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Un trio insurpassable

Madrid
Teatro Real
12/02/2023 -  et 3, 5, 6, 7, 8, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 17, 18, 19, 20, 23, 26, 27, 29, 30 décembre 2023, 2 janvier 2024
Giuseppe Verdi : Rigoletto
Javier Camarena*/Xabier Anduaga/John Osborn (Le Duc de Mantoue), Ludovic Tézier*/Etienne Dupuis/Quinn Kelsey (Rigoletto), Adela Zaharia*/Julie Fuchs/Ruth Iniesta (Gilda), Simon Lim*/Peixin Chen, Gianluca Buratto (Sparafucile), Marina Viotti*/Ramona Zaharia/Martina Belli (Maddalena), Cassandre Berthon*/Marifé Nogales (Giovanna), Jordan Shanahan*/Fernando Radó (Monterone), César San Martín*/Isaac Galán (Marullo), Fabián Lara*/Josep Fadó (Matteo Borsa), Torneu Bibiloni (Comte Ceprano), Sandra Pastrana (Comtesse Ceprano), Inés Ballesteros (Un page), Claudio Malgesini, Juan Manuel Muruaga (Huissiers de la Cour)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Nicola Luisotti*/Christoph Koncz (direction musicale)
Miguel del Arco (mise en scène), Sven Jonke, Ivana Jonke (décors), Ana Garay (costumes), Juan Gómez-Cornejo (lumières), Luz Arcas (chorégraphie)


L. Tézier, A. Zaharia (© Teatro Real/Javier del Real)


Des voix privilégiées pour la beauté troublante de la tragédie


Un père et une fille : quoi de plus verdien ? Baryton, soprano lyrique aux vocalises bien connues, public en attente d’émotions. Il y a la tragédie du bouffon cruel qui a une vie cachée où il est une personne normale, avec une fille angélique ; il est serviteur du pouvoir, mais il se cache comme père aimant dans une société sans sécurité que, malgré tout, il rend encore plus injuste, plus sinistre. Il y a aussi le pouvoir, personnifié dans un grand fornicateur, violeur, sympa, réservé à une voix de ténor lyrique-léger.


Trois rôles exigeants, ardus, pour la tragédie. Le grand exploit de Ludovic Tézier, voix et comédien. L’éclat de Javier Camarena, toujours en pleine forme. La surprise d’Adela Zaharia dans la construction de Gilda, personnage délicat, généreux, victime et aussi héroïne prenant une décision tragique. La formidable direction de Nicola Luisotti dans la fosse, avec un orchestre plein de nuances, riche en affirmations dramatiques, mais aussi dans les moments où l’apparence de légèreté ne nous trompe pas sur le sinistre milieu de la cour du Duc. Les quinze premières minutes de cet opéra, on le sait bien, sont un chef‑d’œuvre en elles‑mêmes, en montrant la violence évidente dans le cadre d’une fête : le manque de scrupules du Duc, la vilénie du bouffon suivant les vilénies du Duc, la terreur des courtisans, le maître étant plutôt un gangster qu’un chef abusif d’un petit Etat – on connaît de belles productions ayant exploité ce côté délinquant du personnage et son milieu. Et la malédiction ! L’accord initial nous en avait avertis. Il ne manque que la conspiration, déjà en germe, et la victime. Mais on ne découvrira pas ici Rigoletto !


A vrai dire, la soprano roumaine Adela Zaharia n’était pas tout à fait une surprise. On a eu la chance de voir sa Donna Anna il y a quatre ans. Elle a chanté aussi Pamina, Konstanze, Lucia, Violetta... Une soprano lyrique d’une voix puissante, diaphane, une belcantiste frôlant la perfection se plongeant dans les agilités les plus ardues qu’elle résout d’une façon tout à fait naturelle, comme si cela était quelque chose de facile. Zaharia a construit son personnage de Gilda avec la double nature de sa voix, lyrique et parfois légère, au besoin. Mais il y a aussi sa présence ; elle n’est pas une jeune fille ahurie, elle est une jeune femme tous à fait consciente de son erreur et son sacrifice. Bref, une formidable Gilda dans la première des trois distributions.


Ce n’est pas du tout nécessaire évoquer la quantité et la qualité des rôles de Ludovic Tézier. Au Teatro Real on l’a vu, au moins, dans Les Puritain, Les Noces de Figaro, Un bal masqué, Le Trouvère... C’est‑à‑dire trois styles tout à fait différents, mais où Tézier excelle. Il a interprété son Rigoletto dans des grands théâtres européens. Heureusement son Rigoletto est arrivé à Madrid, où il a triomphé. Avec Zaharia et Camarena, certainement. Sa voix est plus claire que celle des Rigoletto habituels, un baryton d’une allure imposante et une couleur pas très éloignée de celle d’un jeune premier, comme si le temps, comme si l’âge ne gênait pas Tézier. Un bouffon anxieux, une âme en même temps torturée et indécise, la cruauté de sa défense erronée devant la Cour et l’amour envers sa fille, la vengeance, la tragédie, tout cela en séquence, parfois dans un mélange des angoisses du personnage difforme – une difformité, d’ailleurs, qu’on ne voit pas ici, peut‑être ce n’est pas nécessaire). Insurpassable bouffon dans la voix et l’interprétation tout à fait théâtrale de Tézier.


