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Passions sur fond noir

Strasbourg
Opéra national du Rhin
10/19/2018 -  et 21, 23*, 25, 27 octobre (Strasbourg), 9, 11 novembre (Mulhouse) 2018
Claude Debussy : Pelléas et Mélisande
Jacques Imbrailo (Pelléas), Anne-Catherine Gillet (Mélisande), Jean-François Lapointe (Golaud), Marie-Ange Todorovitch (Geneviève), Vincent Le Texier (Arkel), Gregor Hoffmann (Yniold), Dionysos Idis (Un médecin, Un berger)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Franck Ollu (direction musicale)
Barrie Kosky (mise en scène), Julia Huebner (reprise de la mise en scène), Klaus Grünberg (décors et lumières), Dinah Ehm (costumes)


(© Klara Beck)


A défaut du Pelléas et Mélisande de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, production créée au début de cette année à Anvers et qui n’a pas pu être reconstruite sur le plateau de l’Opéra du Rhin suite à une ténébreuse affaire de «non-conformité aux normes de sécurité françaises» (un changement de cap vraisemblablement regrettable, car ce projet d’une forte originalité visuelle, à mi-chemin entre mise en scène et chorégraphie avait l’air bien intéressant...), il a fallu se rabattre sur une autre mise en scène existante, récent travail de Barrie Kosky et Klaus Grünberg, créé au Komische Oper de Berlin il y a tout juste un an. Cette fois les contingences techniques paraissent bien moindres, puisque l’une des caractéristiques les plus singulières de cette production est de faire tenir tout Pelléas et Mélisande sur un plateau minuscule d’à peine quelques mètres carrés. L’allusion à une sorte de théâtre dans le théâtre d’inspiration baroque, avec son jeu de coulisses concentriques définissant un cadre de scène en diaphragme, est assez élégante voire ludique, au détail près que tout s’y décline dans un oppressant camaïeu de gris sombres et de noirs. Les personnages du drame se détachent avec une intensité particulière sur ces parois recouvertes d’un revêtement géométrique à forte prégnance optique, d’autant plus que le metteur en scène les place assez systématiquement face au public, un système compliqué de tapis roulants leur permettant de bouger le plus souvent latéralement, sans marcher, comme si une perpétuelle force immanente les obligeait à se mouvoir sans avoir la moindre possibilité de se soustraire à une fatalité qui leur échappe. Une intéressante métaphore pour ce royaume d’Allemonde confiné, où Maeterlinck n’arrête pas de mettre dans la bouche de ses personnages des désirs de départ, mais où personne ne réussit jamais à prendre le large (même le bateau qui s’efface à l’horizon à l’acte II «fera peut-être naufrage»).


Une gageure, assurément, de monter Pelléas dans un dénuement aussi total, sans aucune échappée visuelle ni le moindre accessoire. Le spectateur garde en permanence le nez plaqué sur cette boîte sans profondeur ni perspectives, où il peut observer à loisir, voire avec une cruauté d’entomologiste, le destin de personnages qui s’y débattent comme des papillons captifs. Barrie Kosky dispose de suffisamment d’expérience de la scène pour tenir son pari, en parvenant même à nourrir périodiquement son travail d’idées nouvelles qui viennent relancer l’intérêt. Ainsi cet étonnant mimétisme entre Mélisande et son cadre naturel, le personnage, revêtu d’une robe scintillante, s’identifiant à la Fontaine des aveugles au point d’en avaler la bague de Golaud d’un coup de glotte décidé (gloups!), ou encore un acte plus loin devenant lui-même le saule entier, avec une sorte de branche-prothèse collée à l’extrémité du bras. Ou encore cette étrange scène des souterrains, promiscuité malsaine d’un Pelléas et d’un Golaud tous deux en sous-vêtements noirs, qui nous fait comprendre sans grande ambiguïté que si Pelléas se plaint aussi continuellement d’étouffer, c’est aussi la conséquence d’abus antérieurs dont il a probablement été la victime, et suite auxquels il garde d’ailleurs pendant tout l’opéra une attitude bizarrement prostrée (et relativement ridicule, à vrai dire...). Mais on peut aussi renâcler devant la brutalité de cette approche qui à aucun moment n’entretient le moindre flou. Tout y est franc, direct, jusqu’à la crudité des pulsions sexuelles: une tentative de viol de Mélisande à peine réfrénée, par un Arkel manifestement pas si vieux gâteux qu’il n’y paraît, où encore le duo d’amour de l’acte IV où Mélisande défait le pantalon de Pelléas d’un air décidé, apparemment pressée d’en arriver au vif du sujet. Tout aussi triviale l’hémorragie placentaire de l’acte V, Mélisande paraissant mourir avant tout d’un manque fatal de globules rouges après un accouchement difficile. La nébulosité entretenue par Debussy et Maeterlinck autour des protagonistes de ce drame délibérément évasif, mal défini, se trouve constamment évacuée, les seules zones de flou restantes ne provenant plus que de la divergence parfois radicale constatée entre le sens premier du texte chanté et ce qui se passe réellement sur scène. «Ne me touchez pas», alors que justement Mélisande fait la connaissance de Golaud en le touchant frénétiquement, voire en l’agressant par surprise, «Ce n’est pas une rose», alors que justement il y en a une dans la main de Mélisande, etc. L’exercice de style est brillant mais parfois s’épuise, en particulier dans un cinquième acte redoutablement vide et distendu, qui ne nous aura jamais paru aussi long, voire ennuyeux et bavard.


