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Retour en gloire de l’Œdipe d’Enesco

Paris
Opéra Bastille
09/23/2021 -  et 26, 29 septembre, 2*, 5, 8, 11, 14 octobre 2021
Georges Enesco : Œdipe, opus 23
Christopher Maltman (Œdipe), Clive Bayley (Tirésias), Brian Mulligan (Créon), Vincent Ordonneau (Le Berger), Laurent Naouri (Le Grand Prêtre), Nicolas Cavallier (Phorbas, Le veilleur), Adrian Timpau (Thésée), Yann Beuron (Laïos), Ekaterina Gubanova (Jocaste), Clémentine Margaine (La Sphinge), Anna-Sophie Neher (Antigone [acte IV]), Anne Sofie von Otter (Mérope), Félicité Grand/Marie Texier (Antigone [acte III]), Daniela Entcheva (Une Thébaine), Luca Sannai, John Bernard, Hyunjong Roh, Bernard Arrieta, Jianhong Zhao, Hyun Sik Zee (Thébains)
Chœurs de l’Opéra national de Paris, Ching-Lien Wu (chef des chœurs), Maîtrise des Hauts-de-Seine/Chœurs d’enfants de l’Opéra national de Paris, Gaël Darchen (chef de chœur), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Ingo Metzmacher (direction musicale)
Wajdi Mouawad (mise en scène), Emmanuel Clolus (décors), Emmanuelle Thomas (costumes), Cécile Kretschmar (maquillage, coiffures), Eric Champoux (lumières), Stéphane Pougnand (vidéo), Charlotte Farcet (dramaturgie)


C. Maltman (© Elisa Haberer/Opéra national de Paris)


Génie singulier, aussi raffiné que puissant, Enesco reste un des grands oubliés de la vie musicale, mort honteusement pauvre et ignoré dans un Paris qui l’avait célébré, à une époque où beaucoup de jeunes loups ne juraient que par le sérialisme, brocardant le Stravinsky néoclassique ou le dernier Bartók. Après sa disparition, seuls quelques violonistes jouaient encore la Troisième Sonate pour violon et piano «Dans le caractère populaire roumain», seuls quelques chefs faisaient rutiler la première ou la seconde Rhapsodie roumaine du maître de Yehudi Menuhin. Oubliés le virtuose de l’archet, un des plus illustres de son temps, le chef, le pianiste...


En inaugurant son mandat par Œdipe, «tragédie lyrique» créée à Garnier en 1936, où le ramena en 1963 une tournée de l’Opéra de Bucarest, Alexander Neef nous rappelle la vocation de l’Opéra de Paris et répare une scandaleuse injustice. On vient encore de le vérifier: l’opéra d’Enesco a toute sa place parmi les chefs-d’œuvre de l’entre-deux-guerres. Mûri pendant deux décennies, il réalise la synthèse de plusieurs siècles d’histoire de la musique, savante ou populaire, et celle des recherches du compositeur lui-même. S’y croisent la liturgie byzantine et le folklore roumain, la tonalité, la modalité, l’atonalité et les quarts de ton, le tout serti dans un orchestre luxuriant ou bucolique, d’une richesse inouïe, tandis que la voix oscille, selon les moments, entre chant, parole et Sprechgesang.


Quelques années auparavant, l’Oedipus Rex stravinskien n’empruntait, chez Sophocle, qu’à Œdipe roi, la partie la plus célèbre du mythe. Edmond Fleg, le librettiste d’Enesco, s’inspire aussi d’Œdipe à Colone, où le héros, accueilli par le roi Thésée à Athènes, connaîtra une mort cathartique – cette tragédie moins connue inspira Sacchini, Mendelssohn... et Xenakis. L’opéra du Roumain s’achève d’ailleurs sur une véritable transfiguration du maudit recouvrant la vue, entrée dans la lumière de celui dont l’innocence éclate enfin et qui avait fièrement répondu à la Sphinge que l’homme était plus fort que le destin.


