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Don Giovanni ou Le délire du moribond

Madrid
Teatro Real
12/18/2020 -  et 20, 23, 26, 27, 28*, 29, 30 décembre 2020, 2, 3, 4, 7, 8, 9, 10 janvier 2021
Wolfgang Amadeus Mozart: Don Giovanni, K. 527
Adrian Erőd/Christopher Maltman* (Don Giovanni), Goran Juric/Tobias Kehrer* (Commendatore), María José Moreno/Brenda Rae*/Adela Zaharia (Donna Anna), Airam Hernández/Mauro Peter* (Don Ottavio), Anett Fritsch*/Federica Lombardi (Donna Elvira), Marko Mimica/Erwin Schrott* (Leporello), Krzysztof Bączyk*/Cody Quattlebaum (Masetto), Louise Alder*/Marina Monzó (Zerlina)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Ivor Bolton (direction musicale)
Claus Guth (mise en scène), Julia Burbach (reprise de la mise en scène), Christian Schmidt (décors et costumes), Olaf Winter (lumières), Ramses Sigl (chorégraphie)


B. Rae, C. Maltman, A. Fritsch (© Javier del Real/Teatro Real)


Cette production de Don Giovanni, signée Claus Guth, a été créée il y a plus de douze ans à Salzbourg (2008). On peut voir maintenant l’élan de cette gageure, intéressante, hardie, pas particulièrement réussie en tant qu’image totale, mais très accomplie en tant que théâtre de personnages, d’acteurs. Et, malgré tout, c’est une vision dépouillée.


La forêt, les arbres, la nuit: s’agit-il d’un bois, une selva d’amore, le lieu complexe ou insolite où plongent les amours et les troubles, voire le chaos? Ou bien s’agit-il d’un choix capricieux, voire arbitraire? Le décor est peut être une belle idée, mais les belles idées ont besoin d’un développement, et les situations doivent être cohérentes avec l’idée, en l’espèce la forêt. Il y a des moments absurdes, spécialement le banquet final (les sacs en plastique et les burgers-frites). L’absurdité d’autres situations peut s’expliquer, voire se masquer, par le «délire», on y reviendra). Alors, Don Giovanni se trouve-t-il in selva scura? Ou s’agit-il tout simplement d’un grand parc, comme le bois de Boulogne, un parc où tout est possible dans l’obscurité? Par exemple, le crime, le viol, la fête... le délire.


Dès le début, avant même l’Ouverture, nous voyons Don Giovanni blessé par balle par le Commandeur, lui-même blessé à mort. Tout l’opéra qui suit est le voyage d’une longue nuit vers la mort du héros. As he stands dying, «tandis qu’il agonise» (debout). Toute l’histoire bascule alors entre la réalité et le délire. L’obstination de Don Giovanni à vivre, à faire la conquête des femmes, une après l’autre, toutes invisibles ou rêvées, serait le résultat de cette condition de moribond, un moribond qui n’arrête jamais. La négation finale, son triple NON, vient précédé de l’opiniâtre volonté de vivre, jouer, séduire, tromper. Dans cette mise en scène, l’«état moribond» de Don Giovanni est la proposition dramatique la plus intéressant. Mais elle ne marche hélas pas tout le temps.


Le lieu commun: Donna Anna aime Don Giovanni, elle trop furieuse pour qu’on ne voie pas quelque chose de suspect. Assez! Une histoire trop vue, trop connue, un «déjà-vu» dont les origines résident chez Hoffmann, qui se trouvait très malin avec cette perspective préfreudienne. Et avec l’alibi psy, alors, c’est la dégringolade des malins qui ont découvert la vérité cachée de la femme pas du tout vertueuse. N’y a-t-il pas un peu de misogynie déguisée? Donna Anna n’a-t-elle pas assez de raisons de haïr Don Giovanni? Un viol, même manqué, et l’assassinat de son père. Mais, non, les malins ont des raisons que la raison ne connaît pas. En outre, le viol manqué hors scène est très souvent une opportunité pour le pornographe caché dans le cerveau à la pensée automatique de beaucoup de metteurs en scène. Pour compléter et résoudre le lieu commun, Guth nous offre le dépouillement de Donna Anna dans son aria finale – il s’en trouve certains qui considèrent qu’elle est en train d’affirmer sa vocation de bonne sœur! Ne peut-on pas comprendre dans quelle situation se trouve cette femme pour demander un répit aux demandes de mariage de Don Ottavio? Ses vocalises, à la fin de l’aria, n’ont rien à voir avec telle ou telle messe où il y en a aussi, mais avec une convention belcantiste ancienne l’histoire du chant. Si vous ne respectez pas le sens du chant, vous n’avez pas le droit de mettre en scène un opéra; la musique est la dramaturgie, le chant est son contenu.


On supprime une aria de Don Ottavio, «Il mio tesoro». Soit, après tout il s’agit d’un des airs alternatifs pour le ténor des premières représentations de Don Giovanni. Mais supprimer l’ensemble final est un choix dangereux. Il y a un pacte non écrit: on respecte la musique, on peut faire n’importe quoi avec le reste. Mais l’ensemble va contre tout ce que Guth a pensé pour l’action qui précédé: il dénoncerait en effet la vacuité et l’arbitraire du choix dramatique. Donc, on supprime. Dans un vieux film de l’opéra The Rake’s Progress (mise en scène de John Virke, filmée par Inger Aby – à qui était la «faute»?), on supprime aussi le final, inspiré par l’ensemble de Don Giovanni: dommage, mais ce n’est pas la même chose.


