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Clap de fin pour le trio français de Salieri

Versailles
Opéra royal
11/22/2018 -  et 24 (Wien), 28 (Paris) novembre, 9 décembre (Caen) 2018
Antonio Salieri: Tarare
Cyrille Dubois (Tarare), Karine Deshayes (Astasie), Jean-Sébastien Bou (Atar), Judith van Wanroij (La Nature, Spinette), Enguerrand de Hys (Calpigi), Tassis Christoyannis (Arthénée, Le Génie du feu), Jérôme Boutillier (Urson, Un esclave, Un prêtre), Pierre-Nicolas Martin (Altamort, Un paysan, Un eunuque)
Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, Fabien Armengaud (chef de chœur), Les Talens Lyriques, Christophe Rousset (direction)


(© Eric Larrayadieu)


L’histoire de la musique recèle certains mystères qu’on n’arrive toujours pas aujourd’hui à expliquer. Ainsi, comment se fait-il que Tarare (1787), qui a été un si grand succès de sa création au début du XIXe siècle, ayant même fait l’objet d’une transcription et d’un remaniement en italien sous le titre d’Axur, re d’Ormus qui a également connu un succès phénoménal, soit ainsi tombé dans l’oubli jusqu’à ce que le pionnier Jean-Claude Malgoire le donne en 1988? En tout cas, ce soir, c’était au tour de l’Opéra royal du château de Versailles d’accueillir Christophe Rousset et ses Talens Lyriques pour donner en version de concert, après Les Danaïdes et Les Horaces, le troisième opéra qu’Antonio Salieri (1750-1825) a composé en français.


L’intrigue, bâtie sur un livret de Beaumarchais, est moins anodine qu’il n’y paraît, comme le souligne très justement Benoît Dratwicki dans la notice du programme. Le décor nous plonge certes dans les turqueries qui sont tant à la mode en cette fin de XVIIIe siècle: rappelons qu’en 1725, Aubert a composé La Reine des Péris sur un livret de Fuzelier (le même auteur du livret des Indes galantes dix ans plus tard), Grétry compose La Caravane du Caire en 1783, un an après L’Enlèvement au sérail de Mozart. Au-delà de ce contexte convenu, le philosophe français rédige le livret d’un opéra classique mais où certaines traces de l’opéra baroque sont visibles à l’instar de cet étrange Prologue où La Nature, le Chœur des vents et le Génie du feu conversent sur le monde et l’humanité avant d’introduire par bribes les personnages de l’opéra en cinq actes qui suivra quelques minutes plus tard. Etrange introduction mais tout aussi étrange conclusion puisque le dernier acte se conclut par une scène 10 tirant la morale de l’action qui s’est déroulée sous nos yeux pendant plus de trois heures et qui fait ainsi bizarrement retomber le souffle du chœur concluant la scène 9, celle-là même qui voit éclater le triomphe de Tarare.


Dans la Préface de l’ouvrage, qui date de 1787, Beaumarchais écrivait alors: «La dignité de l’homme est donc le point moral que j’ai voulu traiter, le thème que je me suis donné». Vaste programme! L’intrigue, dont il serait fastidieux de reprendre ici tous les détails, pourrait se résumer à un seul mot: la jalousie. Atar, despote d’Ormuz, méprise Tarare, chef de sa milice qui lui a jadis sauvé la vie, et qui jouit d’une grande popularité et d’une vie tranquille auprès d’Astasie, sa bien-aimée. Souhaitant mettre un terme à ce bonheur, Atar demande à Altamort d’enlever Astasie et de l’introduire dans son sérail sous le nom d’Irza. Tarare obtient l’autorisation de lever une armée pour aller reprendre sa belle, ignorant tout de l’identité des auteurs de l’enlèvement, mais il est suivi par Altamort qui, sur les instructions d’Atar, a reçu comme mission de le tuer. Calpigi, gardien du sérail et à ce titre esclave d’Atar, se débrouille pour introduire Tarare, grimé en esclave noir et muet, dans le sérail afin qu’il retrouve sa belle qui, par la suite, se fait remplacer par Spinette, courtisane intrigante. A la suite d’échauffourées, Tarare retrouve Astasie mais, alors qu’ils sont sur le point d’être exécutés, sont sauvés de la mort ordonnée par le Grand Prêtre par Calpigi qui pénètre dans le palais suivi par des hommes en armes. Tarare est finalement proclamé roi tandis qu’Atar meurt.