Wadji Mouawad a mis en scène les tragédies de Sophocle et placé les traumatismes familiaux au cœur de son univers: n’était-il pas tout désigné pour mettre en scène cet Œdipe? Une mise en scène très ritualisée, assez hiératique, afin, sans doute, de serrer de plus près l’esprit de la tragédie grecque. Tout remonte ici au rapt et au viol de Chrysippe, l’enfant de Pélops, par Laïos, le père d’Œdipe, et plus loin même, à l’enlèvement d’Europe – événements rappelés par un interminable texte, aux obscénités incongrues, précédant les premières mesures, en guise de Prologue. Sans tomber dans le fait divers, cette manie aujourd’hui très répandue, le mythe, du coup, nous parle peut-être davantage, le Libanais oscillant entre réalisme – l’accouchement de Jocaste, par exemple – et abstraction, jouant sur les symboles et les références. Il associe ainsi chaque lieu à un élément, faisant mourir Œdipe, en position fœtale, sur un miroir d’eau, liquide lustral et amniotique. Les beaux costumes colorés d’Emmanuelle Thomas renvoient aussi bien à l’Antiquité qu’à aujourd’hui, on pourrait croiser dans la rue cet Œdipe au crâne rasé, les coiffures végétales de Cécile Kretschmar n’étant plus que bois morts quand la peste ravage Thèbes. Tout se déroule à travers la pénombre d’un décor souvent réduit à des murs amovibles et des statues géantes, qui entretient l’inquiétante étrangeté de la tragédie et qu’animent les belles lumières d’Eric Champoux. Très lisible, la production a néanmoins le souffle court, lecture plus que vision, avec une direction d’acteurs assez traditionnelle, trop redondante pour le chœur. Il est vrai que l’opéra tient aussi de l’oratorio, comme parfois entre les deux guerres, seul le troisième acte étant vraiment théâtral.


La musique, en revanche, tient toutes ses promesses. Ingo Metzmacher, qui dirigeait l’œuvre à Salzbourg en 2019, porte l’orchestre de l’Opéra à des sommets de beauté, par le travail sur les timbres et les harmonies, la puissance et la clarté d’une direction restituant la fascinante singularité de l’œuvre. A Salzbourg étaient aussi l’Œdipe de Christopher Maltman, le Créon de Brian Mulligan et le Berger de Vincent Ordonneau. Le premier renouvelle sa performance dans un rôle écrasant, voix de bronze à l’endurance sans faille, du grave à l’aigu, héros glorieux ou déchu, entre cri et chuchotement, fidèle aux indications et aux nuances de sa partie avec une impeccable maîtrise du mot, bref, grandiose. D’une aisance remarquable dans les aigus, le second a la duplicité du frère de Jocaste. Toutes les clés de fa impressionnent d’ailleurs, même un peu fatiguées comme le Tirésias redoutable de Clive Bayley ou le Grand Prêtre imposant de Laurent Naouri. La Sphinge de Clémentine Margaine surgit des profondeurs de l’abîme, timbre à la chair généreuse, Anne Sofie von Otter a gardé de la voix pour Mérope – et elle pourrait instruire l’opulente Jocaste d’Ekaterina Gubanova en matière de prosodie française –, Anna-Sophie Neher a la fraîcheur de la jeune Antigone. Si tout le monde serait à citer, il faut saluer la qualité de la prestation du chœur, un des protagonistes de la tragédie, maintenant dirigé par Ching-Lien Wu.


Il était temps que cet Œdipe revînt à Paris, alors que, avant Salzbourg, Toulouse (2008), Bruxelles (2011), Londres (2016) ou Amsterdam (2018) en avaient apprécié les beautés. Mais cela n’a pas suffi, loin de là, à remplir la salle: de quoi méditer, une fois de plus, sur la formation du public musical français.



Didier van Moere

 

 

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