Dans le contexte du drame, la joie cruelle du Duc est un contrepoint permanent. Dans sa joie, il y a toujours des victimes. Ce n’est plus un ténor lyrique amoureux ou défendant un principe juste, comme d’habitude chez Verdi et tout le mélodrame italien. Mais, malgré tout, c’est un rôle exigeant une voix lyrico-légère. Le Mexicain Javier Camarena a une voix idéale pour le Duc de Mantoue. La voix de Camarena commence à s’obscurcir, un signe de maturité peut‑être, mais sa voix limpide est toujours là. Il fait un Duc comme il faut : pas du tout hypocrite, un débauché, pas un Don Juan – Don Juan séduit les femmes, le Duc force les femmes avec son pouvoir, Gilda est l’exception nécessaire pour la plus noire de ses fautes. Camarena est le rayon de soleil de cette distribution, un contrepoint entre l’amour de la fille et la haine du père. Et tout cela avec une voix belle et agile, un ange qui ne connaît pas sa condamnation, cachée aussi par le pessimisme de Victor Hugo et de Verdi-Piave, qui ne punissent pas le crime, cela étant l’affaire de Dieu.


Mais il y a aussi la voix profonde de Simon Lim en Sparafucile, un rôle d’une importance déterminante pour marquer la complicité entre le pouvoir et ceux qui restent en marge : Sparafucile tue Gilda, non le Duc ; comme jamais : le vice soutenue par le crime. Simon Lim est formidable dans ce personnage sinistre, dont les avatars quotidiens sont bien connus dans la vie, les affaires, la politique... Il est où, mon Sparafucile ?


La mezzo Marina Viotti campe une Maddalena pleine de force, avec une tenue minette de banlieue qu’on ne lui connaissait pas, mais elle l’assume sans trop de conséquences pour sa ligne vocale et sa vision du personnage. Le reste de la distribution a un niveau parfois extraordinaire (Shanahan, San Martín), toujours suffisant pour ce qu’exige un théâtre si prestigieux. Le chœur, limité à la Cour, et surtout masculin, fonctionne à la perfection dans ses rapports avec les protagonistes, et malgré la concurrence des images et grimaces imposées dans cette mise en scène.


Ah, qui dira les torts de la scène !


Le drame, l’abus de pouvoir, toute la tragédie est déjà chez Verdi. Mais il arrive un metteur en scène, et un autre, et un autre, et ils nous font la leçon, la morale, ils nos expliquent ; nous sommes un peu bêtes et nous avons besoin de leurs explications. Hélas !


Rigoletto et Le roi s’amuse sont deux pièces jumelles nous harcelant à travers le temps. Les publics (y compris le public bourgeois) ont accepté cette suite de méchancetés, cette dénonciation de l’abus de pouvoir, personnifié dans un des rois immondes de la Renaissance et la fondation d’un pays et d’une puissance. Faut‑il faut qu’un metteur en scène fouineur nous fasse une leçon de morale au cas où l’on aurait perdu le « message » de Victor Hugo ou Verdi ? Il ne faut pas oublier que Verdi et Piave ont été obligés de transformer le roi François en Duc de Mantoue : les rois étaient intouchables juste dans les vêpres de leur crépuscule. Mais Miguel del Arco nous fait la morale tout le temps, très souvent avec des touches porno. Un metteur en scène de théâtre avéré, formidable dans ses domaines à lui, del Arco se révèle maladroit dans son véritable début comme regista d’un opéra dans un grand théâtre. Ressources de débutant : on fait danser les filles comme des gogo girls dans des situations où ce n’est pas nécessaire, nous distrayant excessivement dans l’air du Duc, au début, « Questa o quella », un autoportrait d’une canaille au pouvoir contre les femmes. L’air de Gilda, seule, est ici accompagnée des démons qui la saisissent et nous gênent, l’empêchant de chanter son amour haletant, son manque de certitudes, ses peurs : non, le metteur en scène se croit obligé de nous faire voir ces démons, le public bourgeois doit payer son dû, la rançon de la bonne conscience. Cela perturbe une scène si dramatique comme le duo du père et la fille qui vient d’tre déshonorée Gilda : à quoi bon danser dans un moment comme celui‑là ? Cela mène au ridicule dans le récitatif et l’air du Duc « Ella mi fu rapita », dont le développement est accompagné (encore !) de danseuses à quatre pattes remuant les fesses. « La donna è mobile » doit être expliqué au public (endormi ?) et le metteur en scène fait danser (danser ?) des filles mimant les sévices que les femmes et surtout les prostituées souffrent avec des types comme lui. Cette « chorégraphie » dénonçant, démentant les paroles misogynes du Duc, est plus maladroit que risible. L’absurdité et le manque d’imagination lyrico-dramatique corrompent le grand exploit d’un trio protagoniste en état de grâce et un orchestre insurpassable. La mise en scène a été huée le jour de la première par une partie du public. Voilà, l’alibi complet : un public conservateur, voire réac, ne voulant pas se regarder dans un miroir déformant, permet que l’équipe théâtre se voie béni par (encore) la bonne conscience. Des imposteurs cachés derrière de vrais rénovateurs : c’est tellement courant dans les théâtres d’opéra que ce n’est plus une nouvelle importante.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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