Comme souvent, le personnage le plus intéressant n’est pas celui qu’on croit dans ce type d’opéras. Car, dans cet ouvrage, c’est bien Atar, le méchant, qui laisse la plus forte impression grâce à un exceptionnel Jean-Sébastien Bou. Bénéficiant d’une voix chaude et d’une projection aisée, doté d’un sens théâtral irréprochable, il domine sans conteste l’ensemble de la distribution. Perclus de jalousie envers Tarare («Qui, moi, je souffrirais qu’un soldat eût l’audace d’être toujours heureux, quand son roi ne l’est pas!» chante-t-il dès la scène 1 du premier acte, estimant même un peu plus loin que «Cet homme est mon supplice», regrettant que «Partout il a donc l’avantage! Ah! Mon cœur en frémit de rage» à la scène 2 de l’acte III), il sait également faire preuve d’une verve presque comique, notamment lorsqu’il s’ouvre à Calpigi de son projet consistant à faire enlever Astasie. La voix de Jean-Sébastien Bou est superbe du début à la fin et il sait avec une vraie maestria illustrer les états d’âme de son personnage, jusqu’à ce qu’il meure vaincu tout autant par Tarare que par son peuple.


Autre chanteur qui aura beaucoup fait dans la réussite de ce concert, le génial Enguerrand de Hys. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Calpigi n’est pas seulement la «caution humoristique» de l’opéra; personnage beaucoup plus fin, il est l’ami de Tarare et le critique assez courageux du despote qu’il sert par ailleurs. Dans ce rôle finalement assez complexe, Enguerrand de Hys est tout à son aise, notamment dans son grand passage de la scène 4, à l’acte III, où il ne cesse de ponctuer son chant de la ritournelle «Ahi! povero Calpigi!». Sans aucun doute, l’un des meilleurs moments de la partition.


Pour compléter ce trio de tête, on retiendra enfin la prestation irréprochable de Tassis Christoyannis dont la présence physique incarne à elle seule à la fois la sagesse et le caractère inébranlable. Sa voix profonde (quelle tenue dans le mot «arrête» à la fin d’une de ses interventions à la deuxième scène de l’acte II!), alliée à une parfaite prononciation (compliment qui peut être adressé à l’ensemble de la seule équipe masculine de cette soirée), illustre à merveille la sagesse du personnage d’Arthénée («Ah! D’une antique absurdité, Laissons à l’hindou les chimères», acte II, scène 2). Le baryton grec démontra notamment toute la palette de ses sentiments dans un redoutable passage (acte II, scène 7) où les didascalies le font tour à tour intervenir avec un ton très mielleux (assez piquant si l’on peut dire quand le premier vers à chanter fait référence à une abeille...), un ton très dogmatique et enfin avec ironie: quel chanteur et quel mélodiste, aussi à l’aise chez Saint-Saëns que chez La Tombelle ou, donc, Salieri!


On s’excusera par avance de n’aborder que maintenant la performance de Cyrille Dubois, qui tenait pourtant le rôle-titre. La faute non au chanteur mais bien davantage au personnage brossé par Beaumarchais, car Tarare n’est pas très intéressant: d’une personnalité assez mièvre en dépit de quelques accents héroïques (scène 6 de l’acte II) ou de quelques duos très bien faits (celui avec Spinette à la scène 6 de l’acte IV notamment), c’est un anti-héros qui, d’ailleurs, refuse dans un premier geste la couronne qui lui est finalement offerte. Bien qu’annoncé quelque peu souffrant, Cyrille Dubois campe avec réussite un fier ténor, gravissant certains aigus avec une facilité indéniable et rendant par son chant un peu de noblesse à un Tarare qui s’avère finalement bien falot. On s’en voudrait d’oublier de souligner l’excellent Jérôme Boutillier dans le rôle d’Urson notamment et le non moins convaincant Pierre-Nicolas Martin dans celui d’Altamort.


