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Lear insurpassable

Madrid
Teatro Real
01/26/2024 -  et 29, 30, 31 janvier, 3, 5, 7 février 2024
Aribert Reimann : Lear
Bo Skovhus (Lear), Angeles Blancas (Goneril), Erika Sunnegårdh (Regan), Susanna Elmark (Cordelia), Lauri Vasar (Gloucester), Andrew Watts (Edgar), Andreas Conrad (Edmund), Ernst Alisch (Le bouffon), Kor‑Jan Dusseljee (Kent), Torben Jürgens (Le Roi de France), Derek Welton (Albany), Michael Colvin (Cornwall), Sixto Cid (Chevalier), Ricardo Barrul (Serviteur)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), José Luis Basso (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Asher Fisch (direction musicale)
Calixto Bieito (mise en scène), Yves Lenoir (reprise de la mise en scène), Rebecca Ringst (décors), Ingo Krügler (costumes), Franck Evin (lumières), Sarah Darendinger (vidéo), Bettina Auer (dramaturgie)


B. Skovhus, S. Elmark (© Javier del Real/Teatro Real)


Pendant des années, Dietrich Fischer-Dieskau et Aribert Reimann ont collaboré dans le répertoire du lied allemand, notamment dans une vaste anthologie de lieder méconnus pour EMI. Cette longue intimité artistique a mené à l’opéra Lear. C’est le baryton qui l’a commandé au début des années 1970, et Reimann, auteur de deux autres opéras (Traumspiel et Melusine), a accepté et travaillé sur Lear pendant presque toute la décennie. Pouvait‑on s’attendre à ce que la réussite de Lear nous en donne bien d’autres, comme Les Troyennes (Euripide), Le Château (Kafka), Medea (Grillparzer)... ? Une si belle et insurpassable source comme Le Roi Lear de Shakespeare est redoutable. Le scénario, le livret doit être plus ou moins humble à l’égard de la musique, car la musique est la véritable dramaturgie. Heureusement, Reimann a choisi un librettiste d’exception, Claus Henneberg ; le livret a dû se passer de certains personnages, situations, masses. On retient les deux conflits-miroirs : Lear et ses trois filles, Gloucester et ses deux fils. On retient le Bouffon. Fischer‑Dieskau a travaillé tous les répertoires de l’opéra, Mozart, Verdi, Wagner, Strauss, Barbe‑Bleue, Faust de Busoni, Cardillac, Mathis, Dr. Schön, Wozzeck... Et on verra dans l’histoire qu’il a été le commanditaire de Lear et son créateur, cet opéra qui a ému le public de la première, un choc semblable à l’émotion provoquée par ses représentations ces derniers temps.


La première de cet opéra au Teatro Real était prévue pour 2020, mais le covid‑19 a imposé ce délai. Par chance, on reçoit ce cadeau moins de quatre ans après. Dans cet opéra, le chant est toujours interrompu, les ensembles se distordent dans des discours chancelants, les intermezzi sont des pièces d’un symphonisme parfois troublant par leur violence, parfois fantomatiques (rêve ou cauchemar, chant ou paysage sonore de désolation). Les moments violents font émerger la totalité des couleurs d’un orchestre nombreux, dirigé de façon détaillée, avec un sens dramatique plein de force, de tragédie, par l’Israélien Asher Fisch. Mais ce n’est pas un orchestre symphonique, ce ne sont pas les échos lointains de Wagner, même si cet orchestre devient personnage lui aussi, mais un personnage qui ne chante pas, limité à être le grand paysage, la grande maison de la tragédie.


Bo Skovhus, saisissant baryton danois, formidable acteur, voix en pleine forme, a fait de Lear un des grands rôles de sa carrière. Il l’a travaillé des années durant, et on peut voir en ce moment à Madrid le résultat d’une maturation et une maturité dans le grand effort de sa ligne et son côté théâtral. Skovhus émeut, Skovhus tétanise, Skovhus fait peur. Sa ligne vocale et sa présence scénique ne sont pas tout à fait celles d’un vieux fou, mais il reste l’énergie insurpassable d’un acteur qui chante, d’un baryton qui est comédien... C’est à peu près ça, on ne peut pas imaginer un Lear à la présence sénile ; la sénilité réside dans ses actes : diviser le royaume, c’est‑à‑dire attirer le chaos.


En face de lui, il y a au moins trois personnages qui cherchent également à être des protagonistes. Une des filles, Goneril, en a presque tous les triomphes ; Angeles Blancas suit la logique de la tragédie, de la cécité, aveugle et pleine d’une hybris semblable à celle de son père ; la voix de Blancas vient du lyrisme mais impose un dramatisme aussi pleinement redoutable (elle a notamment à son répertoire La fanciulla, La Juive, Adriana Lecouvreur, Emilia Marty, la Reine de la nuit). A ses côtés, le personnage de sa sœur, Regan, a la mission d’une cruauté féroce, bien servie par la voix lyrique mais apparemment aussi dramatique de la Suédoise Erika Sunnegårdh. Ernst Alisch, grand comédien, ne chante pas, mais il récite, il raconte, il évoque ; il est le Bouffon, un personnage lucide déjà très important chez Shakespeare.


Sans la retraite trop pressée d’Edgar, sans la sincérité provocatrice de Cordelia, il n’y aurait pas de tragédie. Certes, sans l’hybris de Lear il n’y aurait pas de tragédie, mais les ambitions des deux sœurs et du bâtard Edmund ont besoin des innocences un peu forcées de la dame trop sincère et du chevalier trahi. Cordelia émigre, pour ainsi dire, dans les bras du roi de France ; Edgar s’enfuit, se cache, se dissimule, change de voix (de ténor léger ou lyrique à falsettiste, contre‑ténor). Exceptionnels Susanne Elmark et Andrew Watts dans ces deux enfants rejetés. Pendant le déroulement des deux tragédies, l’absence de Cordelia et la voix d’Edmund, devenu armer Tom, le pauvre Tom, marquent les situations dramatiques de deux chutes, les chutes des deux familles. Cordelia est plus douce dans son retour que dans sa partie du début. Elle périt des mains de la cruelle Regan, mais elle a le temps de consoler son père aliéné (une première image de Pietà de la production de Bieito) avant de mourir elle‑même (seconde image de Pietà, le père et le corps de la fille). La définition des voix de ces deux coprotagonistes donne au metteur en scène la solution, où la mort fait son métier avec acharnement, mais où le héros, Lear, voit clair ; tout ce qui s’est passé, bien sûr, mais aussi la grande consolation de la mort. Le final de ce Lear est un accord artistique entre les voix des mourants qui peut‑être réveillent la définition de la base sonore assombrie, implacable par moments, et la désolation de la vision scénique.


Un grand orchestre aux couleurs changeantss, parfois en petites formations presque « de chambre », est la base, le tapis magique sur lequel se développent les blessantes situations dramatiques et où agissent les voix révélant la tragédie. Excellente direction d’Asher Fisch. La mise en scène de Bieito est sobre, malgré les violences, avec une économie de moyens étonnante. Les planches en bois au début, la société fermée. Les même planches tombent, se croisent pendant le développement de la catastrophe, elles sont la forêt, l’extérieur hostile, le lieu où se perdre : polyphonie de voix, de couleurs, de mouvements, tous très agiles, sans répit. Les costumes nous mènent au temps jadis, et en même temps nous plongent dans une époque trop proche.


Un spectacle à ne pas rater. Absolument.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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