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L’infini

Strasbourg
Palais de la Musique et des Congrès
10/08/2014 -  et 9* octobre 2014
Pascal Dusapin : Morning in Long Island
Béla Bartók : A kékszakállú herceg vára, opus 11, sz. 48

Nina Stemme (Judith), Franz Hawlata (Barbe-Bleue), Muriel Inès Amat & David Martins (Prologue)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)


N. Stemme (© Tanja Niemann)


Ce peut être interminable, une promenade sur la plage à l’aube. Parce qu’il n’y a presque rien à voir, ni à entendre d’ailleurs, et parce qu’en même temps dans ces riens, il y a tout : un monde sans commencement ni fin, une immuabilité en mouvement, un espace pour écouter comme jamais sa propre musique intérieure... De tels moments, on voudrait pouvoir les prolonger encore et encore, par pur plaisir mais aussi parce que ce qui fait leur singularité même nous questionne, nous échappe, sentiment d’impuissance consentie devant l’infini. C’est là la problématique ambitieuse, mais aussi naïve, de Morning in Long Island de Pascal Dusapin, pièce créée en 2011 par l’Orchestre philharmonique de Radio-France sous la direction de Myung-Whun Chung (voir ici). Un paysage sonore de 35 minutes, qui a pour premier mérite de s’astreindre techniquement au seul orchestre symphonique conventionnel. Pas de sons enregistrés, pas d’électronique embarquée, pas même de ces machines à vent et autres bruits de nature que les percussionnistes ont intégré depuis longtemps à leur arsenal. Simplement des tenues de cordes, des battements de vents (dont un trio de cuivres disséminés dans la salle) et des vibrations de métaux et de peaux. Musique peu descriptive en fait, malgré ses apparentes motivations paysagistes, et où l’élément marin ne surgit que de temps à autre et en ce cas plutôt au second degré, par effluves debussystes ou britteniennes rapidement étouffées. Une gageure fascinante, mais qui pousse peut-être un peu loin la distension du minutage, en dépassant la demi-heure là où vingt minutes auraient pu suffire. A moins d’écouter effectivement cette musique dans le noir ou aux premières lueurs de l’aube, en s’y immergeant complètement jusqu’à une demi-somnolence qui abolit le temps... Mais ici l’intendance même de l’orchestre, voire la gestique sémaphorique d’un chef qui ne peut mieux faire que battre ses temps aussi clairement que possible, empêchent d’atteindre ce type de fusion mentale avec le son. Pour consolider mieux son parcours, Dusapin ajoute un peu de couleur locale, des saupoudrages de syncopes qui situent çà et là un peu plus précisément cette plage venteuse et humide dans le Nouveau Monde. Au final les polyrythmies prennent nettement le dessus, moment de virtuosité orchestrale plus démonstratif. Mais cette irruption de la nervosité de l’humain dans le paysage était-elle, même en filigrane, vraiment nécessaire, ou ne fait-elle que banaliser la portée du propos ?


Où retrouver après l’entracte, dans Le Château de Barbe-Bleue de Bartók, un comparable sentiment d’infini ? Dans la substance même de la voix de Nina Stemme : une assurance inébranlable, un timbre de bronze, des inflexions où passe soudain tout un monde. Dans la proximité du concert, à quelques mètres de l’interprète, ce sont là des moments d’une intensité indicible. Et l’intégralité du personnage, même statique derrière un pupitre, parvient à exister par la simple force d’une mimique où intention théâtrale et technique de chant fonctionnent en symbiose. Prodigieux appuis sur une colonne d’air qui monte à plein régime en quelques fractions de seconde à peine, réserves de puissance jamais sollicitées complètement (sauf pour la cinquième porte, où tout à coup la chanteuse ouvre une bouche absolument énorme pour mieux nous terrasser d’un aigu stupéfiant), et en même temps une attendrissante simplicité d’épouse aimante, restée naïve dans son volontarisme même. Tout Judith, comme jamais on n’aurait osé en rêver. De l’autre côté du podium, Franz Hawlata surprend au début par une ampleur qu’on ne lui connaissait pas, timbre de basse dont même les fortes colorations métalliques conviennent au rôle de Barbe-Bleue. Malheureusement sur la fin la voix perd en substance et on retrouve le chanteur un peu grisonnant qui parfois, ailleurs, a pu nous décevoir, malgré une incontestable présence physique. Mais dans l’ensemble le rôle est bien servi, voire vécu avec une fragilité émouvante. En équipe avec de tels tempéraments, placés de surcroît devant l’orchestre, Marko Letonja n’a guère à s’embarrasser de trop de précautions pour ménager les voix et peut nous faire admirer tous les recoins d’une partition d’un post-romantisme flamboyant, aux commandes d’un Orchestre philharmonique de Strasbourg en très grande forme. Deux comédiens enfin, détachés de l’ancienne troupe du Théâtre national de Strasbourg, Muriel Inès Amat et David Martins, introduisent brièvement l’œuvre en se partageant les répliques parlées du Barde, personnage trop souvent oublié. Dédoublement d’un charme particulier, opportune symétrisation entre le couple de chanteurs et ce couple d’acteurs élégants, chargés d’installer poétiquement ce Château de Barbe-Bleue dans son contexte d’enluminure médiévale.



Laurent Barthel

 

 

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