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Médée par Ivor Bolton et Paco Azorín

Madrid
Teatro Real
09/19/2023 -  et 20, 22*, 23, 25, 26, 28, 29 septembre, 1er, 2, 4 octobre 2023
Luigi Cherubini : Médée
Maria Agresta */Saioa Hernández/Maria Pia Piscitelli (Médée), Enea Scala*/Francesco Demuro (Jason), Nancy Fabiola Herrera*/Silva Tro Santafé (Néris), Jongmin Park*/Michael Mofidian (Créon), Sara Blanch*/Marina Monzó (Dircé), Mercedes Gancedo, Alexandra Urquiola (Femmes de Dircé), David Lagares (Un coryphée), Valeria Grandio*, Carla Rodríguez, Ismael Palacios* (Les deux fils de Médée et Jason)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), José Luis Basso (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Ivor Bolton (direction musicale)
Paco Azorín (mise en scène, décors), Ana Garay (costumes), Pedro Yagüe (lumières), Carlos Martos de Vega (mouvements scéniques), Pedro Chamizo (vidéo), Pedro Sáenz Almeida (conseiller mythologique et historique)


M. Agresta, E. Scala (© Javier del Real/Teatro Real)


La tradition du mythe de Médée est bien connue. En partant d’Euripide, mais de Sénèque aussi, il y a bon nombre de tragédies, culminant peut‑être avec Corneille. Aribert Reimann s’inspire de Grillparzer pour sa Médée. Parmi les « pièces noires » d’Anouilh, il y a une Médée (moins visitée que son Antigone). La pièce de Heiner Müller (Medeamaterial, dont Dusapin a tiré un opéra) se situe au‑delà de toutes ces approches. Comme opéras, il y a Charpentier, Mayr, Cherubini... Mais aussi un opéra partant de sources étrangères à Euripide, Freispruch für Medea, de Rolf Liebermann, avec sa touche féministe, loin de la sensibilité d’Athènes, où la misogynie était, davantage que la haine ou le mépris de la femme, la peur de la femme, en créant des mythes comme celui des Amazones (William Blake Tyrrell, Amazons. A study in Athenian Mythmaking).


Il y a dans cette production un sens intense de la tragédie. Paco Azorín met un accent important, mais non exclusif, sur les enfants, sacrifiés dans la version traditionnelle : Médée, assassine de ses enfants, une vengeance outrée pour l’humiliation assouvie. Entre parenthèses, il y a une précision différente, où l’on met l’accent sur la misogynie athénienne qu’on a évoquée, contre laquelle Euripide avait probablement conçu sa tragédie, dont l’objectif est aujourd’hui perdu en raison de la distance insurmontable pour les sensibilités et les niveaux de conscience : Euripide, si l’on lit ses tragédies avec attention, n’était pas du tout un misogyne. Paco Azorín, de toute façon, est face à une tragédie où la femme tue ses enfants, et cela demeure une action insupportable de notre temps et de tout temps, malgré la culpabilité et l’opportunisme de Jason.


En même temps, il semble que la légende « officielle » de Médée ait quelque chose de composite. On peut penser à Hercule et Déjanire. Le vêtement pour la rivale nous fait soupçonner qu’il y a une autre source pour la Médée athénienne : Déjanire et la robe pour Hercule, un cadeau réellement empoisonné, apporté par le désir de vengeance du centaure Nessus, agonisant par la flèche d’Héraclès (Sophocle, Les Trachiniennes, écrite longtemps avant la Médée d’Euripide). Déjanire ne veut pas tuer Hercule, mais récupérer son amour ; le héros va épouser la jeune Iole, dédaignant Déjanire. Attention, le nom Déjanire signifie à peu près « celle qui abat les héros ». Dans Médée, Dircé est la pauvre jeune fille utilisée politiquement par son père Créon (rien à voir avec le frère de Jocaste) et son « amoureux » Jason.


C’est un conflit tout à fait semblable à celui de Jason et Médée. Mais Médée, comme personnage, a plus de pouvoirs que Déjanire, Médée est une magicienne ; et elle a sacrifié tout pour Jason, elle a même trahi sa famille et son pays, tout cela longtemps avant l’action (la légende des Argonautes), et les enfants en sont la preuve, frôlant maintenant l’adolescence (d’ailleurs, un concept inconnu et très récent pour nous). Paco Azorín renonce à l’image des enfants tout petits, et il met en scène, tout le temps, les deux victimes comme des enfants qui agissent, qui sont pour ou contre, pas du tout passifs, ils jouent, ils se disputent entre eux, le frère et la sœur, rien à voir avec l’image établie pendant des siècles.


