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Meurtres dans la ville

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Opéra national du Rhin
05/29/2022 -  et 31* mai, 1er, 3, 4, 7, 8, 10 (Strasbourg), 26, 28, 29 (Mulhouse) juin 2022
Leonard Bernstein : West Side Story
Mike Schwitter (Tony), Madison Nonoa (Maria), Bart Aerts (Riff), Amber Kennedy (Anita), Thomas Bernier (Action), Kit Esuruoso (Bernardo), Maxime Pannetrat (A‑Rab), Marin Delavaud (Chino), Léo Gabriel (Baby John), Antoine Beauraing (Snowboy), Zoltan Zmarzlik (Big Deal), Shena Dickson (Diesel), Laura Buhagiar (Anybodys), Emmanuelle Guélin (Graziella), Ballet de l’Opéra national du Rhin
Chœur de West Side Story, Luciano Bibiloni (chef de chœur), Orchestre symphonique de Mulhouse, David Charles Abell (direction)
Barrie Kosky et Otto Pichler (mise en scène, décors, chorégraphie), Tamara Heimbrock (reprise de la production), Silvano Marraffa (reprise de la chorégraphie),Thibaut Welchlin (costumes), Franck Evin (lumières)


(© Klara Beck)


Sur le site internet de l’Opéra national du Rhin, West Side Story, apothéose de la saison 2021‑2022, apparaît simultanément dans la liste des productions d’opéra et dans celle des productions de ballet. C’est à la fois équitable et inexact, pour ce qui n’est en fait ni un opéra ni un ballet, mais bien un musical, au sens global où on continue à utiliser ce terme à Broadway. En France, on a coutume de parler plutôt d’une comédie musicale, ce qui là encore introduit quelques biais dans l’idée qu’on peut se faire de l’objet, en réalité inclassable.


En 1957 déjà, West Side Story était un objet scénique non identifié, une bombe qui explosait dans un univers de Broadway encore relativement codifié et très marqué par le divertissement. La gestation fut longue, collaboration orageuse de plusieurs génies, parmi lesquels Leonard Bernstein ne fut pas toujours ni le plus impliqué ni le plus créatif. Le chorégraphe Jerome Robbins, le librettiste Arthur Laurents, le parolier et déjà compositeur Stephen Sondheim ont joué un rôle encore bien plus innovant, à tel point d’ailleurs que Bernstein, ensuite, en pleine carrière ascendante de chef d’orchestre, ne s’est plus tellement préoccupé de son œuvre, laissant même, en 1961, l’initiative de l’agencement des fameuses Danses symphoniques, à des arrangeurs tiers. 1961, c’est aussi l’année de sortie du film de Robert Wise, qui a rajouté une couche supplémentaire aux multiples catégories où on peut classer l’ouvrage, la partition ayant d’ailleurs été notoirement modifiée à cette occasion, en particulier l’ordre des numéros, sans que le compositeur y ait trouvé à redire. Ce n’est que tardivement que Bernstein a récupéré d’une façon plus active la paternité de West Side Story, en l’enregistrant en 1984 pour Deutsche Grammophon. Une affiche de rêve – Kiri te Kanawa, José Carreras, Tatiana Troyanos – mais surtout un brillant contresens, du moins par rapport au témoignage sonore qui nous est resté de l’original cast de Broadway. Presque trente ans après, on n’est plus dans le même monde : West Side Story s’est installé à l’opéra !


Ce reproche‑là, on ne pourra certainement pas le faire à la production berlinoise de Barrie Kosky et Otto Pichler, au répertoire du Komische Oper assez régulièrement depuis 2013 (voir notamment en 2015). Tout y concourt au contraire à une recherche d’épure, ou comment retrouver le vrai noyau dur du drame : la violence d’une délinquance très jeune, les conflits raciaux dans les milieux urbains issus de l’immigration... toutes problématiques intemporelles mais aussi très douloureusement contemporaines. On n’est pas à l’opéra (un peu quand même, car c’est bien au répertoire des maisons d’opéra que West Side Story est en train de s’installer, et c’est très bien ainsi), plus vraiment à Broadway, et plus du tout, mais alors vraiment plus du tout, dans le domaine du divertissement ludique.


