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Kirill Petrenko à l’épreuve de Beethoven

München
Nationaltheater
02/17/2019 -  et 18, 20 février 2019
Ludwig van Beethoven : Missa solemnis en ré majeur, opus 123
Marlis Petersen (soprano), Okka von der Damerau (alto), Benjamin Bruns (ténor), Tareq Nazmi (basse)
David Schultheiss (violon solo), Chor der Bayerischen Staatsoper, Sören Eckhoff (chef de chœur), Bayerisches Staatsorchester, Kirill Petrenko (direction)




Dimanche ensoleillé à Munich, où tous les carillons de la Bavière catholique semblent s’être donnés le mot. Et pourtant c’est bien au concert et non à l’église que l’on se rend ce matin. Curieuse idée, cela dit, que ces concerts dominicaux de onze heures, coutume allemande et autrichienne qui abrège notablement toute velléité de grasse matinée. Un horaire encore plus douloureux pour des chanteurs qui doivent s’échauffer la voix largement en amont. A fortiori quand sait que le Chœur de l’Opéra de Munich se produisait encore tardivement la veille au soir dans le lourd Karl V, opéra dodécaphonique d’Ernst Krenek, et qu’il doit s’attaquer maintenant à la monumentale Missa solemnis de Beethoven juste après le petit déjeuner, on mesure l’importance de l’effort demandé.


Le public, lui, paraît frais et dispos, tassé dans un Nationaltheater rempli à craquer. Beaucoup d’habitués mais aussi des familles, voire d’assez nombreux religieux et religieuses (qui accomplissent là leurs dévotions d’une façon particulièrement luxueuse ?). En tout cas, on peut apprécier tout au long du concert l’extrême concentration de cet auditoire recueilli, qui s’abstient totalement de tousser et même de bouger. Seule nuisance, du fait d’une moyenne d’âge notablement élevée : les résonances larsen des appareils auditifs disséminés un peu partout. En particulier certains aigus de la flûte (tenue d’ailleurs par un de nos compatriotes, Olivier Tardy) vont réveiller systématiquement de désagréables tintements parasites à tous les étages, mais qu’y faire ?


A l’heure dite les musiciens puis les choristes font leur entrée : chœur en gros effectif (quatre-vingt-dix chanteurs) et orchestre fourni. Au tout dernier moment, un garçon d’orchestre pose la partition sur le pupitre du chef (on peut soupçonner Kirill Petrenko, grand perfectionniste, de l’avoir encore travaillée jusqu’à cet ultime instant), et puis entrent les solistes, avec dans leur sillage la petite silhouette rapide, toujours discrète, de Petrenko fermant la marche. Un quatuor de voix « maison », chanteurs que pour certains on a pu voir grandir ici depuis leurs tout premiers pas. C’est le cas pour la jeune basse d’origine koweïtienne Tareq Nazmi, issue des rangs de l’Opéra studio, et dont le timbre s’enrichit d’année en année : un ferme soubassement grave pour ce quatuor, mais toujours sans gras. L’alto Okka von Damerau a déjà donné du corps à d’innombrables productions munichoises, dans des rôles de plus en plus importants, dont une mémorable Ulrica dans Un ballo in maschera de Verdi : sans doute le plus intrinsèquement riche des quatre timbres en présence. Le ténor Benjamin Bruns incarne au Nationaltheater des rôles un rien pointus comme David dans les Meistersinger ou le Pilote du Fliegende Holländer. De ce profil un peu grêle on n’attendait pas tant dans Beethoven : une ligne de chant impeccable, une vocalisation légèrement nasale mais qui se libère bien... pas la rondeur d’un Wunderlich mais un beau ténor d’école allemande. Et puis enfin la soprano Marlis Petersen, rompue à tous les répertoires y compris les modernités les plus escarpées (la Medea d’Aribert Reimann qu’elle à créée à Vienne, la Lulu de Berg, beaucoup travaillée avec Petrenko à Munich...). Assurément la voix la plus fascinante, d’une persistante nervosité dans l’émission mais aussi d’une luminosité prégnante voire d’une intensité orante toute en muscles : une véritable prise à bras-le-corps du texte liturgique, qui nous vaudra des moments mémorables.


