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02/01/2021
Maria Youdina et Pierre Souvtchinsky: Correspondance et documents (1959-1970)
Edité et traduit du russe et de l’allemand par Jean-Pierre Collot
Contrechamps Editions – 808 pages – 28 euros


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L’anecdote est connue. Ecoutant à la radio une exécution en direct d’un concerto de Mozart par Maria Youdina (1899-1970), Staline en réclame l’enregistrement sur-le-champ. Comme la prestation n’en a pas fait l’objet, ses serviteurs, effrayés à la perspective de ne pas satisfaire le dictateur, firent tout leur possible pour rappeler d’urgence les musiciens, afin d’exécuter à nouveau la pièce. Pourtant, la pianiste admirée du cruel dirigeant ne devrait pas être réduite à cette histoire sidérante, ni à sa force de caractère et à son indépendance. Ce livre monumental permet de prendre toute la mesure de cette personnalité hors norme.


En 1959, Youdina prend contact par écrit avec Pierre Souvtchinsky (1892-1985), écrivain, mécène et penseur, qui a émigré pour fuir le contexte politique et social de son pays natal. Cet intellectuel, qui a étroitement collaboré avec Stravinski, dont il est proche, ainsi qu’avec Prokofiev et Miaskovski, a joué un rôle important, bien que méconnu, dans les cénacles artistiques parisiens, en particulier auprès de Boulez et du Domaine musical, dont il a œuvré à la fondation. Ils entretiennent une correspondance de haute tenue, avec assiduité, surtout au début de leurs échanges, un peu moins dans les dernières années de la vie de la pianiste. A première vue, il n’y a pas plus éloigné qu’eux: leur destin est si dissemblable, leur personnalité si différente, leur style si opposé. Pourtant, ces correspondants cultivés et érudits partagent de nombreux centres d’intérêt, en premier lieu Stravinski, très régulièrement évoqué dans ces échanges. Youdina, en effet, vénère le compositeur, bien que l’homme semble l’avoir un peu déçue lorsqu’elle le rencontra lorsqu’il fit un voyage en Union soviétique, à l’occasion d’une série de manifestations dont la pianiste participa à l’organisation – une autre personnalité, non musicale, cette fois, qui revient régulièrement dans ces échanges, Pasternak, un proche de la pianiste et de l’écrivain. Le pays qui les unit inspire aux deux épistoliers une attitude divergente: elle veut se produire à l’étranger, et ne ménage pas ses efforts pour y parvenir, mais lui, de toute évidence bien mieux installé matériellement, refuse d’y retourner, pour des raisons très personnelles qu’il finira par lui dévoiler.


Dans ses lettres, Youdina affiche une sacrée personnalité: totalement engagée pour la musique et portée par la philosophie, la poésie et la spiritualité, elle se détache des contingences matérielles, pour mourir connue, certes, mais dans la misère. La pianiste aligne les phrases sinueuses, accumule les paragraphes, parsème ses textes de citations, ce qui rappelle son habitude, lors de ses récitals, de citer des poésies, suscitant, ainsi, l’ire des autorités. Il en résulte une somme de lettres profuses, denses, parfois décousues, où elle s’autorise de longues digressions, ajoute des tirets ou des numérotations de paragraphe, souligne l’une ou l’autre phrase. Souvtchinsky, quant à lui, fait montre de plus de concision, et adopte un style plus sobre, reflet d’une personnalité sans doute plus introvertie – ses envois ne présentent pas moins d’intérêt, bien au contraire.


Youdina et Souvtchinsky ne sont vraiment pas de nature à échanger des futilités, mais la pianiste n’occulte pas les difficultés administratives et matérielles auxquelles elle est confrontée, même le froid hivernal, et parle aussi de ses chats et de ses nièces. N’attendez pas d’eux qu’ils échangent leurs idées sur les musiques plus légères ou le bel canto italien, par exemple. C’est que leur intérêt porte surtout sur les musiques complexes, recherchées, à la pointe. Pourtant, ces lettres ne manquent pas d’esprit, voire d’humour. Avec le temps, l’amitié et le respect demeurent, et chacun ne manque pas de prendre des nouvelles de l’autre, de s’inquiéter, souvent, de l’absence de réponse, due aux difficultés d’acheminement, et ils ne cessent d’échanger livres et partitions, l’un aussi généreux que l’autre. La correspondance finit par se raréfier, probablement parce qu’ils eurent l’occasion de se téléphoner de temps à autre. En tout cas, en ce temps de Guerre froide, ils ne se rencontrèrent jamais.


Au fil de cette correspondance de haut vol, le lecteur glanera, çà et là, de délicieuses anecdotes sur Boulez, Messiaen, Scherchen, Stravinski, évidemment, et sourira en découvrant comment Youdina considère Mravinski, dont elle remet en cause les facultés, ou à quel point tous deux tiennent Markevitch en piètre estime. C’est qu’ils formulent des opinions pour le moins tranchées, sur Tchaïkovski, Glazounov ou Rachmaninov, pour ne citer quelques composteurs – bien plus mesurées, en revanche, sur Chostakovitch, dont Youdina reconnaît la valeur. La pianiste, passionnément engagée pour la musique de son temps, ne cesse de réclamer avidement des partitions, avec un goût manifeste pour le néoclassicisme et l’écriture rigoureuse d’un Hindemith ou d’un Krenek. Le titre de cette publication d’envergure ne doit pas occulter les autres lettres qu’elle contient, et elles figurent en nombre, entre Youdina et d’autres compositeurs et musicologues, comme Boulez, Jolivet, Nono, Prieberg, Stockhausen, Volkonski, Xenakis, et même le jeune Arvo Pärt, toutes aussi teintées d’ouverture d’esprit et de profondeur.


La traduction de Jean-Pierre Collot et l’appareil éditorial se révèlent de tout premier ordre. Cet ouvrage renferme, ainsi, d’importantes annexes, dont un texte remarquable de justesse et de précision de Maria Drozdova sur Youdina, une discographie minutieuse et exhaustive, quelques études de Souvtchinsky, notamment, très critique, sur Tchaïkovski, et de la pianiste elle-même, qui disserte sur les Tableaux d’une exposition et sur Chostakovitch. Il en résulte un livre aussi beau et profond que complexe et précieux, d’une richesse inépuisable pour la somme d’informations et de témoignages qu’il contient. Le portrait de ces deux belles personnalités se dégage, lors de la lecture, d’une manière inoubliable. Et comme cela ne suffisait pas, l’éditeur adjoint pas moins deux disques d’enregistrements de Youdina, avec des œuvres de Mozart, Bartók, Jolivet, Stravinski, Volkonski, Webern (deux versions des Variations pour piano jouées en public en 1961). Ne manquez par ces Kreisleriana intenses et libres, captés en public en 1951, malgré une prise de son précaire. Et pour entendre la voix de Youdina, reportez-vous à ces extraits des Tableaux d’une exposition, joués en 1967 et commentés, en russe, par la pianiste en 1969. Une immense joie intellectuelle pour les amateurs de musique et d’Histoire.


Le site des Editions Contrechamps


Sébastien Foucart

 

 

 

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