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Création radiophonique

Strasbourg
Opéra national du Rhin
03/20/2021 -  
Zad Moultaka : Hémon
Raffaele Pe (Hémon), Tassis Christoyannis (Créon), Judith Fa (Antigone), Béatrice Uria-Monzon (Eurydice), Geoffroy Buffière (Hyllos), Marta Bauzà, Claire Péron, Francesca Sorteni, Anaïs Yvoz (récitantes)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Alessandro Zuppardo (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Strasbourg, Bassem Akiki (direction)


(© Klara Beck)


«Arsmondo»: ce festival strasbourgeois reste indissociable de nos souvenirs d’Eva Kleinitz, directrice de l’Opéra national du Rhin au mandat tragiquement écourté. Un concept initial né à Stuttgart, où Eva Kleinitz était alors en poste, ville où d’ailleurs ce même titre reste porté par un magazine pluridisciplinaire consacré à la culture dans le Bade-Wurtemberg. En posant sa candidature, Eva Kleinitz avait proposé l’idée de ce festival transversal, consacré chaque printemps à un pays extra-européen, comme l’un des axes clés de son projet artistique à Strasbourg, ce qu’il est d’ailleurs devenu. Et le nom même d’«Arsmondo», à l’époque intitulé provisoire, est resté comme une marque de fabrique, pour cette programmation très riche, centrée chaque fois autour d’un opéra, mais abordant aussi de multiples registres complémentaires: littérature, poésie, cinéma, danse, débats, musique de chambre... un véritable bouillon de culture dont le seul vrai défaut est la surabondance d’une offre qu’il est souvent difficile, faute de temps, de suivre en détail.


«On est d’accord, l’opéra est né en Italie mais il est devenu depuis longtemps un phénomène mondial. Il suffit de penser à tous ces chanteurs et chanteuses qui viennent de tant de pays différents. Il fallait à mon sens briser cette image d’une Europe qui possède toutes les clés de cet art...» Eva Kleinitz tenait ces propos en 2018, et aujourd’hui son objectif paraît atteint. On a pu ainsi découvrir à Strasbourg, en 2018 Le Pavillon d’or de Toshiro Mayuzumi, au cours d’une première édition consacrée au Japon, et surtout, en 2019, la création française de Beatrix Cenci d’Alberto Ginastera, point culminant d’une riche programmation argentine. Ensuite, on arrive au douloureux printemps 2020: une édition entièrement dédiée à l’Inde mais qui s’écrase au décollage, prise au piège d’un confinement qui stoppe net les répétitions d’Until the Lions: Echoes from the Mahabharata de Thierry Pécou. On notera que là, faute de trouver un opéra intrinsèquement indien qui puisse faire l’affaire, on s’était rabattu sur une commande à un auteur français, mais qui respectait la thématique. Une regrettable occasion manquée, dont seules ont subsisté pendant de longs mois les affiches vivement colorées, se délitant tristement sur les murs d’une ville déserte... L’événement a été remis, sinon sine die, du moins à une édition ultérieure.


Cette année, avec le Liban au programme, le même scénario catastrophe aurait pu se reproduire. Mais cette fois Christian Longchamp, directeur artistique d’«Arsmondo», et Alain Perroux, directeur de l’Opéra national du Rhin, ont pu limiter les dégâts, avec un festival scindé entre une partie radiophonique et internet en mars, et des manifestations espérées avec public plus tardivement dans la saison. La création mondiale d’Hémon, commande de l’Opéra national du Rhin au «compositeur et artiste visuel» libanais Zad Moultaka, a ainsi pu être menée à son terme, mais sans mise en scène, et devant une salle quasiment vide, soirée retransmise en direct par France Musique.


Né au Liban en 1967 et installé à Paris depuis 1984, Zad Moultaka, qui se présente comme «formé à la rigueur de l’écriture musicale occidentale mais intrinsèquement lié à ses racines et aux musiques de tradition orale», constituait donc un choix pertinent pour cette commande, aux confins de l’opéra conventionnel et d’un enracinement oriental ouvertement revendiqué. Un premier essai d’opéra de grandes dimensions, après quelques projets plus brefs, et pour lequel l’écrivain et philosophe Paul Audi a écrit un beau livret inspiré de l’Antigone de Sophocle.