Quelques mots sur les premières mesures, terriblement épineuses pour l’orchestre, de cette Missa solemnis. Une dynamique à trouver d’emblée, sur une levée puis trois accords avec timbales et trompette, juste avant un bref decrescendo qui doit laisser entrevoir tout un univers. Or il suffit que Petrenko se retrouve devant ses musiciens et fasse le bon geste, un irrésistible mouvement ascendant qui semble soulever son monde, pour qu’immédiatement l’exact dosage y soit, ni trop massif ni trop cuivré ni trop sonore ni trop clinquant. Une faculté prodigieuse d’obtenir d’emblée une concentration parfaite, d’un seul coup, comme si pour les musiciens toute médiocrité ou banalité de son devenait de facto improbable. Ensuite Petrenko saura maintenir continuellement cette tension, sans jamais paraître fébrile ni agité, et en privilégiant toujours une lisibilité maximale. Car c'est bien là le plus redoutable enjeu de cette énorme Missa solemnis : comment y faire tout entendre et en même temps préserver une horizontalité du discours qui va permettre à l’auditeur de s’y retrouver. A ce titre, le Gloria de Petrenko est exemplaire, jusque dans sa très longue conclusion fuguée («In gloria Dei patris»). D’habitude notre attention finit toujours par s’évader en route, tant le contrepoint tricote, avant que le vigoureux majeur du Presto final vienne nous rappeler à l’ordre. Rien de tel ici: ce bondissant sursaut cuivré n’est que le couronnement d’une architecture vertigineuse, dont a pu suivre toute l’édification, degré après degré, sans en perdre une miette. Résultat d’autant plus probant qu’il est obtenu avec un effectif et des instruments lourds, ce qui prouve que cette notion d’intelligibilité n’a rien à voir ni avec le nombre d’exécutants en présence ni avec leur pratique historiquement informée, mais bien avec le génie de celui qui dirige. Vraiment le contre-exemple parfait d’un souvenir personnel calamiteux que l’on garde de cette Missa solemnis dirigée par John Eliot Gardiner au Festspielhaus de Baden-Baden en 2012: au naturel, donc sans l’apport artificiel d’un mixage discographique, ni les instruments anciens ni un chœur virtuose de quarante personnes seulement n’y pouvaient produire mieux qu’une exécution brouillonne voire indéchiffrable.


On pourrait rallonger cet article à l’infini, tant il reste de sujets d’émerveillement à raconter, le moindre n’étant pas l’extraordinaire faculté du chef à contrôler et rattraper les incertitudes d’un chœur qui reste fondamentalement d’opéra et n’a pas la rigueur de son voisin immédiat de la Radio bavaroise. Ici les incidents sont mineurs mais récurrents : contrepoint qui menace de tourner à vide, sopranos pas toujours justes, ténors et basses qui se déboutonnent (le prosaïque début du Credo : on dirait l’entrain joyeux des sept nains de Blanche-Neige qui partent au boulot !)... Mais que se passe-t-il alors chez Petrenko ? Immédiatement on voit son corps se raidir et puis une infime fraction de seconde plus tard se concrétise miraculeusement le geste parfait, celui qui va réussir à corriger instantanément le problème. Pas une seule fois cette vigilance ne sera prise en défaut, une heure vingt durant ! Soulignons enfin l’étreignante beauté de tout le Benedictus, dont l’arche trouve son fondement – bien avant qu’intervienne le merveilleux violon solo du Konzertmeister David Schultheiss – dans un Sostenuto ma non troppo installé par les cordes avec une pudeur et une émotion chambristes vraiment uniques. Un Benedictus lent, stupéfiant modèle de chant soutenu, de plus en plus nourri de son, y compris pour une ligne de violon qui ne dévoile son potentiel expressif que petit à petit et nous emporte incommensurablement haut, toujours plus haut, dans un véritable rêve éveillé.



Laurent Barthel

 

 

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