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La voilà!

Monaco
Grimaldi Forum
11/20/2020 -  et 22, 24 novembre 2020
Georges Bizet : Carmen
Jean-François Borras (Don José), Adrian Sâmpetrean (Escamillo), Matthieu Lécroart (Zuniga), Anas Seguin (Moralès), Frank T’Hézan (Lillas Pastia), Aude Extrémo (Carmen), Anaïs Constans (Micaëla), Charlotte Despaux (Frasquita), Fleur Barron (Mercédès), Pierre Doyen (Le Dancaïre), Marc Larcher (Le Remendado), Irene Olvera (danseuse espagnole)
Chœur d’enfants de l’Académie Rainier III, Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, Stefano Visconti (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, Frédéric Chaslin (direction musicale)
Jean-Louis Grinda (mise en scène), Rudy Sabounghi (décors), Rudy Sabounghi, Françoise Raybaud Pace (costumes), Laurent Castaingt (lumières), Eugénie Andrin (chorégraphies), Gabriel Grinda (vidéos)


J.-F. Borras, A. Extrémo (© Alain Hanel/Opéra de Monte-Carlo)


Nous mesurons notre chance d’avoir pu assister à cette Carmen rescapée de la deuxième vague de la pandémie, et réservée (gratuitement) aux résidents monégasques. Le vaste espace du Grimaldi Forum permet le respect de la distanciation, et Jean-Louis Grinda y adapte sa vision du chef-d’œuvre de Bizet, légèrement réaménagée après la création toulousaine de 2018 (quelques éléments de violence sont éliminés, et la version originale avec dialogues parlés cède la place à la version avec récitatifs).


La conception du metteur en scène monégasque frappe par son étonnante modernité: loin d’être une femme fatale, Carmen est essentiellement un être jeune, libre, et victime de l’«hyperviolence» de José, qui est mise en valeur par la présence de son meurtre dès le Prélude, le reste se déroulant dans un flash-back. Quand l’ex-brigadier l’étrangle en criant «Je le veux! Tu m’entendras» juste avant l’Air de la fleur, celui-ci prend un sens inattendu: sa délicatesse est le revers des accès de violence de José, son amour est toujours autocentré. Sa menace lancée à Carmen à la fin de l’acte des contrebandiers s’accompagne d’une automutilation: il se balafre la joue avec sa navaja. Les refus de Carmen au dernier acte deviennent alors des marques de courage plus que l’entêtement qu’on y voit habituellement, et le rôle s’en trouve revivifié. Elle n’est plus un monstre de sensualité plus ou moins vulgaire, bien qu’elle reste séduisante et séductrice, mais un être libre, victime de sa condition de femme. Don José est rendu à ses prémices issus de Mérimée: c’est à cause d’un meurtre qu’il a fui le giron maternel et s’est réfugié dans l’armée, et cet être immature porte en lui la violence des faibles. La distinction des costumes de Rudy Sabounghi et Françoise Raybaud Pace, apparentés à l’époque de la création, jusqu’à la célèbre mantille et aux shakos, offre un contraste saisissant avec cette violence explosive (il faut voir Don José attraper Carmen par une jambe et la traîner à terre au tableau final), une violence à peine tempérée par la présence récurrente et symbolique de la danseuse Irene Olvera, sorte de double épuré de la cigarière. A moins que ces costumes corsetés ne soient le symbole même de la répression que la société de 1875 oppose à la revendication de liberté féminine que représente Carmen?


La scénographie tient toute ou presque dans le décor quasi unique de Rudy Sabounghi. Ce presque ne manque pas de valeur: les lumières de Laurent Castaingt mériteraient un paragraphe à elles toutes seules, picturales et symboliques à la fois, camaïeux ou soleil, jusqu’au duel final où les ombres dédoublent les corps dans un ballet de mort absolument fantastique. Ce décor symbolise l’enfermement des protagonistes: une sorte d’arène de métal évasée, qui se divise en deux et devient prison ou taverne, voire quasiment un goulet sans échappatoire où glisse et s’enfonce la Carmencita avant l’estocade. Mais on regrette l’artifice que constitue le recours trop fréquent au placement des chanteurs en parallèle face au public dans certaines scènes où leur interaction serait plus prenante.


Jean-Louis Grinda a réuni une distribution presque exclusivement française, qui brille par son homogénéité et sa qualité, et l’a intégrée à sa conception. Ainsi Jean-François Borras, dont on a pu parfois regretter l’inertie en scène, se voit-il ici transfiguré en meurtrier bipolaire. Sa violence physique impressionne autant que sa voix, ce qui n’est pas peu dire, car dès les premières syllabes, on est ébloui par ce timbre de miel, idéalement projeté, qui se coule dans les longues phrases legato du rôle et nous ravit, tant la diction cristalline du ténor monégasque et son émission dans le masque lui offrent un éclat contrôlé en une douce lumière qui fascine. Mathieu Lécroart donne à Zuniga une basse claire digne de la tradition de l’Opéra-Comique, parfaitement intelligible. Pierre Doyen coule son baryton aigu plein de verve et d’éclat dans la peau d’un Dancaïre de grand relief, parfaitement apparié au Remendado de Marc Larcher, et Anaïs Constans offre à Micaëla la candeur et la force mêlées de son tempérament vocal. Adrian Sâmpetrean est un Escamillo inhabituel, une basse chantante dans la lignée de van Dam. Son toréador n’est pas le baryton stentorien et fat que l’on nous sert souvent, mais les aigus délicatement intégrés à sa ligne de chant rendent le personnage plus séduisant, plus prenant, et sa distinction réelle (l’œil noir est le sien plus que celui de Carmen encore) rend plus logique le choix final de Carmen entre lui et José. N’oublions pas le Pastia claudiquant de Frank T’Hézan, épatant.


Reste Aude Extrémo, qui faisait ses débuts scéniques dans le rôle. Eh bien la voilà, cette Carmen que l’on attend tous: affranchie de l’image de vulgaire catin trop longtemps proposée, elle danse avec distinction, et fascine par son port distingué, sa tenue. Le tempérament de lionne est là, le caractère infantile et primesautier à l’occasion aussi, mais tempéré par la souffrance de la femme violentée, qui, troublée par les accès de violence de son amant, semble hésiter et finalement choisit son destin. Sa voix est bien sûr pour beaucoup dans la séduction qui émane d’elle, l’aigu d’un métal éclatant et maîtrisé est un objet de fascination, comme le grave opulent et noir dont elle n’abuse jamais, dosant ses effets, dans une habanera ensorcelante, une séguedille contenue jusqu’à l’explosion, un Air des cartes envoûtant. La maturité de la chanteuse rejoint l’art de la comédienne, et nous permet de ne plus rêver à la bohémienne idéale: elle est devant nous.


Frédéric Chaslin la choie, avec des tempi calibrés, et mène le Philharmonique de Monte-Carlo à des couleurs d’ocre et de couchant, jusqu’à la pleine lumière de tutti explosifs, dans des fins d’actes étourdissants, où les chœurs à l’impact physique frappant nous étreignent, quand ils ne nous fascinent pas par les opalescences de leurs timbres idéalement fondus, chœur des cigarières ou des contrebandiers dans la nuit du camp.


Alors oui, nous mesurons notre chance d’avoir pu assister à cette Carmen monégasque.



Philippe Manoli

 

 

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