|
Back
Titanesque Lyon Auditorium Maurice-Ravel 11/21/2025 - Ludwig van Beethoven : Sonate pour piano n° 4 en mi bémol majeur, opus 7 – Bagatelles, opus 126
Johannes Brahms : Ballades, opus 10 – Rhapsodies, opus 79 Grigory Sokolov (piano)
 G. Sokolov
Outsider à ses débuts s’il en est, Grigory Sokolov est, depuis environ deux décennies, devenu une figure majeure de la vie musicale internationale, l’un des rares pianistes capables de remplir sur son seul nom une salle telle que l’Auditorium Maurice-Ravel et ses 2 120 places, dont pas une ne restait inoccupée en ce vendredi soir de novembre.
Le pianiste russe est en effet entouré d’une aura quasi légendaire qui tient d’abord à sa personnalité singulière : doté d’un physique imposant, la démarche solennelle et la mine indéchiffrable, toujours muet et avare de sourires, dernier artiste peut‑être à porter le queue‑ de‑pie full formal à l’ancienne (au point qu’on peine à l’imaginer dans une autre tenue, même dans la vie quotidienne), il apparaît sur scène comme le célébrant d’une liturgie musicale aux rituels prestigieux et strictement codifiés. Chacun de ses récitals est ainsi organisé autour d’un programme renouvelé par moitié tous les six mois, dont chaque partie est la plupart du temps dévolue à un unique compositeur, et où les œuvres sont jouées dans l’ordre chronologique et par cycles entiers. S’y ajoute une pratique originale, où son public l’attend avec impatience, celle des bis, toujours au nombre de six, et qui forment une sorte de troisième partie de programme. Là aussi, le rite est réglé avec minutie : bref salut de la tête, premier aller‑retour à petits pas vers la coulisse, deuxième salut, nouvel aller‑retour en coulisses puis exécution du morceau choisi, et ainsi de suite jusqu’à atteindre le sixième et ultime « encore ».
Par-delà cet aspect cérémoniel, un récital de Sokolov est l’occasion de voir une des plus belles techniques qui soit et d’entendre un son pianistique d’une beauté inouïe. Perché au sommet d’un tabouret réglé au maximum de hauteur, pourvu d’une assise corporelle impressionnante en surplomb du clavier, doté de poignets d’une souplesse prodigieuse et de mains aux doigts longs et puissants, le pianiste russe semble faire corps avec l’instrument pour en tirer des sonorités d’une précision, d’une variété et d’une densité sans équivalent à l’heure actuelle. A 75 ans, ses moyens sont intacts ; par le biais d’une précision chirurgicale de l’articulation digitale (un sort est fait à chaque note, même dans les passages les plus rapides), de l’éloquence et de la longueur des phrasés, du poids colossal de ses accords, en particulier dans les graves, son jeu réalise une sorte de quintessence pianistique en conciliant verticalité harmonique et horizontalité mélodique dans un équilibre majestueux. Aigus de diamant, médiums cuivrés, basses grondantes, tous les plans sonores se définissent et se conjuguent au moyen d’une qualité de toucher, d’une précision de la frappe (souvent lancée de très haut au‑dessus des touches et d’une science du son éblouissantes.
Enfin, et surtout, cette virtuosité n’est jamais déployée pour elle‑même. Sokolov n’est pas seulement un grand pianiste, mais aussi un interprète dans le plein sens du terme, aux vues très tranchées, parfois dérangeantes, qui délivre – voire assène – sa vérité musicale au piano. Celle‑ci peut convaincre, voire enthousiasmer, ou au contraire dérouter, sinon rebuter. Pas davantage qu’il n’a amoindri ses facultés instrumentales, l’âge n’a pas altéré la radicalité de ses options ; Sokolov ne cherche ni la séduction, ni la joliesse, encore moins l’humour ou la spontanéité de l’instant. Tout est pesé, mesuré, ciselé dans les moindres détails, dans le sens d’une approche faite d’austérité et de grandeur impressionnantes, voire intimidantes.
Les œuvres de Beethoven et de Brahms composant son programme « régulier » du soir conviennent à merveille à ces vues artistiques et à son intraitable serioso. On ne cherchera ainsi ni grâce juvénile, ni alanguissement amoureux dans la Quatrième Sonate de Beethoven, érigée ici en monument aux proportions imposantes et aux détails sculptés dans le marbre. Rien de bavard dans sa progression inexorable, depuis un mouvement initial rageur, suivi par un Largo d’une pulsation parfaite, où la beauté sonore se met au service d’une expressivité puissamment mélancolique, puis par un Scherzo dont les effet sont ménagés avec des nuances millimétriques, pour conduire enfin à un Finale euphorisant, avec ses attaques tranchantes comme des lames, ses développements toujours habités et ses accents originaux marqués avec gourmandise par un pianiste comme grisé par sa propre virtuosité – l’ivresse sans le vin, dirait Goethe. De même, les Bagatelles ne sont aucunement des divertissements : dans leurs proportions restreintes, elles nous dévoilent dans la densité du jeu de Sokolov, des horizons sonores et poétiques inédits, semblables à des aphorismes fulgurants ou aux fragments d’une épopée musicale perdue, l’univers dans une coquille de noix.
Après l’entracte, la partie Brahms frappe encore davantage, en particulier les quatre Ballades de l’Opus 10. Là encore, pas de pittoresque extra‑musical ou de réelle narrativité dans la succession de leurs épisodes, et en particulier dans leurs chants et contrechants, leurs jeux d’écho et leurs culminations exaltées. Avec Sokolov elles sont de véritables démonstrations sonores, dont il fait scintiller les longues phrases et varier toujours l’éclairage. Les trois premières pièces servent en quelque sorte de prologue à l’extraordinaire quatrième Ballade, sommet du récital qui atteint à une véritable extase pianistique, partagée par l’interprète et son public, notamment dans le deuxième épisode, durant lequel le pianiste semble pétrir à pleines mains la matière du medium grave du clavier, hypnotisant l’auditeur par la magie de son jeu et emmenant très loin au cœur du phénomène sonore. Les pièces fiévreuses et spectaculaires que sont les Rhapsodies opus 79 gagnent moins à être appropriées par le génie titanesque et la virtuosité transcendante de Sokolov : un peu plus faciles et prévisibles dans leurs effets, elles fonctionnent très bien toutes seules, et peut‑être pourraient‑elles être jouées avec moins de contrôle et plus d’élan.
Ensuite débute la cérémonie des bis, principalement consacrée aux Mazurkas de Chopin (opus 30 n° 1 et n° 2, opus 50 n° 2 et n° 3), qui, pour la première fois de la soirée, laissent entrevoir le caractère discutable de certains choix stylistiques. En les marquant de puissants contrastes de dynamiques et de volumes, avec des accords parfois brutaux, dans une approche surarticulée, Sokolov les prive de tout caractère dansant et leur fait dire qu’elles ne peuvent signifier : ici, les canons évoqués par Schumann sont d’un calibre un peu exagéré. Une somptueuse Étude opus 25 n° 2, intercalée au milieu des mazurkas, puis, en conclusion, le Prélude opus 11 n° 4 de Scriabine, permettent néanmoins de goûter une dernière fois sans réserve aux prestiges pianistiques de cet immense artiste.
François Anselmini
|