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Grande messe panthéiste Paris Philharmonie 11/29/2025 - Karlheinz Stockhausen : Montag aus Licht Alphonse Cemin (piano), Iris Zerdoud (Cœur de basset, Eva, cor de basset), Claire Luquiens (Ave, flûte), Joséphine Besançon (Busi, cor de basset), Alice Caubit (Busa, cor de basset), Pia Davila (Muschi), Michiko Takahashi, Marie Picaut, Clara Barbier Serrano (Eve), Josue Miranda (Un marin), Safir Behloul (Un marin), Ryan Veillet (Un marin), Florent Baffi (Lucifer), Elio Massignat (Lucipolype)
Chœur de l’Orchestre de Paris, Richard Wilberforce (chef de chœur), Pierre‑Louis de Laporte (chef de chœur associé), Maîtrise de Radio France, Sofi Jeannin (cheffe de chœur), Maîtrise de Paris, Pierre-Louis de Laporte (chef de chœur), Solistes du Trinity Boys Choir, Nicholas Mulroy (chef de chœur), Jeune Chœur des Hauts‑de‑France, Pascale Dieval‑Wils (cheffe de chœur), Augustin Muller, Etienne Démoulin, Romain Vuillet (réalisation informatique musicale), Florent Derex (projection sonore), Le Balcon, Maxime Pascal (direction musicale)
Silvia Costa (mise en scène, scénographie, costumes), Lila Meynard, Bertrand Couderc (lumière), Nieto, Claire Pedot (vidéo), Marguerite Lantz (costumes), David Hart (assistant à la scénographie), Rosabel Huguet Duenas, Luna Scolari (assistantes à la mise en scène)
 (© Denis Allard)
Point d’orgue du Festival d’automne 2025, Montag aus Licht (1984‑1988) est le jour d’Eve, de la femme et de la lune. Il se compose de trois actes (encadrés par un Salut et un Adieu) qui célèbrent la fertilité, l’engendrement et la perpétuelle renaissance de l’humanité. Des trois voix constituant la formule matricielle (« code génétique », selon Laurent Feneyrou) du cycle Licht, celle d’Eve se distingue par une consonance, « la tierce de l’union ». Précisons que la Formelkomposition, contrairement à un sérialisme de plus stricte observance, repose non pas sur des relations arithmétiques abstraites, mais sur des caractéristiques sonores individualisées et (censément) mémorisables. Il n’empêche : entendre tous ces chanteurs et musiciens jouer par cœur ne laisse pas d’impressionner.
Chez Stockhausen, c’est prima la musica, dopo le parole. Ainsi dans « Les cris des garçons » (Acte I), les parties des basses ont d’abord été écrites rythmiquement avant que le compositeur n’établisse le texte. C’est donc la structure musicale qui génère les actions et les significations langagières – le livret s’y greffe par surcroît. Livret, reconnaissons‑le, passablement ésotérique, conférant à cette journée au climat très contemplatif ses moments de flottement, sinon de longueurs éprouvantes (Acte II) – la représentation dure près de cinq heures avec deux entractes.
A défaut d’éclaircir la « structure très complexe, plus que n’importe quel autre opéra de Licht » (Maxime Pascal), contentons‑nous de pointer quelques moments clés de Montag, conçu pour un effectif pléthorique : quatorze voix solistes, six solistes instrumentaux, acteur, mimes, chœur, chœur d’enfants avec solistes et « orchestre moderne » – une alliance de scènes sonores préenregistrées (bande huit pistes), ensemble instrumental et vocal, claviers électroniques, instruments à vent et percussions en direct. « C’est l’orchestre du futur pour ma musique scénique. Je programme les timbres (les couleurs sonores) dont j’ai besoin et ils appartiennent dorénavant au matériau d’exécution au même titre que les notes », précise Stockhausen cité par Ivanka Stoïanova (*). Que les volumes idéaux de la salle Pierre Boulez et la sonorisation de la partie électronique s’harmonisent à merveille, faut‑il seulement le préciser ici ?
