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Il s’appelle Brodeck et n’y est pour rien

Antwerp
Opera Vlaanderen
02/09/2024 -  et 11*, 14, 17, 20 (Antwerpen), 29 février, 3, 6, 9 mars (Gent) 2024
Daan Janssens : Brodeck (création)
Damien Pass (Brodeck), Elisa Soster (Emélia), Helena Rasker (Fédorine), Thomas Blondelle (Göbbler, Peiper), Kris Belligh (Schloss), Werner Van Mechelen (Orschwir), Tijl Faveyts (Büller, Ulli), Josse De Pauw (Anderer), Jean‑Pierre Baudson (Diodème)
Kinderkoor en Koor Opera Ballet Vlaanderen, Jan Schweiger (chef des chœurs), Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen, Marit Strindlund (direction musicale)
Fabrice Murgia (mise en scène), Vincent Lemaire (scénographie), Esther Glück (décors), Clara Peluffo Valentini (costumes), Emily Brassier (lumières) Giacinto Caponio (vidéo)


(© Opera Ballet Vlaanderen/Annemie Augustijns)


Après Le Cœur converti (2022) de Wim Henderickx, inopinément et prématurément décédé depuis lors, l’Opéra des Flandres monte un nouvel opéra, le troisième de Daan Janssens (né en 1983). Sur un livret en français du compositeur et de Fabrice Murgia, metteur en scène de cette création, il s’agit d’une adaptation, à l’opéra, cette fois, du roman multi‑primé de Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck, paru en 2007 et déjà adapté en bande dessinée, par Manu Larcenet, et au théâtre, par une compagnie lyonnaise.


Brodeck, un ancien déporté, revient dans son village isolé dans les montagnes. Il est chargé, par le maire, Orschwir, de rédiger un rapport sur le meurtre, survenu avant son retour, d’un étranger, l’Anderer, l’autre, qui y séjournait depuis peu de temps. Le récit, qui procède par retours en arrière, révèle progressivement la cause de cet assassinat. La victime avait dénoncé la lâcheté des habitants avec l’occupant. Le rapprochement avec les nazis vient évidemment à l’esprit, même si la mise en scène et le texte ne comportent rien d’explicite sur ce régime totalitaire, ni même sur une époque précise. La force de l’argument réside dans la façon dont celui‑ci illustre le mécanisme à l’œuvre lorsque le persécuté devient le persécuteur, et aussi la manière dont il dénonce la compromission et la violence. La vilénie des habitants, auteurs du crime, fait d’ailleurs un peu penser à celle du village de pécheurs où vit Peter Grimes dans l’opéra de Britten. Et Brodeck comprend, à la fin, que les villageois sont également responsables de sa déportation.


Malgré quelques longueurs, surtout en seconde partie, le livret finit par convaincre que cette histoire se prête bien à une adaptation à l’opéra, ce qui ne nous paraissait pas totalement évident, durant la pause, notamment à cause d’une temporalité changeante. Le spectacle présente, en effet, progressivement plus de ressort dramatique et de logique interne au fur et à mesure que se révèle la véritable nature des villageois. Celui‑ci ne laisse vraiment pas indifférent et invite à réfléchir sur l’acceptation de l’autre et sur le risque, permanent et réel, de reproduire l’insensée barbarie du passé.


La réussite de cette production, selon nous supérieure au Cœur converti, tient à l’intégration parfaite des différentes parties prenantes. Que le compositeur se soit associé au metteur en scène, pour cette adaptation, explique le sentiment, ressenti à l’issue de la représentation, de fusion entre ce qui s’entend et ce qui se voit. La musique, conçue pour un grand orchestre et de nombreux chanteurs, solistes et choristes, sert admirablement le propos, par sa tension psychologique et sa puissance évocatrice. Elle ne présente pas d’originalité particulière, de singularité immédiatement frappante, mais elle révèle une solide maîtrise, un sens du drame évident, le compositeur accordant, en outre, de nombreuses pages au chœur. Les parties vocales, qui privilégient l’expression sur la beauté et sur la virtuosité, s’intègrent d’ailleurs remarquable avec l’orchestre, sans que ce dernier n’écrase trop les voix. Aucune rupture esthétique, ni incohérence stylistique, malgré l’une ou l’autre citation bien intégrée, ne vient perturber le déroulement du flux musical, qui se distingue par sa cohérence et sa concentration.


