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CD et livres: l’actualité de juillet 07/15/2025
Au sommaire :
Les chroniques du mois
En bref
Face-à-face
ConcertoNet a également reçu
Les chroniques du mois
Must de ConcertoNet
Lionel Sow dirige le Chœur NFM
Sélectionnés par la rédaction
Le baryton Dietrich Fischer-Dieskau
Le pianiste Florian Noack
Camille Delaforge dirige Mozart
Oui !
Nicolas Baldeyrou interprète Mozart
Michel Béroff et Marie-Josèphe Jude interprètent Messiaen
La claveciniste Anastasie Jeanne
Javier Perianes interprète Scarlatti
Alma Bettencourt interprète Reubke
François Dumont interprète Debussy
Elodie Vignon interprète Debussy
La famille Nagano-Kodama
Pourquoi pas ?
Simon Rattle dirige Dvorák
De la musique encore et toujours !
Pierre Monteux dirige (1960-1963)
Francesco Piemontesi interprète Brahms
La violoniste Iris Scialom et le pianiste Antonin Bonnet
Le Quatuor Debussy interprète Ravel
Le quatuor de saxophones Kebyart
Fabio Mittino et Bert Lams interprètent Hartmann
Œuvres concertantes de Mozart
Maxim Emelyanychev dirige Mozart
Sooyun Kim et Kenneth Weiss interprètent Bach
Eliahu Inbal dirige Schumann et Sibelius
Pas la peine
Zhen Chen interprète Mozart
Riccardo Minasi dirige Mozart
La violoniste Karen Bentley Pollick
Like Flesh d’Eldar
Le compositeur Nathan Henninger
Hélas !
La soprano Natalie Dessay et le pianiste Philippe Cassard
En bref
Les cent cinquante ans de Pierre Monteux
Dvorák hors sol
Javier Perianes offre un bouquet de Scarlatti
Fantaisies ravéliennes
Deux guitares pour Hartmann
Petit florilège d’écrivains en musique
Le Brahms imperturbable de Piemontesi
Le double défi des sonates de Reubke
Le clavecin des Lumières
Les Visions de Béroff et Jude
Ravel et Enesco disciples de Fauré
Les cent cinquante ans de Pierre Monteux

2025 ne marque pas seulement le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Ravel, célébré à juste titre, mais également celui de Pierre Monteux (1875‑1964), célébré beaucoup plus discrètement. Heureusement, SOMM, dans sa précieuse collection « Ariadne », vient réparer cet oubli et rendre justice à un chef qu’on associe volontiers à la musique française ou à la musique de son temps mais auquel le grand répertoire germanique réussissait également fort bien : l’éditeur anglais a successivement publié deux volumes d’enregistrements sur le vif (en concert ou à la radio) qui viennent s’ajouter à une discographie officielle aussi remarquable que considérable.
A la tête de l’Orchestre philharmonique royal le jour de Noël 1960, il donne une Cent‑quatrième Symphonie « Londres » de Haydn déjà beethovénienne et la Seconde Suite de Daphnis et Chloé, emportée dès le « Lever du jour » par l’élan et la puissance d’un homme de 85 ans. En mai 1963, le Symphonique de Londres (LSO), avec lequel il avait conclu deux ans plus tôt un contrat de principal conductor... pour vingt‑cinq ans avec une option de vingt‑cinq ans supplémentaires, célèbre, jour pour jour, le cinquantenaire du Sacre du printemps, en présence du compositeur : cela flotte parfois – trois semaines plus tard, le légendaire concert de Boulez et du National au Théâtre des Champs‑Elysées présentera une qualité d’exécution infiniment supérieure – mais quelle énergie et quelle tenue de la part d’un chef de 88 ans dirigeant par cœur ! Avec l’Orchestre de la BBC du Nord (Manchester, devenu BBC Philharmonic en 1982), il interprète en octobre 1963 une revigorante Ouverture « Jubilé » de Weber (et son Heil dir im Siegerkranz, sur la même mélodie que God Save the King), une Sixième Symphonie « Pastorale » de Beethoven de grande tradition et merveilleusement poétique, qui respire largement et avance toujours, et une Rapsodie espagnole de Ravel dont le raffinement des sonorités pâtit d’un son un peu précaire. On entendra en complément un solide accent français dans 3 minutes de répétitions des premier et troisième mouvements de la Septième Symphonie de Dvorák (1959, avec le LSO) et dans 1 minute d’entretien sur la Troisième Symphonie de Pijper, qui lui est dédiée (1955, Amsterdam). Enfin, au fil d’un quart d’heure d’entretiens réalisés entre 1992 et 1995 par Jon Tolansky, plusieurs anciens du LSO (Gervase de Peyer, Hugh Maguire, Erich Gruenberg, Neville Marriner...) qui l’appelaient – en français – « maître » témoignent (album de deux disques 5028‑2).
Déjà publié par BBC Legends, un concert d’octobre 1961 avec le Chœur et l’Orchestre symphonique de la BBC comprend les Images de Debussy, pour lequel Monteux avait préparé l’Orchestre Colonne lorsque le compositeur en dirigea la création, mais la qualité moyenne de la prise de son permet de goûter davantage à l’animation constante que le chef parvient à insuffler qu’à la subtilité des sonorités. On pourra heureusement se reporter aux deux enregistrements de référence réalisés en studio (San Francisco puis LSO). Ce n’est pas le cas pour la Symphonie de psaumes, Monteux ayant bien davantage défendu et illustré les premiers ballets de Stravinski, mais on aurait aimé pouvoir entendre dans de meilleures conditions une interprétation qu’on sent rugueuse et sans concession (5042). SC
Dvorák hors sol

