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Scribe, Halévy... et Konwitschny !

Strasbourg
Opera national du Rhin
02/03/2017 -  et 6, 9, 12, 14* (Strasbourg), 24, 26 (Mulhouse) février 2017
Fromental Halévy : La Juive
Roberto Saccà*/Roy Cornelius Smith (Eléazar), Rachel Harnisch/Astrid Kessler* (Rachel), Ana-Camelia Stefanescu (La princesse Eudoxie), Robert McPherson (Léopold), Jérôme Varnier (le Cardinal Brogni), Nicolas Cavallier (Ruggiero/Albert)
Chœurs de l’Opéra national du Rhin, Orchestre symphonique de Mulhouse, Jacques Lacombe (direction)
Peter Konwitschny (mise en scène), Dorian Dreher (réalisation de la mise en scène), Johannes Leiacker (décors et costumes), Manfred Voss (lumières)


(© Klara Beck)


La réhabilitation du grand opéra français est un combat qui n’est pas allé de soi. Il y a cinquante Le Prophète, Les Huguenots, La Juive... étaient des ouvrages dont on ne connaissait au mieux que la mauvaise réputation et quelques airs. Il a fallu beaucoup explorer et se mobiliser, mais aujourd’hui ce travail est accompli et un vrai public de passionnés existe, jusqu’à même connaître ce répertoire dans ses moindres détails et se déplacer partout quand l’un ou l’autre de ces titres apparaît sur une affiche.


On ne peut nier la dimension historiciste d’un tel phénomène, voire penser qu'un attachement sincère à ce répertoire particulier se double aussi d’un désir latent de lui voir restituer toute son ampleur spectaculaire d’origine: toiles peintes éclairées au gaz, ballets et défilés pompeux, costumes chamarrés, oriflammes, chevaux (la première de La Juive à l’Opéra de Paris, en 1835, en mobilisait vingt)... Et pourquoi, après tout, ne jouerait-on pas aujourd’hui ce jeu dispendieux, de même que nos musées modernes acceptent de consacrer des pans de murs entiers aux grands formats des peintres pompiers d’avant-hier, longtemps dénigrés. Mais à l’opéra, ceci suppose énormément de moyens : la mise en scène de Petrika Ionesco pour Robert le Diable de Meyerbeer au Palais Garnier en 1985 en constitue un rarissime exemple. En dépit d’une certaine dose d’humour surajoutée, un véritable esprit d’époque y était bien cerné.


L’autre tendance possible, puisque nos modes de consommation modernes de l’opéra sont devenus beaucoup plus rapides, est d’aller directement à l’essentiel en élaguant tout ce décorum. Cela dit, à ce régime-là, on pourrait même supprimer des actes entiers. Que se passe-t-il en effet de réellement intéressant dans le premier acte de La Juive, de surcroît dramatiquement absurde (Rachel et Eléazar y frôlent le lynchage deux fois de suite en moins de vingt minutes) ? Le problème, à moins d’avoir recours à la greffe d’éléments étrangers (comme les prémonitions de l’holocauste dans la mise en scène d’Olivier Py à Lyon), est qu’à force d' éliminer tout ce qui entoure les personnages principaux les perspectives deviennent absurdes et les leviers dramatiques n’actionnent plus que du vide. Exemple emblématique : le travail de Calixto Bieito et Bertrand de Billy à Munich l’été dernier, d’une neutralité franchement éprouvante à force de tunnels interminables (dans ce cas, paradoxalement, les coupures allongent...).


Dans cette récente production de La Juive, déjà présentée à l’Opéra des Flandres et Mannheim avant d’arriver à l’Opéra national du Rhin, on a choisi une troisième voie : l’irrespect total. Les coupures sont carrément sauvages (un peu plus d’un tiers de la partition) : plus d’introduction, plus de ballets, beaucoup de chœurs en moins, mais aussi des airs entiers (plus de Sérénade pour Léopold, plus de Boléro pour Eudoxie), et on recherche à dégager d’autres dynamiques dans ce qui a échappé à ces innombrables coups de ciseaux, des ressorts inattendus, voire des messages cruciaux que compositeur et librettiste ne véhiculaient sans doute qu’à des niveaux très peu conscients. Sur l’affiche, le nom du metteur en scène allemand Franz Konwitschny laissait déjà supposer une démarche de ce genre, mais l’ampleur subversive de son appropriation de l’œuvre dépasse beaucoup de bornes, et on s’étonne que chanteurs et chefs d’orchestre aient pu entériner facilement une lecture aussi intrusive, qui à certains égards piétine même leur travail avec une relative perversité.


