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Bruckner avant Bruckner

Berlin
Philharmonie
02/29/2024 -  et 1er*, 2 mars 2024
Anton Bruckner : Symphonie d’étude en fa mineur – Symphonie n° 0 en ré mineur « Die Nullte »
Berliner Philharmoniker, Christian Thielemann (direction)


C. Thielemann (© Frederike van der Straeten)


Comme nous l’avions écrit ici en présentant la saison à venir de l’Orchestre philharmonique de Berlin, un des fils conducteurs de la saison 2023‑2024 devait être Anton Bruckner (1824‑1896), dont on célèbre cette année le bicentenaire de la naissance. Après notamment la Romantique en décembre avec Daniel Harding et en attendant les Septième, Troisième, Sixième et Cinquième respectivement dirigées par Tugan Sokhiev fin mars à Baden‑Baden pour le Festival de Pâques, François‑Xavier Roth et Sir Simon Rattle en mai avant Kirill Petrenko fin août (ce sera le premier concert de la saison 2024‑2025), c’était ce soir au tour de Christian Thielemann de diriger un de ses compositeurs de prédilection.


Alors que le grand chef allemand avait déjà donné à la Philharmonie de Berlin la Huitième, achèvement total voire idéal de l’œuvre brucknérien, il a choisi pour les trois habituels concerts de ces jeudi, vendredi et samedi sans doute le programme le plus original qui soit avec deux symphonies qui ne figurent pas officiellement au catalogue du compositeur puisqu’il s’agissait des Symphonie d’étude en fa mineur et de la Symphonie « Zéro ». Les entendre tient déjà de la gageure ; les entendre au cours du même concert, qui plus est par de tels interprètes tient bien davantage du miracle !


Après ses Trois Pièces d’orchestre (1862), ses Trois Marches (même année) et la grande Ouverture en sol mineur (1862‑1863), la Symphonie d’étude en fa mineur (1863) conclut la période pendant laquelle Bruckner étudia sous la férule d’Otto Kitzler (1834‑1915), chef d’orchestre du théâtre de Linz de dix ans plus jeune que Bruckner lui‑même, avant qu’il ne prenne son envol notamment en rejoignant Vienne. L’Orchestre philharmonique de Berlin ne l’avait donnée jusqu’à ce jour que deux fois : en février 1925 sous la baguette de Franz Moissl et en novembre 1989 sous celle de Hanns‑Martin Schneidt. Christian Thielemann, qui l’a récemment enregistrée à la tête du Philharmonique de Vienne dans le cadre de son intégrale parue chez Sony, en donne une très belle interprétation, faisant ce qu’il peut d’une œuvre qui s’avère imparfaite à bien des égards. Le premier mouvement, volontiers primesautier, rappelle immédiatement Schumann, Mendelssohn, voire Dvorák par ses couleurs automnales qui ne sont pas sans évoquer le climat de la Bohème si cher au compositeur de la Symphonie du Nouveau monde. D’emblée le Philharmonique brille par la puissance de ses cordes, dont les grandes phrases sont entrecoupées par des moments plus chambristes comme cette douce cantilène confiée au violoncelle solo tenu par Bruno Delepelaire en duo avec le hautbois d’Albrecht Mayer. Le Bruckner de la maturité n’apparaît pas encore ici, sauf peut‑être dans la coda et dans quelques passages où violoncelles et contrebasses anticipent parfois sur quelques traits de la future Deuxième Symphonie. L’Andante molto est formidablement conduit par Thielemann qui, s’il use toujours de force génuflexions et grands moulinets des bras, n’en impose pas moins sa stature le plus souvent par de simples petits gestes de la baguette ou de la main gauche, attentif aux moindres détails de la partition. L’orchestre lui mange véritablement dans la main, qu’il s’agisse pour les solistes de jouer leurs volutes dans un climat printanier (formidable Thomas Holzmann à la clarinette, lui qui officie d’habitude au poste de solo au sein du Deutsches Symphonie-Orchester Berlin) qui coexiste avec de superbes legatos de cordes aux accents cette fois‑ci pleinement tragiques. Passage obligé chez Bruckner, le Scherzo - Trio nous évoque davantage le Furiant de la Sixième symphonie de Dvorák (pourtant composée en 1880 !) qu’un véritable scherzo brucknérien, le Trio s’avérant assez fade pour sa part. Christian Thielemann n’en conclut pas moins la symphonie avec une conviction qui force l’admiration, la frénésie des cordes berlinoises étant il est vrai un spectacle en soi.


Après l’entracte, la Symphonie « Die Nullte », numérotée zéro donc, est d’un tout autre niveau. Donnée elle aussi seulement deux fois par les Berliner à ce jour (en décembre 1924 sous la direction de Felix Maria Gatz puis en janvier 2001 sous celle d’Iván Fischer), elle est pour le coup une véritable symphonie de Bruckner. Le style (longues péroraisons des cordes, cuivres éclatants), les tics musicaux (le début du premier mouvement crépusculaire, la coda hyper puissante, le Scherzo conquérant), les couleurs... Aucun doute : Bruckner est là tout entier. D’ailleurs, le premier mouvement préfigure à bien des égards celui de la future Troisième Symphonie (également en  mineur, comme la Neuvième d’ailleurs) et le Scherzo est à l’évidence le matériau dont Bruckner va se servir pour celui de la Première Symphonie. Christian Thielemann en donna une interprétation souveraine grâce évidemment à un Orchestre philharmonique de Berlin chauffé à blanc. Dès le début, après cette pulsation obsédante des altos, violoncelles et contrebasses, le motif confié aux seconds violons puis repris par les premiers (notons qu’un des titulaires ce soir au sein du pupitre n’était autre que Christoph Koncz, habituellement chef d’attaque des seconds violons au sein des Wiener Philharmoniker) nous happe pour ne plus nous lâcher jusqu’à la coda : on en ressort épuisé mais également bouleversé. Sans atteindre la maîtrise souveraine de futurs mouvements lents de symphonies ultérieures, le deuxième mouvement témoigne à l’évidence déjà du génie de Bruckner : masse des cordes, bois millimétrés, cor solo d’une indicible noblesse (tenu ce soir par Guillaume Tétu, que nous connaissons en France comme cor solo de l’Orchestre national de Lyon). Tout Bruckner est bel et bien présent dans ses fondamentaux ! Bien que fort bref, le Scherzo fut formidable ; les violons (sous la houlette de Vineta Sareika-Völkner, Konzertmeisterin du soir) ajoutèrent à leur force d’ensemble (soutenue comme habituellement par les huit contrebasses) une finesse et une dextérité qui nous rappellent pourquoi Berlin est Berlin. Quant au Finale, il permit au timbalier Vincent Vogel de démontrer l’étendue de ses talents, Thielemann poussant l’orchestre dans ses derniers retranchements jusqu’à la péroraison finale qui fut saluée par les ovations d’un public conquis, le concert ayant été donné à guichets fermés comme pour les deux autres soirées.


Etre parvenu à faire passer cette symphonie pour un immense chef‑d’œuvre ne fut pas la moindre réussite de Christian Thielemann qui, hâtif comme toujours dans ses saluts, nous livra ce soir un concert de la plus haute tenue qui ne pourra que marquer les esprits de ceux qui y assistèrent.



Sébastien Gauthier

 

 

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