Scoop : un enregistrement des Danses slaves de Dvorák réalisé au début des années 1970 par Karajan et le Philharmonique de Berlin vient d’être publié pour la première fois. Erreur, car on n’avait pas regardé la couverture de ce disque : c’est Simon Rattle (né en 1955) qui dirige l’Orchestre philharmonique tchèque. Mais qu’est‑ce à dire ? C’est qu’on peine à reconnaître la formation de Talich, Ancerl, Neumann et Bělohlávek, qui a enregistré ces pièces à de multiples reprises – on peut également y ajouter les noms de Sejna et Mackerras. Non pas que la prestation des musiciens tchèques, captée en concert même si le livret ne le précise pas, soit déshonorante : bien au contraire, superbement mis en valeur par la prise de son, ils se montrent dans une forme éblouissante, mais ils ont perdu ces couleurs si caractéristiques qui contribuaient grandement à l’attrait des versions susmentionnées. Bref, cela pourrait être le Philharmonique de Berlin de la grande époque ou le Symphonique de Londres de nos jours que ce n’en serait guère différent. Quant au chef anglais, il réalise un travail fantastique de précision et de détail, magnifiant la partition dont il fait ressortir maint contrechant tout en y insufflant un élan constant, mais, trop souvent, il manque de sens poétique et reste à la surface des choses, s’abandonnant volontiers au spectaculaire, comme dans ces débordements récurrents des cuivres, de la grosse caisse et des cymbales (Pentatone PTC 5187 414). LPL
Javier Perianes offre un bouquet de Scarlatti

Javier Perianes (né en 1978) rend hommage à un Espagnol d’adoption, Scarlatti, qui a vécu plus d’un quart de siècle à Madrid. Ce florilège de quinze sonates isolées fait fi du regroupement par couples ou triades du catalogue de Ralph Kirkaptrick, hormis, en fin d’album, pour les dansantes K. 447 et K. 448, et privilégie, pour les deux tiers, les tonalités mineures : outre le si bémol mineur de la K. 128, pas moins de quatre Andante en fa mineur (sans compter dans la même tonalité le Presto de la K. 386), dont la chopinienne K. 185, la haydnienne K. 238 (la K. 263 en mi mineur l’est peut‑être encore davantage) et la... scarlattienne K. 462. Le programme réalise un bon compromis entre pages peu connues et très célèbres, où l’on pourra toujours trouver « mieux » – pour s’en tenir aux pianistes, Meyer dans les K. 125 et K. 492, Argerich dans la K. 141, Debargue dans la K. 193, Casadesus dans la K. 380, Horowitz dans les K. 466 et K. 491. « Mieux », mais le pianiste espagnol démontre qu’il n’usurpe sa place dans la confrérie des amis de Scarlatti : avec lui, clarté du trait n’est pas synonyme, bien au contraire, de sécheresse du toucher, car il tire de son Steinway une grande variété de couleurs, au service d’une interprétation parfois abstraite, volontiers fantasque, souvent surprenante, mais jamais déplacée (Harmonia·mundi HMM 902768). SC
Fantaisies ravéliennes

