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Michael Spyres dans tous ses états

Strasbourg
Palais de la Musique
11/05/2021 -  
Wolfgang Amadeus Mozart : Idomeneo, re di Creta, K. 366 : Ouverture & Air d’Idoménée « Fuor dei mar » – Le nozze di Figaro, K. 492 : Air du Comte « Hai già vinta la causa ! »
Gioacchino Rossini : Il barbiere di Siviglia : Air de Figaro « Largo al factotum » – Otello : Air d’Otello « Ah ! Si, per voi già sento »
Giuseppe Verdi : I masnadieri : Ouverture – Il trovatore : Air de Luna « Tutto è deserto... Il balen del suo sorriso »
Adolphe Adam : Giselle : Ouverture – Le Postillon de Lonjumeau : Air de Chapelou « Mes amis, écoutez l’histoire... »
Richard Wagner : Lohengrin : Prélude de l’acte III – Récit du Graal « Aux bords lointains »
Ambroise Thomas : Hamlet : Ouverture & Air d’Hamlet « Oh, vin ! Dissipe la tristesse »
Franz Lehár : Die lustige Witwe : Ouverture & Air de Danilo « Da geh ich zu Maxim ! »
Jacques Offenbach : Les Contes d’Hoffmann : Air d’Hoffmann « Va ! Pour Kleinzach »
Gaetano Donizetti : La Fille du régiment : Air de Tonio « Ah ! Mes amis »

Michael Spyres (ténor et baryton)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)


M. Spyres, M. Letonja (© Grégory Massat)


Une chimère (principale définition lexicale : « être ou objet bizarre composé de parties disparates », mais, en l’occurrence, toutes les autres acceptions du terme pourront fonctionner aussi) : c’est bien ce que Michael Spyres et son éditeur Warner nous vendent en ce moment, avec l’album discographique « Baritenor » enregistré à Strasbourg au cours de l’été 2020. Un disque, cela dit, passionnant de bout en bout, voire incontournable, qui a le grand mérite d’ouvrir beaucoup le débat, forum dans lequel d’aucuns lyricomanes bavards ne manqueront certainement pas de s’engouffrer, en multipliant les arguties historiquement informées...


Revoyons l’orthographe d’abord. « Baritenore » a cours en italien, « baryténor » fonctionne de la même façon en français, en revanche « baritenor » tel qu’il est écrit sur la couverture du CD et sur l’affiche de ce concert, nous paraît un néologisme dont l’usage est à laisser exclusivement aux anglophones. Ensuite, de quelle voix s’agit-il exactement, quand nous parlons d’un « baryténor » ? Si on considère que le dénominateur commun est une tessiture très large, jusqu’à trois octaves, cette typologie peut effectivement se retrouver tout au long de l’histoire de l’opéra, avec à chaque période quelques représentants illustres. Mais entre les diverses époques, l’hétérogénéité est telle que toute généralisation reste vouée à l’échec.


Sur un plan technique, déjà, autant l’opéra a toujours connu des basses et des voix masculines aiguës, autant la zone intermédiaire reste chroniquement floue. Même de nos jours, la frontière entre baryton et ténor n’est pas très discriminante. Par exemple, entre les versions discographiques d’un même lied de Schubert par certains barytons ou ténors, on est parfois à un ton près. Rossini a écrit pour la voix de baritenore exactement comme il l’a fait pour les mezzos colorature, en utilisant toute l’étendue possible de leur tessiture, dans un esprit de virtuosité instrumentale spectaculaire très prisé par les premiers romantiques. En revanche, pas tellement plus tard dans le siècle, quand Verdi eut besoin d’une voix de baryton spécifique pour chanter ses premiers grands rôles, on ne trouvait personne, au point d’avoir recours à des mezzos chantant en travesti. Et là ce n’est évidemment pas la tessiture qui posait problème, mais bien un mode expressif tout nouveau, un poids dramatique inédit à trouver.


