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Un sublimé de tango

Strasbourg
Opéra national du Rhin
05/05/2019 -  et 26, 27, 28 avril (Mulhouse), 5, 6, 7, 9*, 10 (Strasbourg), 16, 17 (Colmar) mai 2019
Astor Piazzolla : María de Buenos Aires
Ana Karina Rossi (Maria), Stefan Sbonnik (ténor), Alejandro Guyot (El Duende)
Carmela Delgado (bandonéon), Federico Sanz (violon), La Grossa - Orchestre Tipica de la Maison Argentine, Nicolas Agullo (direction)
Ballet de l’Opéra national du Rhin


(© Agathe Poupeney)


Dans le cadre d’un festival de deux mois consacré à l’Argentine, autant Alberto Ginastera qu’Astor Piazzolla méritaient une place de choix. Deux personnalités essentielles, chacune à leur façon, l’un de ces deux musiciens ayant d’ailleurs été, pour l’anecdote, élève de l’autre pendant plusieurs années. En 1941, chez Ginastera, son aîné de cinq ans, le jeune Piazzolla cherchait à compléter son bagage de compositeur « sérieux », avant de s’identifier de plus en plus complètement au tango argentin. Une sorte de monomanie, comme Johann Strauss fils pour la valse viennoise, mais d’une productivité tellement variée qu’on ne se lasse jamais de ces stéréotypes éternellement remis sur le métier, et à chaque fois sous un éclairage encore différent. Un tango de Piazzolla se reconnaît instantanément à ses tournures particulières et ses pulsations évidemment caractéristiques, alors même que cette écriture dépasse de loin le simple folklore des bas-fonds argentins. Comme pour Strauss, l’ancrage populaire s’anoblit, tout en restant, fondamentalement, authentique.


Noblesse et authenticité, ce sont peut-être les deux mots-clés de cette production du Ballet national du Rhin. L’un des problèmes majeur de Piazzolla est de faire partie aujourd’hui d’un héritage trop banalisé, volontiers arrangé à toutes les sauces, y compris les plus hasardeuses. Il ne suffit pas d’un peu de bandonéon mélancolique et de quelques chaloupements pour que cette musique révèle automatiquement son charme et son allure. Or ici, avec le petit groupe de musiciens La Grossa présents dans la fosse, l’approche est passionnante. On s’avoue peu compétent pour juger de son caractère orthodoxe ou non (que ce soit pour le tango ou le jazz, dès qu’il s’agit d’orchestrer et de figer dans un arrangement préalable, on peut toujours polémiquer sur le caractère encore authentique ou non de la chose) mais ce qu’on entend est toujours digne, jamais vulgaire et surtout musicalement solide. De surcroît le jeu individuel des instrumentistes est de très haut niveau, de même que la direction de Nicolas Agullo impose un discours constamment architecturé et surtout varié (à vrai dire nettement plus intéressant que la plupart des versions discographiques connues de Maria de Buenos Aires, souvent relativement lourdes et bruyantes).


Maria de Buenos Aires est un spectacle scénique mais pas tout à fait un opéra. Piazzolla emploi le terme de « tango-operita », que l’on laissera à chacun le soin d’essayer de traduire. C’est peut-être en évoquant une certaine analogie avec L’Amour sorcier de Manuel de Falla que l’on parviendra le mieux à cerner ce dont il peut s’agir: un spectacle où la danse occupe une large place mais pas seulement. Ici il y a aussi deux voix chantées, voire trois si l’on inclut un récitant un peu particulier, « El Duende », comédien qui déclame des poèmes très développés. Horacio Ferrer, collaborateur littéraire fidèle de Piazzolla, déclamait lui-même ces textes à l’origine (il nous en reste un enregistrement) et le faisait de façon plus engagée voire musicale qu’ici l’écrivain et compositeur Alejandro Guyot, aux intonations relativement monocordes. Ce texte riche en associations poétiques inattendues voire surréalistes, nous échappe en grande partie, y compris dans son sens même, souvent difficile à traduire et que le sur-titrage n’éclaire pas vraiment (on finit d’ailleurs par ne plus le lire). De surcroît la scénographie délibérément stylisée voire abstraite de Matias Tripodi s’épuise à force de traquer continuellement une substance poétique particulière, ténue, exotique comme la prégnante désespérance lasse des bas-fonds, à l’aube d’une interminable nuit à Buenos Aires. Une quintessence passionnante par moments mais qui semble aussi à tel point déconnectée du « livret » qu’elle ne fait plus toujours sens.


Pendant toute la première partie, le pouvoir du mot semble obséder tout le monde, le récitant commençant à éparpiller dès le début sur le plateau les feuilles de papier noir sur lesquelles il est censé lire son texte. Une avalanche funèbre et crissante qui finit par envahir tout l’espace disponible (sans doute à la grande inquiétude des danseurs du Ballet du Rhin, dont les élans semblent manifestement bridés par la crainte de glisser sur ces papiers épars), avant que tout le monde s’équipe de balais et d’aspirateurs pour faire le ménage et qu’une danse plus structurée puisse enfin reprendre ses droits, devenant dès lors assez magique, avec quelques splendides ensembles, qui contrastent d’autant plus avec la banalité délibérée du début (on peut penser quand même qu’on marche un peu trop continuellement au cours des créations du Ballet du Rhin, cette année, déambulations de long en large qui ne sont quand même pas ce qu’une équipe de danseurs peut nous faire partager de plus intéressant).


Inégale donc, mais fascinante, cette production de Maria de Buenos Aires est chaleureusement accueillie, à l’issue d’une heure et demie d’un spectacle tantôt énigmatique tantôt d’une force indiscutable. En tout cas, de la part d’une équipe scénique et musicale qui manifestement entretient avec Piazzolla des rapports réguliers et passionnés, une magnifique démonstration de sensibilité, partagée avec un Ballet du Rhin qui s’est engagé dans l’aventure avec beaucoup d’attention et de conviction.


Après l’édition 2018 consacrée au Japon, le cru argentin 2019 du Festival Ars Mondo, programmation pluri-disciplinaire extrêmement riche qu’il ne nous aura malheureusement pas été possible de suivre en détail, se sera donc révélé à la hauteur des attentes. Au printemps 2020, l’Inde sera cette fois à l’honneur. Mais là, malheureusement, Eva Kleinitz, chaleureuse directrice de l’Opéra national du Rhin depuis 2017, et qui fut véritablement l’âme de ces festivals d’ouverture vers d’autres cultures, ne sera plus du voyage. Décédée beaucoup trop jeune, des suites d’une maladie qui ces derniers mois l’affectait d’une façon toujours plus inexorable, elle avait pu en peu de temps, avec tact et conviction, imposer à Strasbourg un esprit d’ouverture et une sensibilité particuliers. Une attachante personnalité nous quitte, alors que vient d’être tout juste présentée la riche saison 2019-2020 qu’elle nous laisse en héritage.



Laurent Barthel

 

 

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