Parmi les nombreuses parutions qui marquent le cent cinquantième anniversaire de Ravel, certaines s’efforcent de faire preuve d’originalité en adaptant sa musique et en la faisant résonner au‑delà de ses bases traditionnelles. En voici deux qui tournent notamment autour du Tombeau de Couperin.
Après un album « Debussy... et le jazz » voici sept ans, le Quatuor Debussy poursuit dans une veine comparable, avec un Ravel pluriel (le titre de ce nouvel album est « Ravels »), ou, comme on le dirait au restaurant, en trois services. D’abord en version originale, avec une interprétation du Quatuor tout sauf brillante et spectaculaire mais bien plus en délicatesse et en pudeur, et, par là même, de nature à rendre justice à l’œuvre et au compositeur. Les musiciens abordent ensuite avec la même sensibilité un arrangement réalisé par Alain Brunier, ancien violoncelliste du quatuor (2005‑2010), des cinq pièces pour piano à quatre mains Ma mère l’Oye. Enfin avec Les Danses de Ravel, le vibraphoniste et compositeur Franck Tortiller (né en 1963) emmène Ravel sur un terrain qui lui était familier, celui du jazz, en revisitant subtilement et élégamment avec le vibraphone et les cordes cinq des six pièces – même si l’on entend un peu de la Toccata dans le Rigaudon – du Tombeau (Harmonia mundi HMM 905403).
Sous le titre en forme de jeu de mots « Unraveled » (qui peut évoquer en anglais aussi bien un détricotage ou un effilochage qu’un projet qui part en quenouille ou une énigme résolue), le quatuor de saxophones Kebyart donne ses propres arrangements de la Pavane pour une infante défunte ainsi que de quatre des pièces du Tombeau (la Fugue ainsi que les quatre orchestrées par Ravel, hormis la Forlane). On peut regretter de rester en si bon chemin, tout en comprenant sans doute les difficultés posées par la si pianistique Toccata ; non seulement les adaptations sont habiles, mais les musiciens barcelonais jouent avec beaucoup de musicalité et un sens prononcé de la couleur. Le reste du programme s’inscrit dans la veine ravélienne (lui qui avait donné aux saxophones de beaux solos dans Boléro mais aussi dans son orchestration des Tableaux d’une exposition). Cela dit, à défaut de Couperin, c’est la Suite en mi mineur du Deuxième Livre de pièces de clavecin de Rameau (et ses fameux « Rappel des oiseaux » et « Tambourin »), arrangée avec le compositeur et claveciniste suisse Mathias Riise : l’adéquation stylistique est impeccable mais on sent bien en même temps qu’au énième degré, on se divertit à faire entrer ces corps sonores étrangers dans cet univers XVIIIe. Kebyart est friand d’arrangements, comme l’avait déjà montré son précédent disque, mais veille à alimenter le répertoire avec des créations. Comme l’indique son titre, Les perfectibilités – traité d’ornement du Bilbayen Mikel Urquiza (né en 1988) vient en écho à Rameau ; si elle est animée par des préoccupations d’ordre conceptuel (« fondée sur le postulat de la manière de produire une œuvre musicale qui trouve sa véritable identité à travers un processus d’affinement – ajoutant des couches pour ensuite les retirer –, elle affirme une intention audacieuse dès le départ [...] explorant une facette différente du pentaèdre de la perfectibilité dans chacun des cinq mouvements »), cette suite n’en oublie pas pour autant les séductions instrumentales – on pense parfois au côté persifleur des Bagatelles de Ligeti. Dans un langage moins ambitieux, Debout, Maurice ! du Palmesan Joan Pérez‑Villegas (né en 1994) imagine quant à lui le compositeur se réveillant à notre époque : l’œuvre ne dément pas son sous‑titre (A fantasia on Ravel), passant très vite d’un état expressif à l’autre et distillant citations plus ou moins allusives (Linn CKD 779). SC
Deux guitares pour Hartmann

