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« Touching the sound » : l’improbable Nobuyuki

Strasbourg
Palais de la Musique
05/23/2019 -  et 24* mai 2019
Lili Boulanger : D’un matin de printemps
Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Concerto pour piano n° 1 en si bémol mineur, opus 23
Nikolai Rimsky-Korsakov : Shéhérazade, opus 35

Nobuyuki Tsujii (piano)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)


(© Rüdiger Schall)


En public le Premier Concerto pour piano de Tchaikovski est un gros morceau à digérer. Passés les premiers accords, qui font toujours impression, il faut mettre en évidence un fil conducteur suffisamment solide, sinon on s’y disperse en une succession d’effets juxtaposés, certes brillants mais qui perdent leur sens. C’est le domaine des virtuoses à la tête froide, qui dominent parfaitement leur sujet et peuvent dès lors imposer à leurs doigts de s’inscrire, à chaque instant, dans un projet cohérent. Le jeune pianiste japonais Nobuyuki Tsujii est de ceux là, certainement aussi parce que la nature qui l’a fait naître aveugle l’a forcé à construire sa technique pianistique en fonction de schémas mentaux d’une précision qui ne peut pas connaître l’erreur. Et ceci concerne à parts égales ses deux mains, qui peuvent évoluer chacune de leur côté, en parfaite indépendance, en l’absence de tout contrôle visuel (quand on est habitué à voir des pianistes « normaux » dans ce concerto, un découplage aussi total paraît vraiment phénoménal). Il faut s’habituer à ce jeu d’une technicité différente, qui confine parfois à une lecture abstraite tant chaque note semble pouvoir exister seule, indépendamment de toute contrainte de coordination, et ce d’autant plus que les fréquents mouvements oscillants de la tête et du buste du pianiste peuvent s’avérer perturbants. Mais si peu, car une fois qu’on a pu entrer dans le système (c’est déjà la seconde fois que Nobuyuki Tsujii est invité à Strasbourg, après un mémorable Concerto pour piano de Grieg en 2017), on a l’impression d’assister à une interprétation unique en son genre. Impression qui prévaut certainement aussi pour Marko Letonja et l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, qui doivent nécessairement s’adapter, à l’écoute d’un soliste avec lequel on ne peut communiquer que par la musique que l’on fait ensemble. En résulte une lecture où tout le monde reste en permanence en éveil, à l’affût, et le résultat est brillant. A chaque nouveau solo, le pianiste effleure rapidement le clavier des doigts, pour bien se restituer dans l’espace, et puis se lance dans une nouvelle cascade d’accords, tous parfaitement calibrés, calés, impeccablement dosés en dynamique. Mais ce n’est pas tout : Nobuyuki Tsujii gagne aussi chaque année en maturité et son jeu en musicalité, comme en témoigne un superbe bis, le « Clair de lune » de la Suite bergamasque de Debussy, détaillé avec un sens miraculeux des ambiances et du cantabile sostenuto au piano. Oui vraiment, si Nobuyuki Tsujii pouvait se voir réinviter régulièrement à Strasbourg, on en serait ravi, tant ce prodige hors normes est capable de renouveler totalement notre approche, même de pièces de répertoire archi-rebattues, et sans afféterie aucune.


Joli hommage à Lili Boulanger en début de concert : les cinq minutes radieuses d’Un matin de printemps. Un idiome particulier, que l’on qualifiera faute de mieux de debussyste, tout en transparences, mais qui ne renonce pas à une effusion mélodique discrète et touchante. Et puis conclusion de saison brillante pour la seconde partie de cet ultime concert d’abonnement, prise de congé en général dévolue, comme un ultime plaisir partagé, à un « tube » du répertoire symphonique. Cette fois ce sera la Shéhérazade de Rimsky-Korsakov, véritable morceau de parade pour un orchestre, et que Marko Letonja fait étinceler de mille feux. La qualité de tous les soli instrumentaux (et il y en a vraiment beaucoup) relance constamment l’intérêt et le chef n’a pas son pareil aujourd’hui pour pousser l’orchestre dans ses retranchements dynamiques, en suscitant de superbes lames de fond, en particulier dans le dernier tableau. Un pur moment de plaisir orchestral auquel concourt aussi le violon solo de Philippe Lindecker, d’une musicalité toujours fine et dont la technique d’archet très coulée fait merveille.


De quoi partir en vacances sur une note vraiment optimiste, d’autant plus que la saison 2019-2020 s’annonce très stimulante (le début d’une intégrale Mahler étalée sur deux saisons, mais aussi John Nelson pour le Roméo et Juliette de Berlioz ou encore Krystian Zimerman et Marko Letonja pour une intégrale des Concertos pour piano de Beethoven en trois concerts), a fortiori si l’Orchestre philharmonique de Strasbourg parvient à s’y maintenir aussi continuellement à un tel niveau.



Laurent Barthel

 

 

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