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De Bach à l’Art brut

Strasbourg
Erstein (Musée Würth)
11/11/2022 -  
Johann Sebastian Bach : Toccatas en ré majeur, BWV 912, en mi mineur, BWV 914, et en ré mineur, BWV 913 – Suite française n° 5 en sol majeur, BWV 816 – Concerto italien en fa majeur, BWV 971 – Partita n° 1 en si bémol majeur, BWV 825
Laurent Cabasso (piano)


Robert Schumann : Kinderszenen, opus 15 – Kreisleriana, opus 16
Franz Schubert : Sonate n° 22 en la majeur, D. 959

Adam Laloum (piano)




Il y a déjà six ans qu’a été fondé à Erstein, dans la lointaine banlieue sud de Strasbourg, le discret festival « Piano au Musée Würth », dont les concerts de piano et de musique de chambre sont idéaux pour occuper quelques journées de novembre brumeuses et pluvieuses. L’endroit, situé au beau milieu d’une zone industrielle et proche d’un nœud autoroutier, reste insolite : une enclave de beauté souhaitée par le mécène Reinhold Würth, construite juste à côté de l’une de ses multiples usines de quincaillerie. Dispersés sur des sites industriels dans neuf pays européens, les quinze Musées Würth exposent ainsi une collection particulière d’à présent 18 500 œuvres. Et la musique n’est pas absente de cette passion pour l’art, avec même, en 2017, la fondation de la Philharmonie Würth, un tout nouvel orchestre symphonique, doté d’un auditorium de 580 places spécialement construit pour lui à Künzelsau !


Künzelsau ? Tout juste une petite bourgade du Bade‑Wurtemberg située au nord de Stuttgart. Et pourquoi une salle de concert là ? Parce que cette enclave de culture en rase campagne y voisine avec une fabrique de boulons géante, le principal siège du groupe Würth (la Firmenzentrale der Adolf Würth GmbH & Co). A Erstein, petite agglomération de la plaine d’Alsace, le principe est le même mais les proportions sont plus réduites : à côté des bâtiments de l’implantation industrielle Würth, un agréable musée sur deux niveaux et un auditorium de 220 places, idéal notamment pour des récitals de piano.


Après trois éditions plutôt brillantes, la manifestation d’Erstein a semblé marquer un peu le pas, programmation moins prestigieuse, soucieuse d’intégrer également des musiciens plus locaux, notamment du Conservatoire de Strasbourg. Les ravages de l’épidémie de covid ont aussi contribué à l’écorner, et l’édition de 2022 paraît donc quelque peu convalescente, réduite à un long week‑end. En cette journée fériée du 11 novembre on s’y rend surtout pour deux pianistes attractifs, qui ont tendance à éclipser le reste de la programmation. Cela dit, l’endroit reste d’un véritable intérêt, agréablement convivial, et permettant de concilier musique et visites d’un musée présentant des expositions de bon niveau. Avec cet automne une passionnante thématique : « L’Art brut », dans le sillage de sa théorisation par Jean Dubuffet. Une collection d’œuvres de malades mentaux, voire d’autres « Singuliers de l’art », créateurs spontanés, vierges de toute éducation esthétique. Alors, entre deux concerts ou parties de concert, on effectue volontiers un petit tour dans ces salles, où voisinent cet automne les œuvres de multiples béotiens touchés par l’ange du bizarre. Tableaux d’épluchures, sculptures en câbles électriques ou emmaillotées de laine, meubles customisés d’obsessions morbides... tout un art d’une originalité singulière. Indéniablement ce genre d’associations inattendues entre musique et collections à découvrir est aussi l’un des atouts de l’endroit.


Premier récital à 17 heures, que Laurent Cabasso consacre exclusivement à Bach. Pianiste devenu plus discret, après de beaux débuts de carrière dans les années 1980 et 1990, aujourd’hui professeur au Conservatoire de Lyon, Cabasso reste un artiste passionnant parce qu’essentiellement clair, sans afféterie. Un musicien qui va droit au but, qu’il nous joue Beethoven, Schumann ou, ce soir, les Toccatas de Bach. De ces passionnantes œuvres de jeunesse, jaillissement de trouvailles juxtaposées par petits bouts, en une permanente ébullition créatrice, l’interprète se livre à une lecture au fil des doigts, bien organisée mais dépourvue de scrupule musicologique particulier. Le son est plein, robuste, l’utilisation des pédales modérée mais jamais pingre, l’ornementation sobre. Un Bach intemporel, comme peut l’offrir un très bon pianiste, à même de relever les défis techniques d’une écriture pas facile à restituer sur un clavier forcément lourd. Alors qu’il vient d’enregistrer les sept Toccatas d’affilée (le disque est paru en 2021), Laurent Cabasso n’en a sélectionné que trois, dont la rare et tourmentée BWV 913 qui conclut le programme. Plutôt qu’une intégrale en concert, exercice qui aurait pu se révéler touffu, l’option retenue est de mettre ce choix de Toccatas en perspective avec des partitions de Bach plus connues, voire plus ludiques : Concerto italien, Cinquième Suite anglaise et Première Partita. Effectivement une bonne idée, qui renouvelle l’intérêt de ce parcours, au cours duquel le pianiste n’impose jamais d’option interprétative trop tranchée, mais qui ne nous ennuie jamais non plus.


Second récital à 20 heures : Adam Laloum, plus jeune, tout autre tempérament, sur le même instrument, mais dont la sonorité paraît dès lors très différente. Programme romantique cette fois, mais tout aussi unifié que le récital précédent, puisque moins que Schubert ou Schumann c’est surtout Adam Laloum qu’on écoute, un pianiste fantasque, qui nous fait entendre chaque œuvre comme s’il nous fallait un peu la redécouvrir. On se laisse prendre, mais ce jeu d’ombres et de lumières improvisées, qui peut sans doute varier d’un concert à l’autre, comme si l’interprète s’abandonnait à une sorte de transe très intériorisée, déconcerte parfois. Comme dans ces Scènes d’enfants aux pièces soudées les unes aux autres sans respiration intermédiaire, avec des contrastes délibérément abrupts à la clé, alors qu’au contraire à l’intérieur de chaque épisode, de curieuses césures inattendues peuvent apparaître. Même quand le poète parle, il peut être sujet à de bizarres irrégularités d’expression. Techniquement, les prises de risque sont multiples, au risque de rater certains traits, dont les redoutables élans initiaux des Kreisleriana vers l’aigu, mais les compensations sont évidemment autres : une poésie un peu lunaire, voire une fascination. Après l’entracte, la Sonate D. 959 de Schubert nous réserve encore d’autres surprises, y compris d’impressionnantes réserves de puissance, sans pour autant brutaliser la sonorité. La grande bourrasque qui traverse l’Adagio y trouve son compte, mais à la longue, cette lecture segmentée en épisodes, au détriment d’une ligne directrice qui se dérobe, voire cette permanente propension à décaler les mains pour renforcer l’expressivité en toute discrétion, peuvent aussi susciter quelques réticences. Mais tant pis, car sur le moment, on partage vraiment, avec un tel poète du piano, des moments de douce folie tout à fait singuliers.


Le site du Musée Würth



Laurent Barthel

 

 

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