Après des mises en scène comme celles signées Bieito ou Warlikowski, celle de Guth est respectable. En outre, il y a une direction d’acteurs très soignée, et cela est notamment visible dans les récitatifs, une épreuve pour les acteurs-chanteurs, surtout quand ils sont deux ou plus, avec la vitesse propre à un opéra bouffe. Il faut ne pas oublier cela: Don Giovanni commence avec la mort du Commandeur, et dans cette production aussi avec le sang de la blessure du héros, la sueur de l’effort, les larmes de Donna Anna... mais il s’agit d’un opéra bouffe.


Mais dans un opéra, ce qui marche, avant tout, c’est l’ensemble des voix solistes et l’orchestre. Plus de douze ans ont passé, mais le Don Giovanni de Christopher Maltman continue à dominer le rôle par sa voix puissante (même si le temps ne passe pas sans droits de douane) et par la construction accomplie du personnage, avec l’exigence spéciale et concrète de cette production: je meurs, donc j’agis. Son double – il s’agit de son double dans le sens de classe opposée et de miroir crâneur, même devant la mort – est Erwin Schrott. Il semble content, voire heureux, de la désinvolture de son Leporello (et il a aussi chanté Don Giovanni), parfois un peu dépassé par ses «propres événements». Voix impeccable, lui aussi. Dans un moment donné, la production échange leurs propos, à l’encontre du texte original. Peu importe, c’est une petite sottise montrant qu’ils sont tous les deux peu ou prou «interchangeables». La scène de la confusion des identités (Leporello travesti en Don Giovanni) est motivée par cette logique.


Formidable Brenda Rae en Donna Anna: un équilibre entre les exigences absurdes d’une passion impossible pour Don Giovanni et la vérité amère du personnage. Dès la violente scène du début jusqu’à son aria «Non mi dir, bel idol mio» (cf. supra), Rae compose un personnage d’une cohérence totale dans les récitatifs et le chant, malgré le trouble de la mise en scène à l’égard de cette femme dont la complexité et les tourments ne sont pas des «brouillards pour le divan» qui dissimuleraient quelque chose.


Don Ottavio, on le sait, n’a pas bonne presse. Il n’est pas un personnage de western, mais le seul qui conserve une capacité critique tout au long de l’action. Son récitatif vient très souvent contre les ardeurs des autres personnages, et cela le rend moins attirant. Il est sage, il n’est pas violent, et il ne peut pas trop jouer sur les apparences. Son aria «Dalla sua pace» permet à Mauro Peter de montrer son talent belcantiste, mais sa prestation dans les récitatifs révèle qu’il n’a pas pu surpasser l’accablante tradition scénique hostile à ce personnage.


Tout à fait belcantiste, Anett Fritsch développe son personnage plein d’espoir et de désespoir avec une retenue très cohérente avec le dépouillement et la mesure de la vision de Guth (hormis les élans de Donna Anna). Plus lyrique que dramatique, Fritsch s’impose néanmoins dans ce personnage dont les contradictions ne sont que le fruit de la honte (la femme bafouée, burlada), d’une opiniâtre volonté de réparation au-delà d’une indéniable sensualité.


Le couple «populaire» formé par Zerlina et Masetto est très bien servi par la jeune Britannique Louise Alder et la basse polonaise Krzysztof Bączyk. Malgré les contradictions entre le texte et l’action visible (surtout pour Masetto: «Ho capito, signor sì»), les rapports dans le couple et la fraîcheur des relations entre Masetto, le sympathique avili, et les nobles sont d’une grande souplesse, d’une vérité théâtrale très aboutie dans les récitatifs (encore les récitatifs). Mais aussi dans ses airs et duos: merveilleuse Alder dans son duo avec le burlador, son «Vorrei e non vorrei».


Le Commandeur n’émeut pas (le «délire» du protagoniste affaiblit-il un personnage, celui qui l’a blessé à mort?), mais s’il ne nous remue pas, au moins il tue dès le début, avant l’Ouverture. Et il est finalement le fossoyeur du héros, accomplissant le destin qui lui est assigné. La prestation de Tobias Kehrer est limitée, mais acceptable pour la conception de son rôle dans cette approche.


Ivor Bolton et l’orchestre offrent des moments tout à fait remarquables, surtout dans la scène du banquet, à la fin, et malgré la banalisation scénique de ce tableau. Le reste, un équilibre réussi, ou plutôt un pari en complicité avec la mise en scène, entre passages lents et moments agiles, vifs. La fosse ne nous ennuie jamais. Les cors naturels, mais un pianoforte pour les récitatifs, hélas pas le clavecin prévu par la partition.


Un autre pari, réussi lui aussi: le Teatro Real a présenté une production en temps «de colère» sans qu’on en voie trop les limites. Les figurants portaient certes des masques, mais pas les chanteurs, voilà tout. Le pari du théâtre est pleinement réussi. Après La Traviata, Un bal masqué et Rusalka, le bilan est très positif.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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