Acte I : on retient la virtuosité des trois sopranos (dont une impressionnante partie en colorature), des trois marins (ténors) et les assauts courroucés de la basse Florent Baffi en Lucifer (sous le nom de Lucipolyte).
Acte II : procession de filles-fleurs-chandelles pour célébrer la lune.
C’est la musique du Klavierstück XIV (dédié à Boulez pour son soixantième anniversaire) qui est destinée à féconder pour la seconde fois Eve et permettre la nouvelle naissance des enfants « artistes et musiciens ». Alphonse Cemin officie au clavier, grimé en perruche, dans cette musique étrange qui n’a plus grand‑chose à voir avec le pointillisme rigoureux des premiers Klavierstücke. Les dernières scènes sont dominées par le dialogue de quatre cors de basset, chapeauté par le Cœur de basset (Iris Zerdoud). On reconnaît là l’écriture mélodique très particulière de Stockhausen pour l’instrument à laquelle nous ont acclimatés les précédents opéras et l’emblématique In Freundschaft (1977).
Acte III : sans doute le plus beau, au terme duquel Eve se métamorphose en montagne, buissons, arbuste, ruisseaux et animaux. Cette « Prozession » (c’est le titre d’une œuvre de Stockhausen datée de 1967) est rythmée par le percussionniste, lequel choisit lui‑même ses instruments. Le nombre d’événements pour des séquences temporelles relativement longues est déterminé par le compositeur. Mais le musicien (excellent Akino Kamiya) peut jouer ces évènements à des endroits différents : il apparaît, joue et disparaît de manière tantôt sobre, tantôt cérémonieuse, parfois humoristique, en changeant tout le temps de comportement et d’instruments. Moment magique que le duo entre Iris Zerdoud (cor de basset) et Claire Luquiens (flûte), où Stockhausen invente un « langage averbal, mystérieux et subtil » (Ivanka Stoïanova), incluant micro‑intervalles, échelles de bruits, superpositions de sons chantés et joués, claquements, flatterzunge et autres processus complexes en interaction continuelle. Troquant sa flûte pour un piccolo, Claire Luquiens se mue en charmeuse d’enfants (avatar du joueur de flûte de Hamelin) dans la troisième et dernière scène, qui réunit plusieurs maîtrises. Les parties vocales des enfants, faites de textes naïfs, d’onomatopées et de glossolalies, imitent et déploient le jeu virtuose de la flûtiste-danseuse.
A l’instar des précédentes Journées, on pourrait penser que la profusion de l’indication scénique de Montag ne laisse comme alternative au metteur en scène que l’aliénation ou l’infidélité. Mais Silvia Costa ne l’a pas vécu comme une contrainte, tant s’en faut : elle y déploie, sous la bannière du vert (couleur du « Lundi de lumière »), un réjouissant imaginaire baigné par la mer. De là cette présence continuelle de la plage et du phare maritime – en lieu et place de la monumentale sculpture de parturiente qu’avait imaginée Stockhausen – au sommet duquel est juchée Eve. Le décalage entre le texte (souvent abstrait) et l’action scénique ouvre le champ des possibles où s’immisce la créativité de la scénographie. Au nombre des « codes » (dixit Maxime Pascal) décrits par le maître de Kürten dans sa partition et qui n’étaient pas réalisables à son époque, figure la magnifique création vidéo de Nieto et Claire Pedot, de la lune sur fond bleu mer de l’acte I à la métamorphose d’Eve en montagne luxuriante de l’acte III en passant par l’aquarium flottant de l’acte II. Mais on n’aura garde d’oublier le charme des costumes, signés Marguerite Lantz, et la fantaisie des accessoires, signés Eugénie Dauptain. Artisan principal de cette grande messe panthéiste, Maxime Pascal se dépense sans compter depuis la coulisse, filmé en direct sur deux écrans destinés aux chanteurs et musiciens sur scène. Soirée mémorable.
(*) Ivanka Stoïanova : Karlheinz Stockhausen. Je suis les sons..., Beauchesne, 2014.
Jérémie Bigorie
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