Si l’équipe masculine est du plus haut niveau, quelle déception en revanche pour les deux héroïnes féminines, il est vrai cantonnées à des rôles subalternes mais qui n’auront pas par ailleurs trouvé ce soir d’interprètes très convaincantes. Dans le rôle d’Astasie, Karine Deshayes ne chante pas: elle crie à chacune de ses interventions! On sait pourtant que la cantatrice française est capable de la plus grande finesse mais, ce soir, le volume sonore de sa voix couvre à chaque fois l’orchestre, ne délivrant par ailleurs guère de contrastes ou d’implication, son interprétation souffrant enfin d’une prononciation très moyenne (scène 1 de l’acte IV). Quant à Judith van Wanroij, elle n’est pas aussi à l’aise qu’on a pu l’entendre par le passé. Si son sens du théâtre rachète de temps à autre une prononciation là aussi perfectible (étrange quand on réécoute son incarnation du rôle de Camille dans Les Horaces), elle s’illustre davantage dans le rôle de La Nature que dans celui de Spinette, où elle ne fait jamais bien ressentir l’ambiguïté du personnage qui, dans les faits, n’est qu’une petite arriviste dénuée de tout scrupule. Dans la perspective d’une prochaine parution discographique, il sera sans nul doute nécessaire que les deux principaux personnages féminins s’impliquent davantage, sauf à déséquilibrer davantage un ensemble qui, dans les faits, est avant tout un théâtre d’hommes. Saluons tout de même le chant assez convaincant de Danaé Monier et Marine Lafdal-Franc, toutes deux issues du chœur, pour quelques interventions solistes.


Le chœur, justement! Personnage à part entière, les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles sont excellents tant dans le Prologue (le chœur d’ombres qui chante «Quel charme inconnu nous attire» ou dans ce passage extrêmement mozartien «Gloire à l’éternelle sagesse») que dans l’opéra proprement dit, où l’on songe en plus d’une occasion à L’Enlèvement au sérail. Car l’orchestration allie, avouons-le plus adroitement que savamment, ces turqueries musicales (avec force chapeau chinois, cymbales, timbales...) et certains passages empreints au contraire de gravité (grâce notamment aux trois trombones requis, notamment dans le chœur funèbre des esclaves à la scène 4 du dernier acte). Christophe Rousset dirige l’ensemble avec beaucoup d’énergie et de soin, ne pouvant rattraper par la musique certaines malfaçons de la partition à l’image de cette scène 7 venant étrangement conclure l’acte III et nous privant quelque peu du très beau duo entre Atar et Calpigi qui précédait. Les Talens Lyriques s’illustrent néanmoins tout au long de ces trois heures trente de musique même si, comme on l’avait souligné dans Les Horaces, l’orchestration est parfois un peu scolaire: les trompettes interviennent pour les passages héroïques, les basses sont mises en avant pour les passages lugubres...


Devant un public quelque peu clairsemé, peut-être craintif par la durée d’une œuvre totalement méconnue, l’équipe du spectacle n’en remporta pas moins un vif succès dont chacun pourra se faire une idée lors de la prochaine parution discographique de l’ouvrage. A défaut de chef-d’œuvre, voilà une résurrection des plus intéressantes à mettre notamment au crédit du Centre de musique baroque de Versailles et de l’insatiable Christophe Rousset qui, petit à petit, défrichent ainsi un nouveau pan de notre histoire musicale.


Le site de Christophe Rousset et des Talens Lyriques
Le site de Karine Deshayes
Le site de Judith van Wanroij
Le site de Jean-Sébastien Bou
Le site d’Enguerrand de Hys
Le site du Centre de musique baroque de Versailles



Sébastien Gauthier

 

 

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