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Un portrait en trois envoûtements

München
Nationaltheater
02/17/2019 -  et 14, 15, 28 avril, 11, 18 mai, 12, 23 juin, 10 juillet 2018, 1er, 4 février, 16 avril, 7, 8, 22, 29 juin 2019, 21 février, 10, 13 mars 2020

«Portrait Wayne McGregor»
Kairos [1]

Wayne McGregor (chorégraphie), Max Richter (musique)
Idris Kahn (décor), Moritz Junge (costumes), Lucy Carter (lumières)


Sunyata [2]
Wayne McGregor (chorégraphie), Kaija Saariaho (musique)
Wayne McGregor, Catherine Smith (scénographie), Moritz Junge (costumes), Lucy Carter (lumières)


Borderlands [3]
Wayne McGregor (chorégraphie), Joel Cadbury, Paul Stoney (musique)
Wayne McGregor (chorégraphie, scénographie, costumes), Lucy Carter (scénographie, lumières)
Bayerisches Staatsballett
David Schultheiss (violon) [1], Bayerisches Staatsorchester, Koen Kessels (direction musicale) [1, 2]


(© Wilfried Hösl)


La salle du Nationaltheater de Munich était archi-comble la veille au soir, pour l'opéra Karl V de Krenek, dans la scénographie géante conçue par La Fura del Baus. Un dispositif lourd qui nécessite d’inonder la scène en y déversant en un temps record une quantité d’eau équivalente au contenu d’environ 45 baignoires, des flots qu’il a fallu évacuer tout aussi vite ensuite, pour laisser la place le lendemain matin à 11 heures à la Missa solemnis de Beethoven dirigée par Kirill Petrenko, concert tout aussi «sold out», ou plutôt en langue locale «ausverkauft». Et puis à 18 heures 30, ce même dimanche, l’opéra rouvre ses portes et se remplit à nouveau jusqu’au plafond, cette fois pour une soirée de ballet. Une bluffante démonstration d’hyperactivité, de la part de toutes les équipes d’une maison dont la réactivité et les capacités de travail sans bavure restent plus que jamais impressionnantes. Assistance très différente ce soir, beaucoup plus jeune et spontanée, encore que très respectueuse des codes vestimentaires du lieu et d’une discipline impeccable (pas d’écrans, pas de bougeotte, pas de bavardages...). La maison est très «pro», mais assurément son public l’est aussi.


Le Ballet de l’Opéra de Munich reste trop souvent dans l’ombre du prestige de la partie lyrique de la maison. Pourtant il s’agit d’une compagnie au répertoire diversifié, qui va de la danse romantique aux déjà classiques du siècle précédent (Cranko, Neumeier...) et aux œuvres d’un directeur qui s’est longuement maintenu ici pendant presque vingt années : Ivan Liska (auquel a succédé récemment Igor Zelensky). Mais ce soir le programme est résolument contemporain, avec trois pièces du chorégraphe britannique Wayne McGregor, créateur innovant d’expérience, avec ses déjà quelque cinquante années au compteur, mais qui continue à se distinguer par sa sensibilité suraiguë aux «tendances de fond» du moment. Chaque ballet de McGregor est une sorte de creuset où le concepteur jette pêle-mêle un groupe de danseurs, une musique, et toutes sortes de concepts esthétiques voire scientifiques totalement inattendus. Sous l’œil critique du maître d’œuvre, la compagnie laisse incuber le tout le temps qu’il faudra, jusqu’à ce qu’il en sorte progressivement quelque chose. Un processus de cristallisation démocratique qui n’a rien de fondamentalement nouveau en matière de ballet moderne, mais auquel McGregor parvient à imprimer, comme tous les grands génies de la danse, une marque de fabrique en définitive très forte et aisément identifiable.


