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Un triangle : Ermonela Jaho, Malin Byström, Christof Loy... avec Rossy de Palma

Madrid
Teatro Real
03/17/2024 -  et 19, 21, 23, 26, 28 mars 2024
Francis Poulenc : La Voix humaine
Silencio
Arnold Schoenberg : Erwartung, opus 17

Ermonela Jaho (Elle), Malin Byström (Die Frau), Rossy de Palma (Marthe, La femme), Christof Loy (La voix), Gorka Culebras (L’homme)
Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Jérémie Rhorer (direction musicale)
Christof Loy (mise en scène, décors), Guadalupe Holguera (décors), Barbara Drosihn (costumes), Rossy de Palma (costumes [Silencio]), Fabrice Kebour (lumières)


E. Jaho (© Javier del Real/Teatro Real)


Un triangle ? A tout le moins la rencontre inattendue de trois talents aux expressions théâtrales convergeant dans un projet qui paraît inouï. Jaho, Byström, Loy... Et deux opéras assez peu compatibles entre eux, entre leurs formes respectives, mais situés en marge de l’opéra du XXe siècle et avec des rôles féminins jouant entre l’angoisse et la mort. La marge d’un opéra de 1909 mais pas créé avant 1924, il y a cent ans : Erwartung. La marge d’un opéra bref, jamais pensé pour le succès et pour être revisité de façon aussi fréquente dès 1959 et jusqu’à nos jours – on se situe près du centenaire de la première de La Voix humaine de Cocteau (1930), sans la musique de Poulenc, mais avec et la voix et la présence de Berthe Bovy à la Comédie-Française, la première de l’opéra, avec la voix de Denise Duval, ayant eu lieu en 1959 à l’Opéra‑Comique, sous la baguette de Georges Prêtre, « le mec qui est à l’autre bout du fil », si l’on en croit la légende humoristique à propos du moment où le maestro était invité par la soprano pour recevoir lui aussi les applaudissements.


La modernité menaçante du Schoenberg d’Erwartung est encore plus dure, aujourd’hui, que l’angoisse humaine (trop humaine ?) de la femme au téléphone maudit, Elle, dans La Voix humaine. On a l’impression que Schoenberg ne mérite pas d’hommages pour les cent cinquante ans de sa naissance, à la différence de ses grands collègues. Mais le Teatro Real met en scène cet opéra, Erwartung, a coproduit son Pierrot lunaire au Teatro de la Abadía (proposition audacieuse de Xavier Sabata et direction musicale de Jordi Francés) et a programmé le Deuxième Quatuor dans la salle María Moliner de la Bibliothèque Nationale (avec la Suite lyrique de Berg) : grand exploit du Quatuor Meta4. Au moins, le Teatro Real a fait son devoir avec Schoenberg.


Ces deux opéras ont en commun une écrasante présence du personnage absent. L’homme qui est parti (Cocteau/Poulenc), l’homme qui n’arrive pas (Pappenheim/Schoenberg) ; l’homme qui quitte sa maîtresse, l’homme qui a quitté la vie, comme nous le savons dans l’original – mais ici, Loy pose l’énigme d’une façon très différente.


Les deux femmes vivent des cauchemars. Ce ne sont pas des rêves, elles vivent leurs cauchemars – mais, ici aussi, Loy nuance les choses dans Erwartung. Cocteau insistait sur le fait que l’homme ne quitte pas la femme parce qu’elle n’est plus belle – on a le droit de se demander comment un homme peut quitter une femme comme Ermonela Jaho. Trop pleurnicharde ? Il y a un autre personnage absent, nommé par Elle : Marthe. Loy nous présente Marthe comme un rôle muet (Rossy de Palma) : elle a empêché le suicide de son amie une fois mais malheureusement, elle s’en va et ne peut empêcher cette fois‑ci le suicide. Chez Loy, ce n’est plus le fil du téléphone qui tue la femme, mais une surdose de pilules qu’Elle avale vers la fin de son dialogue, de sa plainte.


Francis Poulenc avait une maîtrise insurpassable de l’écriture vocale. Pierre Bernac a été témoin et acteur des mélodies de Poulenc, sur lesquelles il a écrit un très beau livre ; tous deux se sont produits en tournée avec ces mélodies. C’était déjà une prouesse, par exemple, que de faire chanter par la Prieure des Dialogues des carmélites une prose sans aucun lyrisme. La Voix humaine comprend des moments tout à fait cantabile, sinueux, le lyrisme amoureux dont l’angoisse est cachée ; avant et après, des touches nerveuses, des notes brèves, staccato, violentes, une séquence d’effets pour exprimer l’angoisse et les chocs inattendus. Il n’y a plus de téléphones comme celui‑là (le fil, mais aussi les coupures de la ligne, tout à fait différentes de celles d’aujourd’hui), et on se demande s’il y a encore des femmes comme Elle. Mais il est vrai que Cocteau et Poulenc y ont mis beaucoup d’eux‑mêmes (un effet de projection ?).


