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Mythique

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Opéra national du Rhin
04/26/2015 -  et 28, 30 avril, 4, 6 (Strasbourg), 15, 17 (Mulhouse) mai 2015
Paul Dukas : Ariane et Barbe-Bleue
Jeanne-Michèle Charbonnet Ariane), Sylvie Brunet-Grupposo (La Nourrice), Marc Barrard (Barbe-Bleue), Aline Martin (Sélysette), Rocio Pérez (Ygraine), Gaëlle Alix (Mélisande), Lamia Beuque (Bellangère), Délia Sepulcre Nativi (Alladine), Jaroslaw Kitala (Un vieux paysan), Peter Kirk (Deuxième paysan), David Oller (Troisième paysan)
Chœurs de l’Opéra national du Rhin, Orchestre symphonique de Mulhouse, Daniele Callegari (direction musicale)
Olivier Py (mise en scène), Pierre-André Weitz (décors et costumes), Bertrand Killy (lumières)


(© Alain Kaiser)


Représenter Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas, ce qui n’arrive presque jamais, même en France, c’est bien. Mais mettre tant d’atouts dans la balance que l’ouvrage peut vraiment s’imposer pour ce qu’il est, un chef-d’œuvre indispensable, c’est encore mieux. On sort de cette première de l’Opéra du Rhin, présentée par une déjà chaude après-midi de printemps, tout simplement stupéfait: par un texte littéraire de première force (Maeterlinck à son meilleur, d’un symbolisme plus économe qu’ailleurs), par une musique d’une densité suffocante et par une scénographie d’un extraordinaire pouvoir d’évocation.


Inutile de rêver: on ne redonnera pas avant longtemps une telle chance à la rarissime Ariane et Barbe-Bleue, et ce ne sont pas nos souvenirs du ratage misérabiliste présenté naguère à l’Opéra Bastille, ni ceux d’une production joliment transparente vue à l’Opéra de Francfort en 2008 qui nous contrediront. Cet ouvrage a besoin d’onirisme et de puissance. La traduction théâtrale de l’enfermement ne saurait s’y limiter au confinement d’une représentation de type banalement carcéral. Comme ils en ont désormais l’habitude Olivier Py et Pierre-André Weitz nous ont mitonné là bien davantage qu’un grand spectacle prémédité: un monde scénique autonome qui impose au spectateur ses constants changements de focale, sans répit, du grand angle au plan très rapproché. A ce degré d’évidence l’art finit par cacher l’art et la convention théâtrale explose, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour une production techniquement aussi lourde en machinerie et en figuration. Et que Py et Weitz ne fassent qu’adapter là des recettes déjà employées ailleurs (dans Il trovatore au Staatsoper de Munich notamment, production dont les ingrédients sont très similaires) n’a strictement aucune importance.


Davantage qu’en maître d’œuvre Olivier Py travaille en fédérateur d’énergies, en laissant chacun exprimer pleinement sa personnalité une fois qu’il a trouvé sa juste place dans le dispositif. D’où sans doute l’impression de naturel que suscite par exemple l’Ariane de Jeanne-Michèle Charbonnet, jamais statique, jamais convenue, et dont pourtant aucun geste ne paraît se conformer à une direction d’acteurs trop minutieusement préétablie. Le personnage se contente d’exister : Ariane prend vie, avec ses convictions inébranlables voire ses œillères qui l’empêcheront jusqu’au bout de comprendre ce qui se passe réellement dans ce château obscur. Même évidence pour la Nourrice de Sylvie Brunet-Grupposo, avec pour cette dernière de surcroît l’atout d’une diction française parfaite, digne d’un théâtre parlé. Pour l’homogène constellation de jeunes solistes féminines et l’excellent Marc Barrard dans les quelques phrases du rôle de Barbe-bleue la situation est en apparence plus compliquée, puisque chacun doit cohabiter sur le plateau avec son double chorégraphique. Chanteur et danseur s’expriment tantôt en alternance tantôt simultanément sur les deux niveaux du décor, mais là encore la spontanéité et le naturel des mouvements, le dépouillement des costumes (sic : pour les danseurs, le plus souvent nus, ce n’est pas qu’un vain mot !) évacuent tout sentiment d’artifice ou de figuration décorative. L’action muette en haut éclaire et complète notre perception de ce qui se passe en bas, comme un contrepoint visuel sans lourdeur voire d’une déstabilisante beauté trouble. Scènes d’orgie et de domination consentie dans un donjon ruiné, confrontant un Barbe-Bleue coiffé d’une tête de Minotaure à son petit harem d’épouses ouvertement lascives, très beau combat final entre ce puissant Barbe-Bleue et les paysans, jusqu’à l’agonie finale du monstre qui se révèle, une fois son masque enlevé, d’une désarmante juvénilité... On n’ose imaginer à quelles dérives exposerait un tel projet Outre-Rhin dans un spectacle de Regietheater. Alors qu’ici le dosage est parfait, avec exactement ce qu’il faut de subversion juste entrevue pour nous déstabiliser. Finalement, qui dans cette histoire, est-il véritablement prisonnier ? Barbe-Bleue et ses épouses, dans leur monde perverti de plaisirs ambigus, ou Ariane, enfermée dans sa constante obsession de liberté, un mot qui peut-être n’a de signification que pour elle seule ?


Aux couleurs minimales de la scénographie (parpaings gris, forêts blafardes d’arbres morts et parfois le filtre coloré d’une large paroi transparente rouge) semble s’opposer en tous points la richesse d’orchestration de la partition de Dukas, d’une rutilance parfois davantage russe que française de style. Daniele Callegari a déployé énormément d’énergie pour faire sortir l’Orchestre symphonique de Mulhouse de sa coquille et il y est parvenu : le son est d’une ampleur énorme, les cuivres sont percutants sans détoner et seules les cordes aiguës manquent parfois de rondeur. Resterait maintenant à tenter de mieux polir et contenir ce potentiel libéré d’un seul coup, qui souvent frise des niveaux sonores dignes d’une Elektra. Une impression de saturation paroxystique encore renforcée par l’enchaînement des trois actes d’un seul tenant, indispensable pour un spectacle aux ressorts psychologiques aussi forts, mais avec à la clé une certaine massivité qui colle mal avec un ouvrage de culture française.


Dans un tel contexte il faut à Ariane les moyens vocaux percutants d’une Brünnhilde ou, effectivement, d’une Elektra. Une puissance de feu dont Jeanne-Michèle Charbonnet dispose, ou peut-être disposait, car la chanteuse canadienne nous a paru cette après-midi là en pleine crise, bataillant avec un rôle hors de portée dans l’aigu de la tessiture et une colonne d’air indisciplinée. Le temps passe vite pour une voix, et encore plus vite parfois pour celle d’un soprano dramatique. Pour cette magnifique Isolde de naguère, l’heure de la reconversion vers les rôles de composition de Strauss et Janácek aurait-elle déjà sonné ? De l’Ariane de Dukas il lui reste heureusement un superbe maintien et un magnétisme impressionnant. On n’ose imaginer l’impact d’une production aussi prenante si de surcroît son rôle titre avait été servi par une voix plus irradiante. S’en serait-on simplement relevé ?



Laurent Barthel

 

 

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