Une vision totalement culottée, voire urticante, et qui peut inciter à partir en claquant la porte (à quoi bon dilapider tant d’argent pour monter un ouvrage rare, si c’est en apparence pour le défigurer à ce point?). Konwitschny donne pourtant de bonnes réponses à cette question, mais il faut réussir à se laisser prendre sans a priori par sa mise en scène pour les percevoir. D’abord, on ne s’y ennuie jamais, voire on s’y amuse beaucoup. Ensuite on y est souvent appelé à réfléchir à des problématiques de fond, ce qui à notre époque de forte exacerbation de tensions politiques et religieuses est certainement fructueux. On n’en veut pour preuve que ce formidable Finale de l’acte III, où la mécanique de l’écriture musicale devient prétexte à une jubilatoire scène de travail à la chaîne, en vue de l’empaquetage de ceintures d’explosifs. Ou comment conditionner joyeusement une foule aux pires haines de l’autre... C’est terrifiant, et encore davantage du fait de cet humour noir prodigieusement drôle ! Costumes contemporains (très bien coupés), dynamisés par un travail constant sur les mains, colorées de bleu pour les chrétiens, alors qu’elles le sont bien sûr de jaune pour les juifs, technique à la fois simpliste en tant que signalétique mais aussi d’un usage stratégique souvent pertinent (Rachel et Eudoxie qui se lavent les mains, et fraternisent une fois celles-ci devenues neutres...). Parfois le résultat est lourd (on s’acharne beaucoup sur le mobilier quand on n’est pas content, on arpente beaucoup la salle, ce qui n’a pas que des avantages, surtout quand c’est pour y faire hurler le chœur dans les oreilles du public), mais ce grand sorcier qu’est Franz Konwitschny réussit à nous faire avaler énormément de couleuvres et nous confectionne finalement une soirée brillante, et d’ailleurs chaleureusement applaudie. Le plus difficile à accepter pour certains, peut-être, restant que non seulement cette mise en scène n’a guère d’égards pour la partition d’Halévy mais qu’à bien des moments, elle la ridiculise carrément, en en soulignant à plaisir certaines niaiseries guillerettes, contradictions criantes entre musique et drame, exploitées comme des ressorts comiques au demeurant diaboliquement efficaces.


Il fallait, sous peine de naufrage, un contrepoids musical de grande qualité à une vision aussi décapante, et l’Opéra du Rhin nous le procure pleinement. Roberto Saccà est un excellent Eléazar, en dépit de moyens techniques inadaptés comme souvent (une voix lourde, qui n’a sans doute aucun rapport avec celle d’Adolphe Nourrit, créateur du rôle). Les prises de respiration extrêmement sonores dans l’air « Rachel, quand du Seigneur... » attestent de l’astreinte physique terrible que représente ce rôle quand on le chante en force, cela dit le résultat emporte sans peine l’adhésion. Et l’interprète enchaîne courageusement ensuite sur la meurtrière cabalette « Dieu m’éclaire », véritable suicide vocal auquel il parvient à survivre avec un aplomb remarquable (malheureusement noyé sous les lazzi du chœur, idée de mise en scène géniale mais dont le coût musical est lourd).


Remplaçant Rachel Harnisch au pied levé, Astrid Kessler, qui avait déjà chanté dans cette production à Mannheim, campe une solide Rachel, même si son timbre reste un peu clair pour le rôle et ne contraste pas assez avec celui de l’Eudoxie d’Ana-Camélia Stefanescu, jolie composition et voix très sûre. Robert McPherson chante avec des sonorités nasales et ne parvient pas à éliminer certaines tensions, mais sa technique est globalement adéquate et sa présence scénique appréciable, dans ce rôle de Léopold d’habitude assez falot. Le timbre de basse du Cardinal Brogni de Jérôme Varnier est plutôt ligneux mais son extrême grave est bien là, et surtout son français très agréable (l’intelligibilité est un point fort, cela dit, pour toute la distribution, même si certaines fautes d’accent demeurent). Nicolas Cavallier complète heureusement l’ensemble, personnage secondaire mais qui cumule en fait deux rôles différents, il est vrai facilement fusionnables sous une seule identité.


Belle prestation, à la fois théâtrale et vocale (attention cependant à essayer de réduire un peu le volume quand on chante dans la salle) du Chœur de l’Opéra du Rhin, et satisfecit appuyé pour la tenue exemplaire de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, sous la direction de Jacques Lacombe qui a accompli là un très remarquable travail, en vraie communion avec un projet scénique dont pourtant certaines options radicales n’ont probablement pas été faciles à accepter.



Laurent Barthel

 

 

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