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Lutoslawski, ou le grand combat

Strasbourg
Palais de la Musique
05/12/2022 -  et 13 mai 2022
Richard Strauss : Don Juan, opus  20 – Tod und Verklärung, opus 24
Witold Lutoslawski : Concerto pour violoncelle
Kaija Saariaho : Ciel d’hiver

Sol Gabetta (violoncelle)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Hannu Lintu (direction)


S. Gabetta, H. Lintu (© Nicolas Roses)


Salle plus que clairsemée pour ce concert, désaffection qui s’est reproduite à l’identique le lendemain soir. Manifestement, ni la présence de Sol Gabetta, violoncelliste a priori susceptible de faire recette, ni celle de Hannu Lintu, excellent chef finlandais, ni même les deux poèmes symphoniques de Richard Strauss à l’affiche, n’ont suffi à attirer davantage que quelques centaines de personnes.


Certes, au concert et même à l’opéra, les sièges inoccupés sont dans l’air du temps. Dans une récente newsletter, datée du 17 mai, nos collègues de Diapason titrent : «  Jonas Kaufmann s’alarme de voir partout des salles à moitié vides » en citant un entretien accordé par le ténor allemand en marge de représentations de Lohengrin à Melbourne : « Dans le passé, l’âge d’or avant la pandémie, nous ne faisions pas attention à divertir les gens. Nous cherchions plutôt à être aussi exceptionnels, aussi extravagants, aussi avant‑gardistes que possible dans cette forme d’art. Aujourd’hui, il est nécessaire de comprendre que nous faisons [de l’opéra] pour les gens, d’arriver à un résultat où tout le monde est content et diverti. En d’autres termes, l’opéra doit s’offrir à tous. »


Sur le fond, le ténor le plus recherché du moment, et aussi le plus cher (ce qui ne manque pas de sel, quand on peut lire un peu plus loin « Et le ténor n’oublie pas la question épineuse des tarifs : l’opéra ne devrait pas, selon lui, être un luxe inabordable »), pointe effectivement quelques vrais problèmes. Mais le remède est‑il si simple à trouver ? En transposant de tels propos dans le domaine symphonique, suffirait‑il à présent de ne plus programmer que Mozart, Beethoven, Dvorák, les Valses de Strauss, voire Mahler, pour faire revenir en masse dans les salles de concert un public « content et diverti » ?


Dans l’histoire du concert déserté de ce soir, il y a effectivement une arête qui passe mal : le Concerto pour violoncelle de Lutoslawski. De qui ? Déjà le nom, d’une complexité anguleuse, est rébarbatif. Et à défaut de pouvoir l’associer à un souvenir musical précis (Lutoslawski est certes un compositeur important, mais peu joué), il est facile de classer d’emblée l’événement au rayon d’une « musique contemporaine » qui fait peur, donc de faire l’impasse. Or ce concerto a été créé il y a déjà plus de cinquante ans, et la plupart des grands violoncellistes de notre époque l’ont à leur répertoire courant, certes parce qu’il n’y a pas beaucoup de grands concertos pour violoncelle, mais aussi parce qu’il s’agit d’une très belle œuvre. Mais rien n’y fait : cette musique reste synonyme d’un effort à faire pour l’appréhender, et beaucoup n’y sont apparemment toujours pas disposés.


Comment sortir de l’impasse ? Certainement pas par le renoncement. Ressasser continuellement les mêmes œuvres classiques et romantiques n’est pas non plus une recette fiable pour remplir les salles, avec à terme le risque d’une routine pas davantage motivante. On notera d’ailleurs que ce soir deux poèmes symphoniques de Strauss, pourtant rutilants et douillets, n’ont guère attiré non plus. Alors, si un certain public, aspirant avant tout à être « content et diverti », renâcle devant Lutoslawski, pourquoi ne pas essayer d’attirer vers cette musique fascinante un public autre, nouveau, curieux de tout, avide de sensations inédites, voire complètement vierge des codes habituels de la musique dite « savante ». C’est manifestement l’espoir d’une Sol Gabetta, qui pourrait se contenter, à son degré de notoriété, de « tourner » à longueur d’année avec Haydn, Schumann, Dvorák et Elgar, mais qui ce soir a préféré porter ce difficile concerto de Lutoslawski à un degré d’incandescence et de dramatisation stupéfiants, qui le rendent totalement limpide. Chaque note de cet âpre combat entre une soliste qui paraît lutter pour sa survie, face à un orchestre qui sans cesse l’interrompt, la mitraille de rafales de cuivres, voire essaye de la réduire au silence en la submergeant, paraît investie avec un poids et une intelligence musicale qui transcendent totalement toute notion de difficulté ou d’étrangeté de langage. Au moins pour les quatre cents personnes présentes ce soir, la glace est brisée, le buzz créé, la mission accomplie : ce concerto, chaleureusement applaudi, touche, séduit, voire il sera réécouté et incitera à découvrir d’autre œuvres de Lutoslawski. Gabetta a réussi sa mission, et peut ensuite se détendre avec un de ses bis favoris : le Capriccio n° 5 de Ferdinand Dall’Abaco, friandise à jouer entièrement en pizzicati. Le problème, pour qu’une telle performance soit complètement fructueuse, est qu’il aurait fallu déployer tout autant d’énergie conquérante en amont, à créer le buzz avant le concert, pour susciter un véritable effet de curiosité, mais ce travail‑là, de communication et de teasing, ce n’était évidemment pas à Sol Gabetta de le faire.


Autre nom compliqué, autre modernité, mais réellement « contemporaine » cette fois, au moins au sens strict du terme : Kaija Saariaho. Là encore, pour le profane, existe le risque d’un effet dissuasif d’avant‑concert. Mais pour celui qui fera l’effort d’écouter vraiment, la surprise provient plutôt d’une écoute indolore, voire agréable. Est‑on pour autant captivé par les dix minutes de Ciel d’hiver, extrait d’Orion, triptyque symphonique écrit en 2002 pour l’Orchestre de Cleveland ? On y constate un véritable savoir‑faire dans le maniement d’un matériau orchestral diffracté, scintillant, tout à fait bien coordonné par Hannu Lintu, excellent spécialiste de la musique de Saariaho. Le résultat est esthétique, mais dépourvu de geste fort au point qu’après l’écoute on n’en retient au mieux qu’une impression de joliesse diffuse et brumeuse. Ici la modernité s’abstient de déranger.


Don Juan et Mort et transfiguration de Strauss : c’est le fond de répertoire d’un grand orchestre symphonique, plutôt germanique que français, mais on sait que l’Orchestre philharmonique de Strasbourg peut se montrer excellent dans tous les domaines, pour peu qu’il soit stimulé par un chef d’envergure. Et Hannu Lintu fait partie de cette catégorie, capable de tirer le meilleur, même de musiciens qu’il connaît peu. Son Strauss a énormément d’allure, très équilibré, avec même des recherches de transparence pas du tout évidentes à concrétiser après aussi peu de répétitions. L’orchestre bénéficie encore de l’excellent travail accompli dans les poèmes symphoniques de Strauss par Marko Letonja, cela s’entend bien, mais Lintu parvient à rajouter des éléments vraiment personnels, pour des lectures passionnantes de bout en bout. Applaudissements là encore chaleureux, mais « Dommage qu’il y ait eu aussi peu de monde » se disent certains musiciens entre eux, en quittant le Palais de la Musique. De fait. Et les absents ont eu tort.



Laurent Barthel

 

 

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