Les situations dramatiques se développent dans les Enfers, un Hadès où Azorín, l’auteur des décors, mène les personnages, dirigés dans un ballet infini par Azorín, le metteur en scène. Il y a aussi un espace supérieur pour les actions à la cour de Corinthe. Il y a des panneaux pour réfléchir et pour nous renseigner, peut‑être pour nous « distancier ». Il y a dans la vision d’Azorín un aspect épique allant au‑delà du drame familial, un aspect politique où l’on met un autre accent sur la femme venue du Caucase (une Barbare) à l’Hellade (la civilisation). Une épopée touchant le quotidien des enfants assassinés dans le monde. Peut‑être Azorín suit‑il les concepts brechtiens, spécialement « l’effet V » (l’effet de distance). Harold Bloom, il y a vingt ans, montrait son scepticisme à propos de Brecht, ses œuvres et ses théories (en écrivant sur Tony Kushner et son chef d’œuvre Angels in America). J’évoque Bloom pour me protéger derrière un nom illustre : je partage pareil scepticisme de maître Bloom. De nos jours, je ne crois pas que ce soit une hérésie.


Azorín réussit dans l’intensité de la tragédie, et peut‑être ne veut‑il pas nous émouvoir (il y a eu des critiques un peu « spontanées » qui l’ont réclamé). Emouvoir n’est pas brechtien, et Azorín a montré la tragédie d’une autre façon. Intensité, force, violence. Pas de place pour les larmes. Pas de pièges : dès le début, le crime est là, avant que la musique ne commence. Il faut y insister : Azorín met en scène un ballet. Un ballet devenant un crescendo de chagrins, mais les chagrins étaient déjà là, dès le début. Le chant l’accompagne, et tout cela croît, même s’il y a des moments plus faibles, comme à la fin de l’acte II, peut‑être déjà implicites dans la partition.


De toute façon, de quelle Médée s’agit‑il ? Cherubini, bien sûr. Version française, comme l’original, mais avec les récitatifs parlés devenus récitatifs accompagnés, œuvre sérieuse et énergique d’Alan Curtis, décédé en 2015. Cherubini et son librettiste Hofmann voulaient de la musique pour ces récitatifs, pensés pour être chantés, mais le dogme « opéra comique » était déjà bien établi au Théâtre Feydeau (Théâtre de Monsieur jusqu’à la Révolution). Mario Munoz Carrasco a identifié onze versions (des tâtonnements, parfois) des récitatifs et le genre de musique qu’on y ajoute. On peut se scandaliser de ce que des récitatifs de Lachner aient été utilisés à une époque, mais il ne faut pas oublier que ce sont les Allemands qui ont fait vivre cet opéra de Cherubini, dédaigné en France pendant des décennies.


Médée est un opéra dans lequel on voit à certains moments qu’il appartient au néoclassicisme, devenu l’esthétique officiel de la Révolution et ses suites, surtout dans les arts plastiques. On voit cela très souvent, comme dans quelque dialogue violent, tout comme dans des airs comme celui de Dircé, d’une douceur qui sera démentie par les événéments ultérieurs, « Hymen ! Viens dissiper une vaine frayeur ».


Médée a besoin d’un chœur agissant toujours dans l’action, presque toujours en scène. Le chœur est un personnage (Corinthiens, Argonautes, gardes, suivantes, prêtres) décisif dans la séquence, la péripétie. La façon de chanter, de se déplacer et d’agir scéniquement du Chœur du Teatro Real, maintenant dirigé par José Luis Basso, est stupéfiante. Le chœur fait partie aussi, dans cette production, du concept « ballet » d’Azorin.


Maria Agresta se confronte à un personnage trop visité par les illustres divas d’antan. D’ailleurs, les représentations étaient dédiées à la mémoire de Maria Callas. C’est redoutable, peut‑être, mais Agresta et ses consœurs des autres distributions ont l’avantage de chanter le véritable opéra d’origine, sans compter les récitatifs (à l’époque, déclamés). Agresta chante, furie et parfois introspection, chante avec une belle et puissante voix son chagrin, sa honte, son affront. Une formidable incarnation de la soprano italienne qu’il faut ajouter, au Teatro Real, à ses exploits dans Norma, Tosca, Le Trouvère, Don Carlos. Frappante dans « Oh détestable hymen...  !  », au début de l’acte II. Mais ce n’est qu’un choix, il doit y en avoir d’autres. Furie et statuaire vont de pair dans cette interprétation riche d’un chant particulièrement beau et dans la tension intérieure de la souffrance, assise, renonçant même aux gestes (elle aussi est aliénée : Médée est un personnage tragique, pas lucide, puisque trop loin de tout ce qui était à elle, dans son pays perdu). La lucidité et la pitié sont les atouts de Néris.