Entamée au disque ces dernières années, la poursuite de la (re)découverte de l’œuvre de Thomas de Hartmann (1884‑1956) prend une forme assez originale avec les guitaristes Fabio Mittino et Bert Lams. Leur passion pour le compositeur ukrainien trouve sa source dans l’enseignement du directeur exécutif du « Thomas de Hartmann Project », qui n’est autre que le guitariste Robert Fripp (né en 1946), l’un des fondateurs du groupe King Crimson. Depuis longtemps, Lams, l’un des fondateurs du California Guitar Trio, et son élève Mittino se font donc les défenseurs de cette musique au travers d’arrangements pour deux guitares sur des instruments soigneusement choisis, notamment les archtop guitars de Gibson évoquant, par leur forme, la famille des violons. De fait, la profondeur de la sonorité est frappante et la musicalité des interprètes n’est jamais prise en défaut dans cet album sous‑titré « A Life in Music » et présentant en trois « chapitres » dans l’ordre chronologique vingt‑cinq brefs morceaux composés de 1899 à 1953 (à l’origine essentiellement pour piano ou pour voix et piano). Mais trop souvent, ce n’est pas le meilleur de ce qu’a écrit le compositeur, notamment les treize morceaux témoignant de la période où il a été associé au philosophe mystique Georges Gurdjieff (on pense également au même problème posé par les œuvres « fonctionnelles » de Greif quand il était sous l’influence spirituelle de Sri Chinmoy). Il faut donc se consoler avec le souffle puissant du mouvement central à variations, même abrégé, de la Sonate pour violoncelle et piano, l’étonnante Lumière noire ou le premier des Deux Nocturnes, « La Musique des étoiles », qui nous emmène déjà vers George Crumb (Pentatone PTC 5187 499). SC
Petit florilège d’écrivains en musique

Sous le titre « De la musique encore et toujours !nbsp;», Julie Maillard, directrice de la collection « Mikrós », a réuni douze brefs textes de trois à treize pages qui montrent que les écrivains, sans forcément obéir strictement à l’injonction de L’Art poétique verlainien inaugurant l’ouvrage, n’en ont pas moins souvent évoqué la musique et les musiciens, quand ils ne l’étaient pas eux‑même comme Hoffmann. On retrouvera avec plaisir l’ironie grinçante et imparable de Tchekhov, le fantastique des frères Grimm et d’Alphonse Karr, l’absurde cocasse d’Alphonse Allais, la fameuse histoire du chapeau chinois des Contes cruels de Villiers de L’Isle‑Adamn dédiée « à monsieur Richard Wagner », mais aussi un calligramme d’Apollinaire. On découvrira également l’humour tendre de l’Américain O. Henry (1862‑1910), l’humour pince-sans-rire de Jean de La Ville de Mirmont (1886‑1914) ainsi que les inattendus Coppée et Mirbeau. Un livre de poche à mettre dans le sac de plage pour y goûter par petit morceau entre deux siestes (L’Aube, 128 pages, 11 euros). SC
Le Brahms imperturbable de Piemontesi

