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Antigone ou la tragédie de Créon

Paris
Philharmonie
10/07/2025 -  et 8*, 9 octobre 2025
Pascal Dusapin : Antigone (création)
Christel Loetzsch (Antigone), Anna Prohaska/Camille Chopin (Ismène), Tómas Tómasson (Créon), Jarrett Ott (Un messager), Thomas Atkins (Hémon), Edwin Crossley‑Mercer (Tirésias), Serge Kakudji (Coryphée), Natalia Cellier (Eurydice), Cosma Moïssakis*/Joseph Raynaud-Palombe (Enfant accompagnant Tirésias)
Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä (direction)
Netia Jones (mise en scène, création costumes, création dispositif), Lightmap (conception vidéo), Eric Soyer (création lumière), Thierry Coduys (dispositif électroacoustique)


C. Loetzsch (© Cordula Treml)


Pour son nouvel « opératorio », Pascal Dusapin (né en 1955) s’est penché sur le mythe d’Antigone réécrit par Friedrich Hölderlin, lequel ajoute « une métaphore politique » au drame de Sophocle. Il est vrai que l’œuvre regorge d’ambigüités : Antigone peut être perçue tour à tour comme une résistante (celle qui dit « non »), une sœur fidèle et courageuse, mais aussi une terroriste avide de vengeance ; quant à Créon, certains exégètes (Georges Steiner, Les Antigones) ont noté qu’en refusant la sépulture à Polynice au mépris de toutes les convenances, le roi de Thèbes enfreint certes une règle ancestrale, mais il apparaît du même coup comme le vrai révolutionnaire... là où Antigone ne fait que perpétuer un rituel jugé inepte en la circonstance (Polynice a trahi sa patrie). « Condensant à l’extrême la substance narrative », Dusapin-librettiste en a retenu les points névralgiques – au premier rang desquels l’oracle de Tirésias – et a su habilement plier sa manière au texte splendide du poète, moqué en son temps par la société weimarienne. Aussi la musique épouse‑t‑elle, dans l’impétuosité des fragmentations rythmiques, la déchéance précipitée de Créon qui abandonne le pouvoir après les suicides en rafale d’Antigone, de son fils Hémon et de son épouse Eurydice.


On retrouve ailleurs le style efficace du compositeur français : une orchestration aérée, où les percussions résonantes procèdent par touches et bruissements, où les aplats de cordes soutiennent les mélopées des vents (beau solo de flûte alto) sans rechigner aux pédales, aux unissons ni aux doublures les plus éprouvées (cors/violoncelles). Et la direction sensible de Klaus Mäkelä de faire le reste : équilibre entre les pupitres et soin constant accordé à la perception du texte – en l’absence de fosse et d’estrade, les musiciens ont pris place au niveau du public.


Si elle s’autorise quelques incursions vers le Sprechgesang, la vocalité est des plus lyriques, échappant aux steppes de récitatifs privilégiées par Carl Orff dont la rébarbative Antigone (1949) met en musique – témérité extrême – l’intégralité du texte de Hölderlin ! de là, sans doute, que l’œuvre peine à s’exporter en dehors de l’Allemagne...


Situé à mi-chemin entre la mise en scène et la mise en espace (ainsi qu’il sied à un « opératorio »), le travail de Netia Jones, à qui l’on doit aussi le décor en noir et blanc à la fois épuré et monumental, est secondé par l’éclairage en clair‑obscur d’Eric Soyer. Le jeu serré des corps renvoie immanquablement à la testamentaire Elektra de Patrice Chéreau, surtout lors des passages opposant Antigone et Ismène (avatars d’Electre et Chrysothémis). L’on sait gré aux discrètes vidéos du collectif Lightmap de conjurer l’illustration tautologique par le biais d’un léger décalage avec les paroles.



Anna Prohaska, souffrante, incarne Ismène en plateau, doublée depuis l’orchestre. Rôle parfaitement assumé par la soprano de secours Camille Chopin face à la vocalité plus torturée d’Antigone : Christel Loetzsch habite son personnage d’un désespoir palpable, sollicitée dans l’extrême grave de sa tessiture avec des raucités de convulsionnaires auprès desquelles les envolées vers l’aigu acquiert un relief décuplé. Le Hémon tout d’empathie de Thomas Atkins n’a pas de mal à s’imposer face au Créon charismatique mais à la voix sourde de Tómas Tómasson, dont les déclarations coram populo devant un buisson de micros disposé côté cour virent au cauchemar à mesure que l’étau se resserre autour de lui. Mieux timbré, Edwin Crossley‑Mercer endosse à merveille la bure du visionnaire Tirésias cependant que Jarrett Ott narre les malheurs de Créon en parfait Liedersänger. L’intervention du haute‑contre Serge Kakudji (Coryphée), en dialogue avec le piccolo, s’impose comme le moment de grâce d’un spectacle ouvragé, où les grands monologues dévolus aux trois principaux protagonistes s’harmonisent avec des arias plus courtes réservées aux personnages secondaires.


Si d’aucuns lui reprocheront une écriture insuffisamment fouillée quand d’autres regretteront les coupes opérées dans un des drames les plus célèbres de la culture occidentale, Dusapin s’impose sans conteste, dix ans après le magnifique Penthesilea (d’après Heinrich von Kleist), comme le maître français du Literatur‑Oper.



Jérémie Bigorie

 

 

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