Peut-être aussi parce qu’à ce moment-là la direction musicale de Frank Ollu semble définitivement à bout de souffle. L’Orchestre philharmonique de Strasbourg, déjà handicapé pendant toute la soirée par des cuivres incertains (les cors!), ne tient plus la distance: les timbres se délitent, les perspectives s’aplatissent et Debussy se réduit à quelques filigranes dont l’intérêt n’est plus que relatif. Le chef semble surtout privilégier une certaine lisibilité, en évitant de couvrir les chanteurs, mais il le fait trop souvent en aplatissant les dynamiques (la conclusion de l’acte III n’a plus aucun impact, et pourtant ce devrait être un moment particulièrement fort). Tout au long de la soirée l’auditeur a l’impression de devoir compenser mentalement, d’essayer d’inventer aux sons un peu cartonnés voire décharnés qui sortent de la fosse une vraie charpente, une pâte sonore plus luxueuse. Au passage signalons une particularité de cette production: on n’y joue pas les Interludes, ou du moins n’y joue-t-on les transitions entre les scènes que dans leur version musicale la plus courte, avant les allongements imposés à Debussy pour les premières représentations à l’Opéra-Comique. Pourquoi cette option? Retour délibéré à un Debussy plus concis, ou tout simplement suppression d’une musique devenue superflue dans une mise en scène où il n’y a aucun décor à changer? On ne nous le précise pas.


Compétent plateau francophone, plus-value appréciable par rapport aux représentations berlinoises voire celles prévues en 2019 à Mannheim, théâtre coproducteur. Le baryton canadien Jean-François Lapointe, qui connaît le rôle de Pelléas comme sa poche pour l’avoir chanté extrêmement souvent, est passé maintenant depuis plusieurs années à la composition plus sombre d’un Golaud où il réussit également à convaincre, en dépit d’une voix qui manque d’un rien de largeur pour le rôle (avec une tendance parfois désagréable à forcer dans les moments les plus dramatiques, à proférer le texte au lieu de le chanter). Même travers, mais en bien pire, pour l’Arkel de Vincent Le Texier, timbre grisâtre et ligne de chant réduite à un fruste parlando. Marie-Ange Todorovitch, honorable Geneviève, lit sa lettre sans intention particulière: un passage vite oublié. Jacques Imbrailo est un Pelléas pas toujours parfaitement intelligible mais son personnage est campé avec assurance et un timbre adéquat. Pas le moindre défaut en revanche pour la Mélisande d’Anne Catherine Gillet: tout est disponible, fraîcheur des moyens, aplomb de la respiration et de la diction... au problème près que l’aura mystérieuse du personnage a totalement disparu (mais où la trouver, quand tout dans une telle mise en scène paraît prémédité pour la gommer?). N’oublions pas la remarquable performance du petit Yniold, issu du Tölzer Knabenchor, sans aucun accent et toujours d’une parfaite crédibilité scénique. Somme toute une soirée d’une intensité exceptionnelle, mais où l’impact de l’impression d’ensemble, difficilement oubliable, fait passer en force beaucoup de défauts et de partis pris discutables.



Laurent Barthel

 

 

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