beethoven pour EMI, Piano **** le présentait dans les trois dernières sonates (1820-1822) du maître de Bonn. Même si bon nombre de ses musiciens n’ont pu résister à l’envie de relever le défi consistant à gravir cet Everest musical en une seule soirée, la venue du pianiste américain dans un répertoire dont il s’est fait, depuis maintenant plus de quarante ans, l’un des spécialistes les plus justement reconnus valait à elle seule le déplacement. Et, malgré la présence, au même moment, d’Evgueni Kissin au Théâtre des Champs-Elysées – l’on se dit trop souvent que la programmation parisienne réserve de ces choix cornéliens... – le public n’en avait pas moins rempli la Salle Gaveau.


Passionnant de bout en bout, Kovacevich, nullement intimidé par leurs exigences physiques et esthétiques, magnifie ces trois ultimes opus, conçus au même moment, de caractère voisin et formant quasiment un tout indissociable, à la manière des trois «sonates de guerre» (Sixième, Septième et Huitième) de Prokofiev. Très personnelle, exigeante, hors normes, assumant parfaitement sa subjectivité, son approche ne se laisse pas accaparer par les seules questions de forme et n’introduit aucune distance avec les partitions, sans verser pour autant dans le décoratif. Elle est en même temps l’une des plus fidèles qui soient à l’esprit du compositeur, celui – au-delà des clichés – des luttes surhumaines, d’un élan vital irrépressible, d’un message à portée universelle. Bref, l’approche d’un grand... beethovénien.


Dès le Vivace non troppo de la Trentième sonate, Kovacevich produit une grisante sensation de liberté, comme si le texte, à la manière d’une improvisation, naissait au fur et à mesure sous ses doigts, alternant une moelleuse fluidité et une force qui ne fait jamais sonner le Steinway de façon métallique ou trop percussive. D’une rare tension, le bref Prestissimo central oscille entre un romantisme hérité de l’Appassionata et des moments presque erratiques. Dans l’Andante à variations, la démonstration prend un tour encore plus éclatant: le thème d’abord est énoncé avec un art consommé du phrasé, qui suggère une atmosphère religieuse ou de recueillement évoquant Bach, et les deux premières variations sont délivrées avec une extraordinaire minutie. A partir de la troisième variation, il organise un feu d’artifice pianistique (timbres, touchers, puissance, utilisation de la pédale forte, ...) dont la finalité n’est bien entendu pas essentiellement virtuose, même si elle passe par de phénoménales prises de risques. Non seulement il rend ainsi justice au caractère fondateur de ce nouveau langage – qui semble porter en germe tout le piano de Chopin à Messiaen en passant par Schumann, Liszt, Brahms et Debussy – mais il opte pour une conception toute en ruptures, hallucinée, jusqu’au-boutiste, qui sied tout particulièrement à cette musique de l’extrême, où, dans les pics d’intensité, il parvient à faire gronder l’instrument dans un déferlement symphonique qui n’est pas sans rappeler l’orage de la Symphonie Pastorale.


Sans surprise, le Moderato cantabile molto espressivo de la Trente et unième sonate confirme la volonté de Kovacevich de jouer pleinement son rôle d’interprète, alors que tant de ses confrères ou consœurs, que ce soit par respect, par prudence, par inféodation à une école de pensée ou par souci de l’effet, restent à la surface de l’œuvre. Ici, chaque note a certes été pesée, pensée et soigneusement travaillée, mais dans une seule perspective: faire vivre le discours sans le dénaturer. Cette vision se conjugue à une gestion du temps d’une remarquable intelligence, qui vise à déplacer les moments de détente: alors que tout paraît tourné vers l’urgence – les mouvements sont enchaînés sans interruption, tout alanguissement est banni – le pianiste sait placer des respirations, si brèves soient-elles, à des moments inattendus, ce qui leur confère une efficacité dramatique d’autant plus grande. Et le court Allegro molto, dont il souligne les côtés abrupts, traduit bien ce caractère dramatique plus que théâtral de la démarche. Dans le même ordre d’idées, le Finale, qui, au fil de ses atmosphères successives, a quelque chose d’une grande scène d’opéra, avec récitatif, air, péripétie et triomphe conclusif, décrit un itinéraire expressif complet dans lequel tous les éléments sont superbement mis en valeur: conduite impeccable de la ligne de chant, épuisement à la mesure de ce qu’exige alors Beethoven («perdendo le forze»), seconde fugue étourdissante, reflétant on ne peut mieux le combat titanesque remporté par le compositeur.


Avec le Maestoso introductif du premier mouvement de la Trente-deuxième sonate, véhément et péremptoire, Kovacevich place immédiatement l’auditoire in medias res. Tellurique, aux accents martelés, l’Allegro con brio ed appassionato qui suit donne une apparence de désordre, de démesure ou de folie. Comme dans le mouvement homologue de l’opus 109, l’Arietta à variations s’illustre d’abord par l’économie de moyens avec laquelle est exposé ce thème d’une redoutable si simplicité. Menant jusqu’au torrent de la troisième variation, c’est le sens de la construction et la maîtrise des progressions qui frappent ensuite. Mais le plus beau reste à venir, avec les sonorités de rêve, le temps suspendu, les trilles miraculeux des deux dernières variations.


Comme il n’y a hélas pas de Trente-troisième sonate, que peut-on entendre après un tel sommet? Rien, bien évidemment (Brendel parle à son sujet de «prélude au silence»), malgré six rappels, et c’est donc en début de seconde partie que Kovacevich avait, en quelque sorte, offert un bis, le Quasi allegretto opus 126 n° 5 (1824), judicieusement choisi dans un univers très voisin de ces trois sonates, celui des ultimes Bagatelles, sorte de «laboratoire» pianistique du dernier Beethoven. Par son attention à ne pas alourdir le propos, il n’oublie pas que, quelle que soit effectivement la portée de ces pièces, leur titre appelle légèreté et raffinement.



Simon Corley

 

 

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