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Jeu de têtes

Salzburg
Felsenreitschule
07/28/2018 -  et 1er, 9, 12, 17, 21, 27* août 2018
Richard Strauss : Salome, opus 54
John Daszak (Hérode), Anna Maria Chiuri (Hérodias), Asmik Grigorian*/Malin Byström (Salomé), Gábor Bretz (Jochanaan), Julian Prégardien (Narraboth), Avery Amereau/Christina Bock* (Le page d’Hérodias), Matthäus Schmidlechner (Premier Juif), Mathias Frey (2e Juif), Patrick Vogel (3e Juif), Jörg Schneider (4e Juif, Un esclave), David Steffens (5e Juif), Tilmann Rönnebeck (Premier Nazaréen), Paweł Trojak (Second Nazaréen), Neven Crnic (Un Cappadocien), Henning von Schulman (Premier Soldat), Dashon Burton (Second Soldat)
Wiener Philharmoniker, Franz Welser-Möst (direction)
Romeo Castellucci (mise en scène, décors, costumes, lumières), Cindy Van Acker (chorégraphie)


(© Salzburger Festspiele / Ruth Walz)


Le rocher et le cheval. Deux éléments fondamentaux du Festival de Salzbourg, qui n’ont évidemment pas échappé à Romeo Castellucci, grand observateur. Le rocher, c’est d’abord ce Mönchsberg, abrupte falaise de conglomérat qu’il a fallu excaver pour y loger l’arrière du Grosses Festspielhaus, à l’emplacement des anciennes écuries du Prince Archevêque. Sont restés d’époque, à un bout du complexe un bel abreuvoir à chevaux baroque, et à l’autre extrémité le Felsenreitschule, ancien manège équestre, dont les 96 arcades sont creusées directement dans la paroi rocheuse. Castellucci a tout métabolisé, y compris même l’inscription latine gravée au dessus des deux entrées du tunnel du Neutor voisin, creusé au 18e siècle : « Te saxa loquuntur », « Les pierres parlent de toi », hommage au concepteur de l’ouvrage, l’Archevêque Sigismond III von Schrattenbach (le prince bienveillant que Mozart a connu dans son enfance).


Tout semble effectivement parti de là. « Les pierres parlent! ». On retrouve la même inscription latine en lettres d’or sur le léger rideau noir que Castellucci tend devant toute la scène au début de cette Salomé. Le chef d’orchestre Franz Welser-Möst entre dans la fosse, le silence se fait mais les musiciens attendent longuement avant de commencer, pendant qu’une bande son diffuse en boucle des chants de cigales. Une main vient taillader le mot loquuntur, puis enfin le rideau coulisse, démasquant un fond de scène du Felsenreitschule où toutes les arcades ont été soigneusement bouchées. Les pierres parlent peut-être, mais on a tenté de les faire taire, en obturant systématiquement toutes les « bouches » du mur (je ne fais que citer ici la littérature du programme de salle, ni prétentieuse ni vraiment claire, un peu dérisoire peut-être dans la minutie de son propos didactique ?). Toujours est-il que devant ce mur, restitué à son état original de tranche de rocher brut, le metteur en scène ne va laisser s’installer pendant presque deux heures qu’un nombre très limité de personnes et d’accessoires. A une époque de saturation intense par des informations visuelles de tous ordres, Castellucci insiste particulièrement sur la nécessité de s’exercer à trier, à faire abstraction de tout ce qui n’est pas essentiel, voire a contrario de savoir regarder et analyser d’un œil nouveau même ce qui ne semble pas avoir immédiatement de sens ou d’importance… Sur le plateau de cette Salomé, il n’y aura donc que peu de chose à voir, mais tout ce que Castellucci a choisi d’y mettre se doit d’y paraître plastiquement superbe et d’y posséder une signification tantôt assez immédiatement lisible, tantôt plus difficile à appréhender, tantôt durablement absconse.



(© Salzburger Festspiele/Ruth Walz)


