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En eaux troubles

Paris
Cité de la musique
03/29/2024 -  
Marco Suárez-Cifuentes : Five Black Rivers – Amazones (création)
Mikel Urquiza : Actes manqués (création)
Thomas Larcher : The Living Mountain
Rebecca Saunders : a visible trace
Bastien David : Pièce pour piano et soixante doigts
Pasquale Corrado : Tutto in un punto(création)

Katrien Baerts (soprano), Valeria Kafelnikov (harpe), Jérôme Comte (clarinette)
Ensemble intercontemporain, Pierre Bleuse (direction), Jean‑Marc Chomaz (architectures musicales hydrodynamiques), Samuel Ferrand (mise en lumière), Clément Marie (ingénieur du son), Yann Bercy (RIM)


(© Quentin Chevrier)


Matthias Pintscher avait inauguré le premier concert « In Between » le 12 avril 2019. Son credo était le suivant : « Aujourd’hui, je sens vraiment la nécessité de redéfinir la forme du concert. Ca ne peut plus seulement être le répertoire que l’on trouve sur le menu du soir. Il faut vraiment changer le format. » Son successeur Pierre Bleuse lui emboîte aujourd’hui le pas avec « In Between waters ».


A la gigantesque toile d’araignée de Nandor Angstenberger se substituent les « installations de pluie » conçues par Jean‑Marc Chomaz pour Amazones. Des filets d’eau tombent de trois bassins suspendus ; les vibrations acoustiques les transformeront en gouttes de pluies. Le dispositif lumineux de Samuel Ferrand fait le reste, qui rend palpable un phénomène acoustique que le public, libre de déambuler dans un parterre délesté de ses sièges, observe avec des yeux grands comme des soucoupes. Dans ce second volet du cycle Five Black Rivers, le Colombien Marco Suárez-Cifuentes (né en 1974) a recherché une sorte de fusion entre la musique et les différentes installations, chacune devenant « amplificateur hydrodynamique des relations musicales et des situations acoustiques créées par des groupes d’instruments spécifiques ». En l’espèce la clarinette basse d’Alain Billard, la contrebasse de Nicolas Crosse et le violoncelle de Renaud Déjardin. Au miroir de l’eau de pluie traversée de lumières et de vibrations, les sonorités sous‑marines, ancrées dans les graves et convulsées de saturations, acquièrent une visibilité des plus poétiques.


Jamais à cours d’espièglerie (« Espiègle » est le titre de l’album monographique sorti en 2023 chez L’Empreinte digitale), Mikel Urquiza (né en 1988) tire profit des possibilité de la harpe chromatique pour questionner l’ADN de l’instrument dans Actes manqués. Avec un indéniable talent et une pointe de perversité, il sollicite ici la célèbre chanson russe Katioucha (imitation de la balalaïka), là des glissandos impressionnistes, ailleurs des tremolos pour mieux les injurier comme le faisait Rimbaud asseyant la beauté sur ses genoux. Valeria Kafelnikov, équipée d’un fil et d’un cylindre en métal, se prête au jeu (de massacre ?).



(© Quentin Chevrier)


La Pièce pour piano et soixante doigts (2021) de son cadet Bastien David (né en 1990), pour amusante qu’elle soit à observer, convainc moins. Une fois passé le sentiment divertissant d’assister à une séance de dissection publique à la faculté de médecine – le cadavre d’un piano dans les entrailles duquel s’activent six musiciens munis de baguettes et autres objets –, la mixture de timbres attendue déçoit à mesure que le discours s’enlise dans un crescendo cafouilleux.


Thomas Larcher (né en 1963) apparaît comme le compositeur dont le style, sous le feu croisé de diverses influences stylistiques, fait le plus allégeance au postmodernisme. Si désinvolture il y a, c’est une désinvolture feinte : le cycle de mélodies The Living Montain (2019‑2020) fait voisiner polarité tonale, harmonies cajoleuses et un univers timbrique en perpétuel mouvance d’une grande finesse de conception. La soprano (Katrien Baerts, un rien précautionneuse) se meut parmi les crescendos percussifs et les répétitions de notes insistantes par quoi Larcher suscite les paysages de montagnes décrits dans les poèmes de l’Ecossaise Nan Shepherd. Une pièce envoûtante...


... auprès de laquelle l’âpreté de a visible race (2006) de Rebecca Saunders (née en 1967) n’en ressort que plus crûment. Onze solistes de l’Ensemble intercontemporain (EIC) troquent la scène principale pour l’estrade disposée en face. Intime par l’effectif, la pièce se révèle un précipité de violence contenue où les nuances infimes, gangrénées de silences, sont soudainement lézardées de saturations – aussi bien harmoniques (clusters du piano) qu’acoustiques. Pierre Bleuse pétrit à mains nues la pâte de cette matière rebelle dont le Klangrealismus s’infléchira vers davantage d’apaisement.


Tutto in un punto de Pasquale Corrado (né en 1979), dans une démarche rappelant Domaines (1968) de Pierre Boulez, exploite au maximum l’archipélisation de l’espace, qui voit le soliste (formidable Jérôme Comte) naviguer au gré de « cinq scènes » calquées sur cinq nouvelles des Cosmicomics d’Italo Calvino. On retiendra le trio comme improvisé aux côtés de la clarinette basse et du piano, ou ce dialogue cosmique avec les vibrations du tam‑tam. Le compositeur parle d’un « un voyage tourbillonnant et imprévisible, avec de légers décalages continus, exactement calculés, comme une multitude d’horloges déphasées » ; c’est in fine le ressenti de liberté qui prévaut : celle d’une clarinette ivre d’évasion, tissant dans l’espace les arabesques de sa fantaisie.


Ce compte rendu serait incomplet s’il ne mentionnait pas l’hommage rendu à Peter Eőtvős, disparu le 24 mars dernier à 80 ans. En préambule à la seconde partie, la brève pièce pour piano Erdenklavier-Himmelklavier résonne dans une salle obscure, bientôt irradiée par le portrait projeté sur écran de celui qui fut le mémorable directeur musical de l’EIC de 1979 à 1991.



Jérémie Bigorie

 

 

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