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Bomarzo et ses monstres

Madrid
Teatro Real
04/24/2017 -  et 28 avril, 2*, 5, 7 mai 2017
Alberto Ginastera: Bomarzo, opus 34
John Daszak (Pier Francesco Orsini), Germán Olvera (Girolamo), Damián del Castillo (Maerbale), James Creswell (Gian Corrado Orsini), Hilary Summers (Diana Orsini), Milijana Nikolic (Pantasilea), Nicola Beller Carbone (Julia Farnese), thomas Oliemans (Silvio de Nardi), Albert Casals (Nicolás Orsini), Francis Tójar (Messager)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Pequenos Cantores de la Comunidad de Madrid, Ana González (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), David Afkham (direction musicale)
Pierre Audi (mise en scène), Urs Schönebaum (décors, lumières), Wojciech Dziedzic (costumes), Klaus Bertisch (dramaturgie), Jon Rafman (vidéo), Amir Hosseinpour, Jonathan Lunn (chorégraphie)


H. Summers, J. Daszak (© Javier del Real/Teatro Real)


Un des plus grands romans du XXe siècle, quelle que soit la langue considérée, est Bomarzo (1962) de l’Argentin Manuel Mujica Láinez (1910-1984), un écrivain à la carrière extraordinaire, dont le point culminant fut, précisément, ce roman inspiré par les sculptures, les rochers et les grottes de Bomarzo, dans les environs de Rome, et, peut-être, un de ses derniers livres, El gran teatro , dont l’action se déroule au Teatro Colón de Buenos Aires. Mujica Láinez a été décoré de la Légion d’honneur en 1982.


Le compositeur Alberto Ginastera, argentin lui aussi, a tiré du roman une cantate (1964) puis un opéra (1967). En plus de sa très populaire Suite Estancia, quatre danses du ballet du même titre, il a écrit dans tous les genres – musique pour orchestre, de chambre, pour piano, pièces vocales – et deux autres opéras, Don Rodrigo (1964, sur le denier roi chrétien d’Espagne avant l’invasion musulmane au VIIIe siècle, avec la trahison du comte Don Julián, etc.) et Beatrix Cenci (1971, l’histoire de Cenci et sa fille, d’après Shelley et Stendhal).


Si le roman est un chef-d’œuvre, l’opéra de Ginastera l’est presque aussi, sans y parvenir complètement, mais en s’installant dans un récitatif cantabile permanent qui fuit la consonance et le chant proprement dit, à l’exception du chant du petit berger qui commence et finit l’opéra, et qui s’autorise des airs (Pantasilea et son chant sur Florence; Julia et son chant sur l’amour) qui n’ont rien à voir avec des airs tout à fait cantabile. La prosodie de la langue espagnole pour l’opéra – on l’a déjà relevé – soulève un vrai problème, dont une des solutions les plus lucides est celle de Ginastera dans Bomarzo. Dans les années 1960 – comme le remarque le compositeur Fernández Guerra –, le prestige de l’opéra était au plus bas, et l’opéra en espagnol devait s’inventer ex nihilo. Le succès de Bomarzo aux Etats-Unis était une promesse de succès dans le pays natal de Ginastera et Mujica, mais en 1967, l’Argentine était gouvernée par une dictature militaire dont les inspirateurs appartenaient à une très zélée secte financiaro-religieuse catholique, et le dictateur provisoire, le militaire Juan Carlos Onganía, interdisit personnellement les représentations de Bomarzo en Argentine. Quelle honte! Mais la première argentine eut lieu en 1972, après que l’ouvrage eut connu une carrière internationale: à cette époque, un autre dictateur essayait de remédier à la confusion politique dans le pays, après la répression inutile, en dialoguant avec la très hétéroclite opposition péroniste.


Nul n’est besoin de souligner la grande différence entre le roman (600 pages) et l’opéra. Le livret narre une histoire qui aurait plu au Schreker des Stigmatisés ou au Zemlinsky du Nain: la laideur de Pier Francesco Orsini, le héros devenant le duc de Bomarzo grâce à la mort de son frère aîné (dans cette mise en scène, ce n’est pas un accident, mais un autre assassinat commis par Pier Francesco), sa rancœur et sa malveillance, dans un monde où (à la différence de Zemlinsky et Schreker) il n’y a pas de bonté, de générosité, voire d’innocence ou même de naïveté; le tout à l’époque de la Renaissance, pour finir d’évoquer la gourmandise esthétique de ces deux compositeurs, disparus bien avant.


