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Piano gourmand

Strasbourg
Palais de la Musique
03/09/2022 -  et 11 mars 2022 (Monte-Carlo)
Peter Eőtvős : Sirens’ Song
Sergei Prokofiev : Concertos pour piano n° 1 en ré bémol majeur, opus 10, et n° 5 en sol majeur, opus 55
Béla Bartók : A csodálatos mandarin, opus 19, Sz. 73 : Suite

Jean-Efflam Bavouzet (piano)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)


J.-E. Bavouzet, M. Letonja (© Nicolas Roses)


Sirens’ Song de Peter Eőtvős est une commande conjointe du Gürzenich-Orchester de Cologne, du Pannon Philharmonic Orchestra de Pécs, du Stavanger Symphony Orchestra, de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et du Sinfonieorchester Basel. Pour l’instant, Peter Eőtvős en a dirigé toutes les premières locales, du moins celles qui ont effectivement pu avoir lieu, y compris la création mondiale, dans la petite ville hongroise de Pécs, il y a tout juste un an, et encore tout récemment la première exécution à Bâle, le 16 février 2022. A Strasbourg, c’est Marko Letonja qui prend le relais, face à une partition touffue, mais qu’il défend avec conviction. L’effectif est important, avec une prédominance des bois (par trois) sur les cuivres (par deux), les cordes au complet, dont quatorze premiers violons, deux percussionnistes... C’est un matériau de véritable orchestre symphonique qu’Eőtvős manie couramment, et cela s’entend, avec un vrai sens de la hiérarchie des alliages, lointain écho de la mélodie de timbres chère à la seconde Ecole de Vienne. Les textures sont belles, voire somptueuses, un peu Berg, un peu Mahler, un peu Messiaen, le problème de la pièce restant que sa narrativité nous échappe, à moins qu’elle nous laisse simplement libres de plaquer dessus le ressenti dont nous avons envie. Une histoire abstraite de jeu de timbres et de couleurs instrumentales ? Ou au contraire un scénario plus construit, maritime, tellurique, mythologique ? L’ouvrage précédent qu’Eőtvős consacrait aux sirènes d’Ulysse, en 2016, The Sirens Cycle, pour quatuor à cordes et électronique, était plus explicite, mais aussi en raison de la présence de la voix humaine. Ici le propos introductif convoque à nouveau Homère, Kafka et Joyce, indique un faisceau de références possibles, dont l’alternance entre chant surnaturel et silence, mais ne clarifie rien. Rien ne sert non plus de décrire davantage en détail cette intéressante série de gestes orchestraux divers, dont un dernier, d’une belle cambrure poétique, se veut conclusif. Peut‑être qu’une série d’écoutes permettrait de se faire une meilleure idée de ce qui nous déconcerte lors de ce premier contact, hors la très belle qualité du matériau.


Jean‑Efflam Bavouzet avait déjà joué Prokofiev à Strasbourg en 2013 : un Deuxième Concerto qui nous avait laissé quelque peu sur notre faim. Presque dix ans plus tard, on retrouve cet admirable pianiste nanti des mêmes atouts, mais confronté à deux autres concertos de Prokofiev qui paraissent beaucoup mieux lui convenir : le Premier et le Cinquième, bien que chacun d’un esprit très différent, le premier très « jeune fou turbulent », le dernier davantage sarcastique, anguleux, voire aigri, profondément original. Ici en tout cas, le partenariat entre chef et pianiste est idéal. Marko Letonja ne prend pas de précaution particulière pour éviter de couvrir son soliste (il est de toute façon difficile de tout faire entendre dans ces concertos, sauf peut‑être au disque), mais le mariage des timbres fonctionne, le piano ne devenant parfois qu’un instrument parmi d’autres dans la création d’une ambiance générale. Dans ce type de conception, le raffinement coloriste du pianiste français devient un véritable avantage, et aussi son exceptionnelle précision rythmique : l’ensemble déroule un extravagant tapis sonore, dont le luxe bariolé enchante. Et non content de s’être continuellement déchaîné, mais toujours avec classe voire gourmandise, dans ces deux concertos courts mais denses, Jean‑Efflam Bavouzet nous gratifie encore d’une pétulante Isle joyeuse, jouée avec le même sens aigu de l’architecture globale. Et là au moins, contrairement à Prokofiev, même les détails du texte sont audibles, et hors quelques notes à côté, ils sont gorgés d’une imparable musicalité.


Deux concertos, donc conclusion plus ramassée ensuite, avec la seule Suite du Mandarin merveilleux de Bartók, et non le ballet intégral, où il est de toute façon difficile, au concert, de ne pas relâcher çà et là la tension. Ici la parole est surtout à l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, qui peut enfin se retrouver en très grande formation, et sans masques, avec un plaisir évident de « faire du son ». Beaucoup d’interventions solistes de haut vol, des cuivres incisifs à souhait mais aussi très collectivement sonores quand il le faut, et puis surtout ce « bras » exceptionnel de Marko Letonja, cette puissance tellurique qu’il sait faire naître d’un orchestre dont il a été longtemps directeur musical : la puissance démoniaque de cette musique, qui fit scandale à son époque au point d’en avoir été interdite, ressort continuellement, tout en évitant toute excessive crudité morbide. Pas d’épure à la manière d’un Gielen ou d’un Boulez, mais un magnifique travail sur la dramatisation de chaque intervention, scénarisation très théâtrale, qui facilite certainement l’accessibilité de cette partition difficile.


Deux bis, l’un dicté par la révoltante actualité du moment : le plaintif et tout à fait en situation Hymnes‑ 2001, pour cordes, du compositeur ukrainien Valentin Silvestrov, et puis l’apothéose d’orchestre plus conventionnelle de ce concert, rejoué ensuite au Printemps des Arts de Monte‑Carlo : une pétulante Danse hongroise de Brahms.


Laurent Barthel

 

 

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