Sur le long et sobre plancher doré qui occupe toute la scène, un opercule à droite est le premier entrouvert, au dessus d’une citerne où Jochanaan semble détenu dans des conditions sanitaires douteuses : on extrait de l’excavation de longs débris de crinières emmêlés, voire des pelletées de déchets brunâtres, avant d’en laisser enfin sortir un terrifiant prophète, barbouillé des pieds à la tête d’un emplâtre couleur encre de Chine. En face, la princesse de Judée, « blanche gazelle », marche évidemment pieds nus, et une lumière soigneusement dosée pare sa fluide robe blanche d’indispensables reflets d’ivoire. Plus tard, après que Jochanaan ait été dûment débarbouillé au jet d’eau, comme un cheval par ses palefreniers, la même excavation deviendra un bassin de faible profondeur rempli de lait, ou du moins d’un liquide d’une pâleur livide analogue, dans lequel Salomé trépignera longuement en attendant qu’Hérode veuille bien lui faire apporter ce qu’elle demande. Sur cette même flaque blanche ronde, la scène finale confrontera la princesse à une tête de cheval décapité, puis au corps entier de Jochanaan exécuté, dépouille « assise » à laquelle manque toutefois... la tête, accessoire fondamental et pourtant livré nulle part ! Une situation tout aussi macabre que celle du livret original mais inversée, la nécrophilie de Salomé devant dès lors trouver d’autres moyens de s’exprimer, y compris pour le traditionnel baiser final au goût de sang. Les substituts ne sont pas moins glaçants et le dernier est même saisissant : un couvercle rond central démasque une petite piscine d’eau lustrale où Salomé s’immerge jusqu’au cou en une sorte de rituel convulsif. Pendant les derniers soubresauts de la scène finale cette vision beckettienne d’une tête chantante, seul élément restant visible d’une héroïne déjà condamnée, suscite en définitive un sentiment de malaise encore plus insidieux.



(© Salzburger Festspiele/Ruth Walz)


Assurément un moment fort, mais il y en aurait encore bien d’autres à citer, tel ce pur-sang d’un noir de jais qui tourne en rond à vive allure dans la citerne pendant l’interlude entre les scènes III et IV. Un animal sans doute effrayé aussi par l’énorme volume sonore de ce passage terrible, cheval dont on n’aperçoit que la tête et l’échine, comme une rémanence de la silhouette noire de Jochanaan longuement vue pendant le duo juste précédent. Ou encore cette Danse des sept voiles où Salomé... ne danse pas (ce serait trop simple) ! Tout ce passage ne laisse à voir sur la scène que le corps de Salomé, immobilisé quasi nu sur un piédestal, dans une position d’ovoïde fœtal aux courbes parfaites. Une sculpture vivante semblant animée d’un feu intérieur intense, en dépit de sa totale immobilité, et qui au moment musicalement le plus violent sera littéralement engloutie, comme phagocytée, par un rocher cubique qui descend lentement du plafond.


Aussi époustouflante qu’elle soit, cette ascèse a aussi des défauts, en particulier de tout recentrer sur les deux principaux protagonistes à un point tel que les autres rôles, pourtant superbement distribués, deviennent de simples accessoires dramatiques. On avoue ne même pas avoir reconnu John Daszak en Hérode, ténor que l’on a pourtant vu et entendu des dizaines de fois, tant cette mise en scène le prive de son relief habituel. Semblant sortir d’un portrait féminin de Klimt, l’Hérodias d’Anna Maria Chiuri, pourtant idéale, ne parvient elle aussi à s’émanciper que par courts moments de postures raidies qui la figent. Même malaise pour le Page de Christina Bock et, le Narraboth de Julian Prégardien, au chant d’une perfection académique et pourtant comme absents, collés l’un à l’autre en une bizarre immobilité siamoise. Et puis, a fortiori, dans une perspective qui lui fait jouer un rôle à ce point fondamental, le Jochanaan de Gábor Bretz n’a pas le volume vocal idoine pour s’imposer aussi impérieusement sur le plan sonore qu’il le fait sur le plan visuel, a fortiori quand le chef ne semble pas du tout préoccupé d’éviter de le couvrir.


Reste la Salomé d’Asmik Grigorian, titulaire incontestable comme il n’en apparaît sur les scènes que tous les vingt ans. Silhouette agile qui semble une parfaite incarnation des métaphores poétiques d’Oscar Wilde, timbre tantôt adamantin tantôt pulpeux, élocution allemande remarquablement claire... Pour Castellucci vraiment un instrument idéal, qu’il parvient à faire vibrer de mille et une façons, jusqu’aux plus subtiles et mystérieuses. Largement de quoi occuper l’attention, au cours d’une soirée qui autrement pourrait souffrir de quelques passages à vide.


Car le salut ne viendra pas forcément de l’orchestre. Les timbres des Wiener Philharmoniker sont d’une beauté intoxicante, les réserves de puissance sont fastueuses et pourtant on passe son temps à essayer de comprendre pourquoi cela ne fonctionne pas totalement. Peut-être parce que Franz Welser-Möst se contente d’ouvrir les vannes d’un torrent orchestral dont il n’essaye que trop timidement de modeler le flux. On a l’impression d’une agogique invariablement uniforme, d’une pulsation trop régulière. Ce n’est pas vraiment le tissu musical organiquement riche et varié dont la production de Castellucci, elle-même d’une apparence obsessionnellement « lisse », pourrait tirer au mieux profit. On rêve de la fièvre qu’aurait pu déclencher ici Kirill Petrenko... qui dirige d’ailleurs le même soir à Salzbourg, mais un concert des Berliner Philharmoniker, à cent cinquante mètres de là!



Laurent Barthel

 

 

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