Le langage adopté par Daan Janssens témoigne d’une assimilation habile des courants actuels, sans qu’un nom ne vienne spontanément à l’esprit, alors même que cette composition nous paraît familière, comme si nous l’avions déjà entendue. La biographie indique que le compositeur, actuellement peu connu de l’autre côté de la frontière linguistique, a suivi des classes de maître et des séminaires de composition avec d’illustres figures de la musique contemporaine telles que Peter Eőtvős, Luca Francesconi, Magnus Lindberg, Bruno Mantovani, qui ont probablement nourri son l’imagination. Cette œuvre a su ainsi nous intéresser et même nous captiver. A la tête d’un orchestre affichant son niveau de jeu habituel, Marit Strindlund exécute avec rigueur et conviction cette nouvelle composition que défendent aussi d’excellents choristes, un point fort à l’Opéra des Flandres, dont parmi eux des jeunes.


Quant à la mise en scène, d’une grande intensité, à l’image de la musique, il s’agit bien de celle d’un homme de théâtre. En octobre 2022 à Liège, Fabrice Murgia nous avait déjà convaincu de la solidité et de la maîtrise de son art à l’opéra, de sa capacité à concrétiser ses idées et à occuper pleinement et intelligemment l’espace. Il recourt, une fois de plus, à la vidéo en temps réel en complément de la projection de films, mais le résultat. Même si la vidéo a tendance à charger encore plus cette mise en scène profuse, elle ne manque vraiment pas de force. Sans doute était‑il possible de s’en passer, mais les images viennent en contrepoint d’une direction d’acteur impeccable, si bien que le choix de ce procédé vraiment éculé, aujourd’hui, à l’opéra semble pertinent. Les personnages se détachent avec beaucoup de relief, tant vocalement que physiquement, et ils interagissent avec précision et justesse dans un dispositif sombre, oppressant, voire sinistre, tout à fait en situation, compte tenu de cette histoire.


Autre motif de satisfaction, la distribution n’offre pratiquement que des incarnations marquantes. Cette production devrait permettre à Damien Pass, telle une carte de visite, de favoriser la suite de son parcours artistique. Fort de moyens vocaux remarquables, il incarne un Brodeck touchant, à la présence intense, capable, par un simple regard, d’exprimer l’incompréhension et la sidération. Son identification à cet ancien déporté, devenu, malgré lui, rapporteur de l’abomination et de l’inexprimable, paraît totale. Cette excellente prestation n’amoindrit pas celles d’Elisa Soster et d’Helena Rasker, respectivement sa femme et sa mère adoptive, bien que les chanteuses ne parviennent pas tout à fait à se détacher autant que les hommes dans cette production. Et ces derniers nous épatent vraiment, par leur engagement, leur maitrise, la justesse de la caractérisation : Thomas Blondelle, formidable de fanatisme à peine contenu en prêtre, Tijl Faveyts, terrifiant en Büller, abject chef de la police, ou encore Werner Van Mechelen, excellent, comme d’habitude, en Orschwir, le maire faussement sympathique du village, affublé d’une ridicule crête iroquoise dont il aurait franchement fallu se passer, sans omettre de citer un habitué des scènes belges, le remarquable Kris Belligh dans le rôle de l’aubergiste. Et nous ne sommes pas près d’oublier – il s’agit, cette fois, d’un rôle parlé – le magistral Anderer de Josse De Pauw, une importante figure du théâtre flamand, qui incarne une sorte de druide charismatique, à la parole rare, mais juste.


Voilà assurément un spectacle saisissant et complexe, tant il s’y déroule de beaucoup choses et révèle implacablement la face sombre de la nature humaine. Il devrait figurer à l’affiche de l’Opéra national de Lorraine, coproducteur, lors d’une prochaine saison.


Le site de Daan Janssens



Sébastien Foucart

 

 

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