Centré non sur la nièce de Créon mais sur Hémon, son fiancé, au destin mythologique non moins tragique, ce texte très riche n’a qu’un seul défaut, sa longueur: énormément de mots, de métaphores, d’images, dont la facture raffinée impose à la musique un incompressible temps d’élocution. Pour donner davantage d’influx au résultat, il aurait fallu que le compositeur taille dans le vif, télescope des phrases, superpose des situations dramatiques, ce qu’il a sans doute tenté de faire, mais trop timidement. Ici tout avance pour l’essentiel au lent fil d’un texte encombrant, que les chanteurs ont pour principale mission de nous restituer avec une intelligibilité maximale. La musique ne vient qu’habiller les mots, en les infléchissant de nuances certes subtiles mais pas toujours très caractérisées. En écoutant ces longues tirades tragiques, qui n’ont ni la radicalité aride mais prenante de l’Antigonae de Carl Orff, ni la richesse proliférante du «Litteraturoper» d’Aribert Reimann auxquelles elles font parfois penser, on se prend à trouver l’ensemble certes d’une véritable élégance, mais aussi d’une sagesse relativement datée. Quant à la masse orchestrale, qui avance inexorablement sous la battue précise de Bassem Akiki, elle peine à différencier les climats, sensation d’uniformité relative que l’usage diffusément perceptible d’intervalles micro-tonaux, ne modifie pas vraiment, voire, a contrario, favorise.


Avec des interprètes de moindre poids, vraisemblablement, on s’ennuierait, au cours de cet ouvrage d’environ 90 minutes donné en version de concert. Mais il y a de grandes voix. Difficile de résister à l’élégance de la déclamation du Créon de Tassis Christoyannis, véritable modèle de projection des mots, ni d’ailleurs à celle de l’Hyllos très posé de Geoffroy Buffière. Une culture du poids exact du français qui échappe davantage à Raffaele Pe, Hémon handicapé de surcroît par un registre qui n’est pas le sien. L’évolution du personnage au fil de la pièce est en effet marquée par un changement de voix, baryton au début, contre-ténor ensuite. Or clairement on a affaire à un falsettiste, à la voix de poitrine plus quelconque voire terne, qui ne convainc vraiment que quand il réintègre sa tessiture d’excellence. Côté dames, l’Antigone de Judith Fa se voit cantonnée à une brève intervention, Béatrice Uria-Monzon se trouvant mieux servie, dans les airs exigeants d’Eurydice où son potentiel dramatique peut s’exprimer à bon régime, même si là, l’intelligibilité du texte commence à souffrir.


Dans notre perception de l’œuvre, il faut tenir compte de la spatialisation imposée par les actuelles normes sanitaires. Avec l’orchestre étalé sur toute la scène et le chœur disséminé sur l’ensemble du parterre, il est difficile de se faire une véritable idée des équilibres sonores, beaucoup mieux reconstitués sur la captation par les techniciens de France Musique. De même la proximité des micros favorise l’intelligibilité des voix aiguës, voire confère à l’enregistrement un impact plus direct que dans la salle, dans un esprit de «dramatique radiophonique» un peu suranné mais efficace.


Difficile aussi de mesurer ce que la mise en scène et les décors de Zad Moultaka auraient pu apporter, même si les maquettes et le concept général laissaient pressentir une installation scénique relativement statique façon Bob Wilson. Sans doute la meilleure façon de présenter ce qui paraît davantage un oratorio dramatique qu’un opéra? A ce stade d’un processus de création interrompu avant son terme, on en reste à des conjectures. Cela dit, cet Hémon mérite certainement d’être repris: en public et mis en scène, voire un peu revu et retaillé, il pourrait nous impressionner davantage.



Laurent Barthel

 

 

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