La couverture représente une puissante tête sculptée de Brahms, tel un Commandeur, lançant un regard sévère sur le pianiste Francesco Piemontesi (né en 1983). Si, par son visage souriant, celui‑ci semble vouloir montrer qu’il n’en a cure, l’album traduit pour le compositeur un respect tellement immense qu’il peut en devenir paralysant. Dans le Second Concerto, enregistré en concert à Leipzig en avril dernier, tout est maîtrisé à chaque instant, la sonorité est splendide, le goût est irréprochable mais il manque une vision interprétative ou même simplement un rien de liberté, ce qui surprend encore plus s’agissant de captations en public. En revanche, Manfred Honeck (né en 1958) semble vouloir encourager le soliste ou compenser sa neutralité en faisant surjouer l’Orchestre du Gewandhaus, sentiment accru par une prise de son généreuse. Tout cela tient donc du mariage de la carpe et du lapin. En bis, le pianiste suisse avait donné le dernier des trois Intermezzi opus 117 : le disque offre l’intégralité du recueil, toujours aussi instrumentalement abouti qu’expressivement restreint (Pentatone PTC 5187 461). LPL
Le double défi des sonates de Reubke

L’essentiel de l’œuvre de Julius Reubke (1824‑1858), emporté par la tuberculose à l’âge de 24 ans, tient dans ses deux sonates, l’une pour piano, l’autre pour orgue, toutes deux datées de 1857. La Sonate pour piano, certes en si bémol mineur et non en si mineur, n’en porte pas moins la marque de Liszt, dont il était l’élève (et avec lequel ses rares portraits suggèrent une troublante ressemblance), ne serait‑ce que par sa forme cyclique en un seul mouvement. On peut également y trouver une parenté dans les thèmes et dans l’écriture (fracassantes octaves parallèles, fourmillement de petites notes, déploiement d’arpèges), même si elle est sans doute plus massive et si le discours est plus décousu, tandis que l’expression pèche parfois par une grandiloquence tapageuse, jusqu’au triomphe final du si bémol majeur. Mais il n’en demeure pas moins clair que la musique allemande a trop tôt perdu un artiste très prometteur, dont la musique pourrait parfois être attribuée au premier Scriabine. Beaucoup plus prisée des interprètes, la Sonate pour orgue ne porte la mention de « sonate » qu’en sous‑titre, son titre étant Le Psaume XCIV. On peut également y percevoir la présence de Liszt, dont la version révisée de la Fantaisie et Fugue sur le choral « Ad nos, ad salutarem undam », dans la même tonalité d’ut mineur, venait d’être créée. Fils d’organiste, Reubke livre un véritable chef‑d’œuvre, d’une grande densité contrapuntique, aux modulations, au chromatisme et aux couleurs en avance sur son temps, culminant sur une fugue fulgurante qui rappelle parfois celle... de la Sonate en si mineur. Pour cet orgue de dimension encore plus symphonique que le piano de la Sonate en si bémol mineur, le magnifique Cavaillé‑Coll (1889) de la basilique Saint‑Sernin (Toulouse) offre des sonorités magiques. Alma Bettencourt (née en 2004) est l’élève au CNSMDP d’Emmanuel Strosser et Cécile Hugonnard‑Roche mais aussi d’Olivier Latry et Thomas Ospital : bien qu’encore plus jeune que le compositeur, elle était donc à même de relever brillamment le défi consistant à enregistrer les deux partitions à seulement dix jours de distance (Label Rocamadour #10). SC
Le clavecin des Lumières