Avec sa façon particulière de désaxer les corps, de briser les lignes des bras et des jambes, de faire vaciller constamment les centres de gravité, le langage corporel de McGregor se repère immédiatement, voire, inévitablement, sur une soirée aussi longue, finit par se répéter. Ce qui n’est en définitive pas très grave, l’œil du spectateur se trouvant moins sollicité dans une perspective d’analyse critique que comme un sens à envoûter progressivement, jusqu’à une certaine forme d’hypnose. De façon très significative, si ces ballets commencent toujours par un geste fort, ils ne se terminent jamais vraiment, la toile se contenant de descendre lentement à la fin de chaque pièce jusqu’à ce que nous ne voyions plus rien des corps qui continuent à tourner derrière. Chacune des trois pièces de la soirée nous invite simplement à une tranche de vie et de danse, en général d’une bonne demi-heure chacune, où il est difficile d’individualiser des évènements précis voire la performance de certains danseurs par rapport à d’autres, tous se confondant en un très démocratique anonymat. Il ne reste plus qu’à se laisser captiver par toutes ces lignes brisées et vibrantes, par ces trajectoires se croisant à vive allure dans l’espace, par ces bizarres carrousels de plusieurs corps interagissant de façon totalement imprévisible... le génie du chorégraphe restant de ne jamais réveiller de véritable sensation d’ennui avec un langage aussi peu rationnellement décryptable.


Kairos a été conçu en 2014 pour et avec le Ballet de l’Opéra de Zurich. Le titre vient du grec : le nom d’un petit dieu incarnant l’opportunité, l’occasion à saisir, au moment où il lui plaît de passer. Au début la danse se trouve décomposée par les flashes d’un stroboscope, ou encore apparaît ou disparaît au gré de taches de lumière révélant les corps en transparence, derrière des partitions de musique projetées sur des tulles : Vivaldi écrit en notes mais aussi Vivaldi joué par l’orchestre, ou plutôt diffracté, puisqu’ici les Quatre saisons sont celles « recomposées » par Max Richter. Une musique qui, selon les termes même du chorégraphe, donne à la fois l’impression d’être familière et totalement différente de ce que l’on connaît. En fosse l’interprétation du Bayerisches Staatsorchester, sous la direction de Koen Kessels, avec l’excellent premier violon David Schultheiss en soliste, est encore plus jubilante et vive que celle enregistrée par Daniel Hope, dédicataire de l’œuvre. On en vient même à regretter que l’exécution ne soit pas intégrale, le ballet restant limité à une demi-heure environ. Au fil des pièces, les lumières s’assagissent, les voiles se lèvent sur l’austérité d’un décor gris et nu, la danse devient plus directe, voire trahit quelques références fugitivement balanchiniennes mais que McGregor s’empresse de casser dès qu’elles deviennent trop évidentes. Apparemment l’opportunité de construire davantage vient de passer sans que le chorégraphe l’ait complètement saisie, mais ce Kairos recèle de superbes moments.



(© Wilfried Hösl)


Le ballet médian, Sunyata, a été conçu à Munich, où il a été créé par huit danseurs de la troupe l’an dernier, sur une partition pour orchestre et électronique de Kaija Saariaho, Circle Map (2012). Musique ductile et finement ouvragée, comme une calligraphie orientale, avec en filigrane des poésies d’un mystique soufi qui affleurent par bribes : de jolis mouvements par vagues successives, mais comme souvent chez Saariaho une fâcheuse absence de vertèbres, l’œuvre ne s’accordant pas d’autre espace défini que l’arbitraire, et semblant simplement interrompre à un moment son flux, parce que la compositrice a décidé tout à coup qu’elle s’en tiendrait là. En tout cas un support agréable, pour une danse un peu plus assagie, voire un rien esthétisante. Mais les mouvements sont indiscutablement beaux et la lumière, renvoyée par la projection d’une miniature persane sur le sol, d’un extrême raffinement, dans des tons rouges, jaunes et noirs qui sont un vrai plaisir pour l’œil.



(© Wilfried Hösl)


Pour Borderlands, créé en 2013 par le San Francisco Ballet, l’orchestre s’éclipse, laissant là place à des musiques électroniques signées Joel Cadbury et Paul Stoney. L’expérience sensorielle est étonnante, l’installation acoustique donnant l’impression de saturer complètement l’espace, voire de faire vibrer les ors de l’Opéra de Munich sous des assauts de sons graves qui créent presque une sensation de malaise. Scène à nouveau vide, éclairée d’étranges couleurs dont les dominantes bleues ou orange semblent presque mangées par l’obscurité ambiante. Un voyage prenant dans une danse dont la matérialité se dilue, voire dont ne subsistent plus que des images en négatif et des ombres en mouvement perpétuel. Sans doute stimulée par les rythmes obstinés et lourds de musiques pour lesquelles on se gardera bien de se risquer à une quelconque taxonomie pop-rock, la partie la plus jeune du public se dresse en une très spontanée standing ovation quand la toile retombe une dernière fois, à l’issue de cette soirée un peu longue mais passionnante.



Laurent Barthel

 

 

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