Donc, plus importants que ces bornages arbitraires de tessiture, ce sont bien le style, la couleur, qui sont déterminants. Parce que chaque voix reste essentiellement tributaire d’une typologie pré-définie, avec de réelles difficultés à en changer. Plácido Domingo ne chante plus depuis longtemps que des rôles de baryton, mais sa voix a gardé toutes les caractéristiques de celles d’un ténor. A l’inverse, la voix de Jonas Kaufmann, qui n’a pu améliorer que récemment une technique qui couvrait excessivement l’émission, a longtemps sonné comme celle d’un baryton.


Rarissimes sont en revanche les interprètes caméléons, ceux qui parviennent à changer d’apparence à volonté. Là, clairement, Michael Spyres constitue un phénomène à part, qui dépasse probablement toutes les classifications historiques, et on était impatient de pouvoir assister sur le vif à ce jeu de masques et de métamorphoses, continuellement troublant au disque. Or, non seulement on n’est pas déçu, mais même, à bien des égards, puisqu’il s’agit aussi ici de chauffer, dans les conditions du direct, et la voix et la salle, la performance publique s’impose bien au-dessus de l’enregistrement. L’air de Tonio de La Fille du régiment est donné en toute fin de programme, et ses neuf contre-ut sortent avec une facilité déconcertante, sans la moindre trace de fatigue, alors qu’au disque, bien davantage à froid, ils paraissent raides et artificiels. De même l’air d’Otello de Rossini est ici bien plus ébouriffant, avec quelques interpolations suraiguës d’une classe qui nous rappellent un Chris Merritt : là, vraiment, oui, baritenore il y a, on est dans le vif du sujet. Mais ailleurs, ce qui nous cloue simplement sur notre siège, c’est la classe, la prestance, l’invraisemblable aisance d’une voix qui peut tout se permettre, et de surcroît la présence physique d’un interprète totalement désinhibé scéniquement. L’air d’entrée de Figaro du Barbier de Séville tourne au numéro de cirque, mais qui laisse bouche bée, comme une démonstration de haute école ou des passes de trapèze volant. Et puis aussi, le culot de juxtaposer le Récit du Graal de Lohengrin, dans un français aussi audacieux qu’impeccable, et l’air d’entrée de Luna dans Le Trouvère : en quelques secondes tout change, le timbre, les couleurs, la profération plus percutante des mots, c’est prodigieux ! On passe à vue d’un Heldentenor (en fait, vu le français, on parlerait plus volontiers d’un « fort ténor »), à un véritable baryton Verdi, enfin presque.


Oui, car il y a un presque, la prestation conservant sa part d’illusionnisme. Manque un peu à ce baryton sa véritable noirceur, son investissement passionnel dans les couleurs profondes du timbre. Et c’est la même carence que l’on constate dans l’air de fureur d’Almaviva des Noces de Figaro, encore que Spyres noie intelligemment le poisson, en utilisant la version alternative écrite par Mozart pour les représentations viennoises. La dernière partie s’aventure beaucoup plus volontiers dans l’aigu, ce qui favorise une intéressante remise en perspective du personnage, davantage joueur et libertin que simple jaloux. On note au passage que naguère cette version particulière nous avait été révélée par un disque de Dietrich Fischer-Dieskau. Tiens, tiens ! Un baryténor qui cachait son jeu ?


Au cours d’une telle soirée, l’orchestre n’est qu’un faire-valoir. Mais Marko Letonja et l’Orchestre philharmonique de Strasbourg tiennent leur rang, même si tout n’est pas parfait. Mozart ne paraît pas très propre sur lui, Rossini s’ébroue en pagaille, en revanche Wagner, voire Lehár ont de la classe, et les Français (Thomas, Offenbach, Adam) un bel impact, en dépit d’une tendance générale à jouer trop fort. On notera aussi un bonheur certain dans le choix des intermèdes, tous brefs, le temps pour Michael Spyres d’aller boire un verre d’eau et souffler un peu en coulisses. Beau solo d’Alexander Somov dans l’Ouverture des Brigands de Verdi, impeccable rangée de cuivres qui s’en donne à cœur joie dans le Prélude du troisième acte de Lohengrin, et même une majestueuse Ouverture d’Idoménée (oui, l’Ouverture, et non le Ballet, contrairement à ce qui est mentionné dans le programme), même si d’autres pratiques de Mozart nous ont désormais déshabitués de tant de pompe et d’empois.



Laurent Barthel

 

 

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