Tout l’opéra est construit sur l’accumulation de souvenirs d’un homme en train de mourir: souvenirs...? Tout l’opéra est une douloureuse plainte de celui qui n’a pas eu de beauté, d’amour, de bonheur, ayant obtenu le pouvoir par chance ou par ruse. Et tout l’opéra dessine comme un cercle autour des griefs de Pier Francesco et des crimes qu’il a commis. L’amour nié par son destin s’incarne dans les deux femmes de la tragédie: Pantasilea, la courtisane, et Julia Farnese, l’épouse bienaimée qui provoque la jalousie aveugle de Pier Francesco. Enfin, tout l’opéra est un souvenir, mais un souvenir hallucinatoire. La subjectivité est difficile au théâtre; une des solutions à ce problème est celle retenue par Ginastera dans Bomarzo: le récitatif cantabile, dont le danger est de tomber dans l’ennui, est soutenu par un tissu orchestral riche, plein de couleurs, avec un orchestre comprenant un large effectif de percussions, avec des épisodes «chambristes», voire des solistes presque sans accompagnement, avec des sons rares, très évocateurs. Les nombreux interludes pourraient former une grande suite symphonique où la richesse des épisodes, tous différents, tous changeants, donne une impression de mobilité, d’agilité et, en même temps, la base d’accompagnement soutient le discours de la ligne vocale. D’ailleurs, le recours au mélodrame (voix parlée sur musique dans la fosse) est fréquent dans cet opéra.


Il faut souligner quatre grands atouts de ce Bomarzo (qu’on verra aussi à Amsterdam). D’abord, dans le rôle-titre, John Daszak, omniprésent sur scène, un ténor plein de force – il a déjà chanté Siegfried! –, dont la construction du personnage n’est pas dans la tradition du personnage faible, laid, sinistre, mais dans l’intériorité du héros pas épanoui. Ensuite, le metteur en scène, Pierre Audi, qui a réussi une production riche, offrant de nombreuses clefs de lecture, loin de l’historicisme qui pourrait être un fardeau aujourd’hui. Mais aussi le concepteur de la vidéo, Jon Rafman, en soutien aux décors d’Urs Schönebaum: des images qui ne sont pas exactement en rapport avec les événements, mais qui enrichissent l’espace théâtral et les situations dramatiques mêmes. Enfin, le formidable directeur musical David Afkham, aujourd’hui premier chef de l’Orchestre national d’Espagne, un ensemble qui renaît de ses cendres depuis la dernière décennie, après des années de routine et de syndicalisme jaune et stérile, toléré par les institutions publiques. Soucieux d’équilibre entre les pupitres, le chef allemand crée les conditions favorables à l’épanouissement de cette sorte de trame de «timbres, espaces et mouvements» (pour ainsi dire, à la manière d’un titre de notre admiré feu Henri Dutilleux) qui constitue la richesse de cette partition.


Bien sûr, d’autres ont eu un rôle important: les chorégraphes, Amir Hosseinpour et Jonathan Lunn, le chœur invisible (dans la fosse), dirigé par Máspero, et quelques rôles chantés, notamment la mezzo serbe Milijana Nikolic, la soprano hispano-allemande Nicola Beller Carbone et l’alto Hilary Summers, dans le rôle important de la seule personne qui semble professer de l’amour envers Pier Francesco, sa grand-mère. Les détails de la très riche production d’Audi sont notables et nombreux. Il n’est donc pas possible de préciser davantage, de même qu’on ne peut pas en dire plus d’une distribution particulièrement réussie. Mais on sort de cette soirée imprégné de sonorités multiples, d’images changeantes et agiles, de richesse théâtrale. On se souvient de Ginastera, mort en 1983 (l’année dernière était celle de son centenaire), et on pense qu’il aurait vraiment été satisfait de ce spectacle.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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