Ce texte sec, traduit en musique tonale, diatonique, est stupéfiant. Tout aussi stupéfiantes sont la capacité à nuancer, la tessiture, la construction du personnage par Ermonela Jaho, très loin cette fois‑ci des grandes héroïnes de l’opéra italien, en défendant cette femme, belle et angoissée, en train de se dissoudre dans une fin voulue par elle‑même. Ce n’est pas la tragédie, il n’y a pas des dieux ou des forces de la nature comme adversaires. Ermonela Jaho puise dans son répertoire lyrico-dramatique l’étoffe des conflits internes, mais elle sait aussi – avec Loy, bien sûr – construire les gestes de ce personnage qui, à son angoisse, ajoute la nôtre, car elle est comme ces personnages de théâtre que, quand on est enfant, on veut sauver de ses ennemis.



R. de Palma (© Javier del Real/Teatro Real)


Entre Poulenc et Schoenberg, il y a un autre monologue, Silencio (« Silence »). Un texte formé de fragments d’autres textes. Encore une femme, seule, mais il semble qu’elle n’ait pas de cauchemars. Elle parle, elle fredonne parfois, elle est ironique, souvent avec des allusions trop espagnoles pour être exportées. Il s’agit, peut‑être, d’une modulation ; pas d’une tonalité vers une autre, mais de la volonté pleinement diatonique de La Voix humaine vers l’éclosion chromatique d’Erwartung. « Ce sont des monologues traversés par le silence », déclare Christof Loy. Un silence de musique, pas de paroles : Rossy de Palma parle et parle, elle n’arrête pas, avec son humeur, ses gestes pince‑sans‑rire. Connue surtout pour ses films avec Pedro Almodóvar, elle était aussi Marthe, un rôle ardu parce que se taire est malaisé. Je ne comprends pas tout à fait Silencio, entre les deux autres opéras, mais je respecte beaucoup Christof Loy. Soit – le talent a des raisons que la raison ne connaît pas. Et cela donnait comme un moment de scherzo dans le spectacle, dont le caractère dramatique atteint des degrés très élevés.



M. Byström (© Javier del Real/Teatro Real)


Erwartung est ce qui reste du romantisme s’il s’allonge sur le divan, devant le psy – on voudra bien me pardonner cette image. Avec le texte biscornu et acéré de Marie Pappenheim, Schoenberg a conçu un opéra d’une demi‑heure pleine d’angoisse. Mais Loy ne croit pas aux extérieurs, il nie la forêt de l’original, et il préfère les intérieurs ; on ne croit plus aux papiers peints, aux décors simulant des arbres, le cinéma a mis fin à l’ancienne capacité du spectateur à mettre entre parenthèses l’invraisemblance des décors polychromes. Loy préfère une chambre large, de grandes baies vitrées. Et un lit. Dans un lit, on dort. Dans un lit, on a des cauchemars. Dans la version Loy, Die Frau, la Femme, souffre de cauchemars ininterrompus.


Malin Byström nous disait, en privé, qu’il s’agit du rôle le plus difficile de sa carrière. On peut assurément la croire. Elle donne du sens à l’histoire (à supposer qu’il s’agisse d’une histoire), à l’ambiguïté (l’homme est vivant, l’homme se promène dans la chambre avec des gestes tout à fait contradictoires face au chant de Byström), avec sa voix puissante, ses nuances délicates ou furieuses, qu’importe, avec des détails réalistes, ou plutôt, pleine d’une subjectivité frôlant la folie. Après tout, nous sommes à Vienne, en 1909, du moins les auteurs s’y trouvent‑ils, près de Schnitzler, près de Freud. A la fin, chez Pappenheim et Schoenberg, la femme trouve l’homme mort. Chez Loy, on ne sait pas : elle va le poignarder, elle va l’embrasser... ? Obscur, tout à coup. La fin.


Les deux femmes, Elle et Die Frau, sont pieds nus, comme si elles étaient prêtes à voler avec des ailes invisibles. Et si elles ont besoin d’une base pour partir loin (la mort, le ciel, qu’importe également), elles ont un maestro formidable, Jérémie Rhorer, une baguette soucieuse de détail pour deux partitions où les détails sont au premier plan.


Un spectacle différent. De l’audace, voire de la témérité de la part du directeur artistique du Teatro Real, Joan Matabosch, après Reimann (Lear) et Weinberg (La Passagère, donné en alternance pendant quelques jours avec ce spectacle). Une audace récompensée par le succès. Heureusement. On s’en félicite.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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