On notera que cette « reprise », placée à l’Opéra national du Rhin sous la responsabilité de Tamara Heimbrock, assistante chevronnée, est bien plus qu’une simple remise en place de la production d’origine. Le principe d’y chanter en anglais mais d’y parler les dialogues en langue locale (en l’occurrence l’allemand pour Berlin) a été abandonné, et heureusement, au profit d’un plus raisonnable « tout en anglais ». Les costumes aussi ont été revus : toujours du streetwear, beaucoup de noir, de larges échancrures sur des muscles et des tatouages, mais aux allures réactualisées. Pas besoin en revanche de transporter ou reconstruire un décor : il n’y en a pas. La scène est vide, à quelques échelles et accessoires près, la dramaturgie visuelle étant assurée exclusivement par la danse et le jeu scénique, que des éclairages très travaillés suffisent à mettre en valeur : l’une des principales gageures du spectacle, faire ressentir l’agressivité urgente d’une mégalopole, sans finalement en montrer quoi que ce soit, est magistralement tenue. Une production qui retourne donc bien à l’essentiel : la haine, celle de l’autre, de celui qui est différent, de celui qui paraît encore étranger, même s’il ne l’est déjà plus vraiment, une haine qui ne semble pouvoir se résoudre que par la violence. On ressent particulièrement bien ces pulsions dans la chorégraphie d’Otto Pichler, certes encore tributaire de l’héritage de Jerome Robbins mais davantage terrienne, fortement ancrée dans le sol, d’une puissance que le Ballet du Rhin tente de restituer, mais en restant parfois en deçà de la violence éruptive qu’une véritable troupe de danseurs de Broadway, rompue à produire à volonté des décharges motrices d’une puissance complètement incroyable, pourrait y faire ressentir.


En fosse, la production bénéfice de la caution plus qu’autorisée de David Charles Abell, ancien jeune disciple de Bernstein, que le compositeur lui‑même avait chargé de revoir le matériel d’orchestre au moment où il a enregistré West Side Story, travail qui a servi à établir l’actuelle édition de référence, publiée chez Boosey & Hawkes. L’Orchestre symphonique de Mulhouse coopère dans la mesure de ses possibilités, en essayant d’acquérir les réflexes et les foucades de cette musique. Certes il n’y parvient pas complètement, mais l’essentiel est bien là. On apprécie aussi l’équilibre trouvé dans la sonorisation, jamais trop envahissante ni agressive.


Distribution cosmopolite mais très équilibrée, où chacun est encouragé à parler anglais avec son propre accent, même exotique, puisqu’aucune couleur locale new‑yorkaise n’est spécifiquement recherchée. Le rôle turbulent d’Anita n’est pas confié à une chanteuse mais à une actrice dotée d’une bonne voix : excellente performance d’Amber Kennedy, en dépit des quelques raucités et feulements plus tripaux qui nous manquent. Le chanteur le plus typique d’une certaine image de Broadway reste Mike Schwitter, jeune premier bien chantant et propre sur lui, au beau timbre et aux aigus en voix mixte académiquement négociés : un vrai talent, mais un personnage qu’on peine à imaginer issu d’un groupe de gouapes de banlieue. Quant à la soprano néo‑zélandaise Madison Nonoa, elle interprète habituellement aussi Suzanne dans Les Noces de Figaro ou Lauretta dans Gianni Schicchi, ce qui s’entend bien : une jolie ligne de chant des aigus délicieux, et une composition du rôle de Maria, toute en fraîcheur et en nuances sensibles, qui s’impose sans peine, sauf au moment du finale, longue séquence de pleurs et de déploration (trop longue ?), où une vraie dimension de tragédienne lui fait complètement défaut.


Donc quelques petits défauts d’adéquation ici ou là, et quelques manques de jusqu’au‑boutisme, mais une soirée d’une belle intensité, de celles que l’on n’oublie pas.



Laurent Barthel

 

 

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