Il a fallu que le ténor Enea Scala force son naturel lyrique dans un rôle antipathique, celui de Jason, répugnant face à la furie de la magicienne tuant ses enfants. Une belle voix, une voix pour un héros romantique, avant que son temps n’arrive. Enea Scala incarne un Jason convaincant, vocalement comme scéniquement.


Sara Blanch, soprano lyrico-légère, construit son personnage de Dircé, doux, innocent, même si son innocence repose sur la douleur, la ruine des autres, mais qu’en sait‑elle ? Une très belle voix, une belle présence. On regrette que l’acte III, celui de sa mort dans la douleur de la tunique empoisonnée, se prive de sa présence. Son air de l’acte I, déjà évoqué, a été peut‑être son meilleur moment. On a vu Sara Blanch récemment au Teatro Real dans Le Turc en Italie, et auparavant dans Thaïs ou Un bal masqué.


Les moments les plus lucides et aussi pleins de bonté sont dévolus à Néris, un personnage qui, à différence de Dircé, agit, connaît l’intrigue, supporte avec sa maîtresse Médée le supplice des événements. La fidèle Néris chante, dans la voix exquise de la mezzo Nancy Fabiola Herrera, son seul air, extraordinaire dans la partition, spécialement beau chez cette mezzo, « Ah, nos peines seront communes ! »


Il ne reste qu’à signaler la puissante voix de la basse coréenne Jongmin Park dans le rôle spécialement antipathique de Créon, surtout parce qu’Azorín le contraint à des actes improbables contre les enfants. Que peut‑on dire des suivantes de Médée sinon qu’on aimerait bien voir et entendre Mercedes Gancedo et Alexandra Urquiola dans des rôles plus risqués, plus au premier plan, dans la mesure où leur prestation a été prometteuse. Il faut ajouter la voix profonde de David Lagares, avec son expérience des répertoires verdien, wagnérien et baroque.


Azorín confie une grande responsabilité aux enfants, Valeria Grandio et Carla Rodriguez, rôles muets mais qui ne cessent que rarement de bouger ; on a dit que ces enfants ne sont pas petits, et en plus ils ne sont pas passifs. La direction d’acteurs prime sur eux. Médée est mythologique. Dans la mise en scène de Paco Azorín, il y a un double, la Médée plutôt sauvage, un rôle muet aussi, interprété par la présence énigmatique de l’actrice Verónica Moreno. Azorín a converti les Furies en présences masculines teintées en noir et blanc, les danseurs Max Iniesta, Cosmin Marius et Daniel Mellado (artistes de parkour).


Mais surtout cela il y a un orchestre dans un état particulièrement heureux. Et un chef comme Ivor Bolton, charismatique dans ce théâtre. C’est lui, c’est l’orchestre qui mènent à bien ce crescendo vers la catastrophe, terrifiante quoiqu’annoncée. Des personnages richement détaillés, les forte des affrontements et les alarmes, les piano à la tension insupportable. Bolton a enveloppé l’action, lui a donné un sens auquel la production a obéi, sagement. L’orchestration des récitatifs par feu Alan Curtis aide à la continuité dramatique progressivement imprimée par Bolton et son orchestre. Une belle mise en scène, un chant d’un bon niveau général ne seraient pas un succès sans une fosse comme celle que Bolton remplit largement avec ses musiciens, ses détails, ses gestes, son énergie.


Le succès public a été incontestable. La critique est divisée. Il faut souligner l’ignorance relative ou absolue des critiques à l’égard du théâtre. Peut‑être n’est‑ce pas étonnant : parmi les metteurs en scène, les intrus et les arnaqueurs sont une espèce dont la population croît. Il faut hélas se méfier, mais on n’a pas de critères valables ; il vaut donc mieux le condamner avant qu’il soit trop tard.


En conclusion, cette Médée est un très beau prélude à la saison 2023‑2024 au Teatro Real.


Le lecteur voudra bien me pardonner cette apostille :
« A la base de cet effort pour se glisser sous les vieux masques, il y a la conscience qu’aucune mythologie créée à l’époque de l’empirisme rationnel ne peut rivaliser avec l’antique pour la puissance tragique ou pour la forme technique. Mais l’auteur contemporain aborde Orphée, Agamemnon ou Œdipe d’une façon spéciale ; il cherche à rehausser le prestige des vieilles bouteilles volées en les emplissant d’un vin nouveau ; le cru est en partie Freud, en partie Frazer. » (G. Steiner, La Mort de la tragédie, traduit par Rose Celli, Gallimard) Merci, maître.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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