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L’oratorio « coup de poing » de Philippe Manoury

Paris
Philharmonie
06/03/2019 -  et 19, 20, 21 (Köln), 27 (Hamburg) mai 2019
Philippe Manoury : Lab.Oratorium
Rinnat Moriah (soprano), Tora Augestad (mezzo-soprano), Patrycia Ziolkowska (récitante), Sebastian Rudolph (récitant)
Thomas Goepfer (réalisation informatique musicale Ircam), SWR Vokalensemble, Léo Warynski (chef de chœur), Chœur Stella Maris, Olivier Bardot (chef de chœur), Gürzenich-Orchester Köln, François-Xavier Roth (direction)
Nicolas Stemann (mise en scène), Rainer Casper (conception lumière)


P. Manoury (© Pauline de Mitt)


Lab.Oratorium (2019), dernier volet de la trilogie symphonique composée par Philippe Manoury (né en 1952) actuellement en résidence à l’Orchestre du Gürzenich de Cologne, s’impose comme la création (française) majeure du festival ManiFeste 2019. Cet «oratorio» mobilise un effectif considérable: deux chanteuses, deux acteurs, ensemble vocal, chœur, orchestre et électronique (réalisée dans les studios de l’Ircam). «La pièce s’inspire d’une tragédie d’aujourd’hui, la mort en Méditerranée de milliers de réfugiés et les contradictions morales et politiques auxquelles notre société se trouve confrontée pour y répondre», spécifie le programme.


Difficile de rendre compte en détail d’un livret essentiellement germanophone qui puise à la fois dans la matière brute du témoignage (des migrants et des sauveteurs) et dans la matière raffinée de la poésie (Ingeborg Bachmann, Georg Trakl, Elfriede Jelinek, Nietzsche et Hannah Arendt). Efficace, la mise en espace de Nicolas Stemann, secondée par les lumières de Rainer Casper, casse le rapport frontal scène/salle en ventilant une partie des acteurs (récitants, chœurs) au sein même du public, comme pour mieux l’interpeler.


Manoury affirme que son œuvre «n’est pas orientée politiquement» et que «les textes doivent être lus sans emphase ni pathos»; il n’empêche: l’équilibre reste délicat à préserver tant le discours se meut continûment sur la crête qui sépare la grandiloquence du réalisme, la manifestation exaltée de la froide dépêche de journaux. Si l’on pourra toujours se demander à peu de frais ce qu’eût donné un livret à la teneur plus allégorique, la dramaturgie contrastée de Lab.Oratorium demeure d’une indéniable efficacité au concert.


Romantique, la partition l’est par ce mélange du trivial et du sublime que Victor Hugo aimait à vanter dans Shakespeare. Ainsi de ces intermèdes grinçants entre deux abîmes, où les récitants (Patrycia Ziolkowska et Sebastian Rudolph, d’un engagement de tous les instants) vendent du rêve à une clientèle huppée venue promener son ennui sur les mers: ils agissent comme des ballonnets d’oxygène qui empêchent le propos de sombrer dans le poncif.


Les forces en présence, exploitées avec maestria, font regretter la portion congrue dévolue aux plages purement instrumentales, tel le subtil «Nocturne» traduisant «l’épuisement physique et moral des réfugiés». Ailleurs, les métaphores maritimes viennent spontanément à l’esprit pour qualifier les déflagrations et autres bourrasques orchestrales, avec force percussions et cuivres. Spatialisés, les différents groupes choraux nécessitent les mises à contribution de Léo Warynski (en charge de l’ensemble vocal de Stuttgart) et Hossein Pishkar (chef assistant), venus relayer la battue de François-Xavier Roth. L’écriture polyphonique finement ouvragée flirte avec l’expressionnisme dans «Grodek» (poème de Georg Trakl à partir duquel André Boucourechliev composa son premier chef-d’œuvre), lequel rappelle «que c’est bien la guerre qui est à l’origine de cette tragédie»


François-Xavier Roth unifie en un geste visionnaire ce que la partition peut avoir de disparate (passages tour à tour ad libitum ou scandés, oniriques et naturalistes), ménageant quelques climax impressionnants dont l’âpreté et une certaine complaisance dans le «gras du son» ne sont pas sans rappeler le Stockhausen des Momente. Les coloratures de la soprano Rinnat Moriah et les imprécations de la mezzo Tora Angestad individualisent les ressentis qu’il appartient aux diverses formations chorales d’investir d’une aura collective.


Œuvre «coup de poing», Lab.Oratorium s’inscrit dans le sillage du Radeau de la méduse (1968) de Hans Werner Henze pour le ton militant, et des Emigrés (1986) de Vinko Globokar pour le sujet... hélas toujours d’actualité. «De quel droit peut-on se servir du réalisme d’une situation tragique actuelle pour faire de "l’art"?», se questionnait Manoury au seuil de son entreprise. Réponse: si l’œuvre parvient à transcender le contexte historique qui lui a donné naissance. Laissons le verdict à la postérité.



Jérémie Bigorie

 

 

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