Invitation bienvenue que celle d’Anastasie Jeanne (née en 1997) à découvrir des « trésors oubliés du clavecin des Lumières », sous‑titre d’un album que, considérant la grande diversité des pages qu’elle a choisies, elle a intitulé « Le Cabinet de curiosités ». Voici donc deux clavecinistes tardifs dans la grande histoire du clavecin français, Jean‑Jacques Beauvarlet‑Charpentier (1734‑1794), par ailleurs organiste de Saint‑Paul puis de Notre‑Dame, et son cadet de trois mois, Simon Simon (1734‑1811), élève de Saint‑Saire et Dauvergne, maître de clavecin de la reine sous Louis XV. Le premier, s’il a davantage écrit pour l’orgue, n’en a pas moins laissé plusieurs recueils de pièces et sonates pour clavecin, dont les seize pièces de son Opus 1 (v. 1770) ; quant au second, il a notamment publié dans les années 1760 trois livres de pièces, dont, lui aussi, un copieux Opus 1 de vingt‑cinq pièces réparties en six Suites. On se situe ici aux confins du baroque et du classicisme : parmi les cinq pièces de Beauvarlet-Charpentier, « La Pitras » et la « La Cécile » pourraient respectivement être une sonate de Scarlatti et un mouvement de sonate de Haydn, mais « La Pestalozi » regarde encore vers les magnifiques sarabandes du temps passé. Certaines des pièces de Simon sont expressément prévues avec des parties ad libitum de violon (Emilie Clément Planche), renforcé d’un violoncelle (Julianna David), et comprennent alors trois mouvements – le compositeur qualifie même « La La Font », qui ouvre la Sixième Suite, de « concerto que l’on peut exécuter avec un violon seul ». Mais face à ces pages de caractère volontiers divertissant, on pourra avoir une préférence pour les trois pièces en solo de la Cinquième Suite, d’une fantaisie encore bien baroque et aux somptueuses sonorités – il est vrai que le clavecin fait par Marc Ducornet d’après Jean‑Henri Hemsch (1700‑1769) est splendide, avec ses aigus bien timbrés et ses graves d’une belle profondeur. Mais par‑delà les compositeurs et l’instrument, il faut saluer la magnifique prestation d’Anastasie Jeanne, qui impressionne par son tempérament flamboyant et défend admirablement ces deux compositeurs relégués dans l’ombre par leurs illustres prédécesseurs (L’Encelade ECL2403). SC
Les Visions de Béroff et Jude

Dès sa rencontre avec le compositeur à l’âge de 11 ans et sa victoire, six ans plus tard, au premier Concours Messiaen, Michel Béroff (né en 1950) s’est rangé parmi ses interprètes de prédilection. Après avoir enregistré de nombreuses œuvres (Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus, Préludes, Etudes de rythme, Quatuor pour la fin du Temps, Turangalîla-Symphonie), c’est maintenant seulement que l’occasion lui est donnée de le faire pour les Visions de l’Amen (1943), en duo, tel Messiaen avec Yvonne Loriod, avec son épouse Marie‑Josèphe Jude (née en 1968). On tient là une version qui n’édulcore pas le propos : sans craindre de faire ressortir de façon abrupte la modernité de ces sept pièces, l’accent est mis sur le rythme et l’harmonie davantage que sur la couleur, ce qui tient peut‑être aussi à une prise de son un peu avare en séductions. Dès lors, ce sont avant tout l’énergie (phénoménale coda de l’« Amen de la Consommation »), la démesure (« Amen de la Création »), les déferlements incessants de notes (« Amen des étoiles, de la planète à l’anneau »), l’âpreté (« Amen de l’agonie de Jésus »), les graves rugissants (« Amen du Jugement ») qui sont mis en valeur, tandis que l’« Amen du Désir » ne dégouline pas et qu’on trouvera même de la joie dans l’« Amen des Anges, des Saints, du chant des oiseaux ». Un regret quand même : les Visions sont certes l’alpha et l’oméga de l’œuvre pour deux pianos de Messiaen mais cela fait un album bien court (Scala Music SMU021). LPL
Ravel et Enesco disciples de Fauré

Iris Scialom (née en 2001) et Antonin Bonnet (né en 2001) associent à la Première Sonate de Fauré (1875) deux sonates beaucoup plus rarement enregistrées, écrites par deux de ses disciples pendant qu’ils étudiaient avec lui : la Première de Ravel (1897, publiée en 1975) et la Deuxième d’Enesco (1899). Elément supplémentaire dans la cohérence de ce programme intitulé « Arborescence » (évoquant « le développement organique et la ramification des idées musicales au sein d’un ensemble créatif »), il est probable qu’Enesco et Ravel donnèrent l’œuvre de ce dernier devant Fauré. Dans la sonate de Fauré, jalon capital de l’histoire du genre en France, la violoniste ne remettra pas en cause une discographie déjà abondante : entretenant un partenariat de qualité avec un pianiste tout à fait en phase, elle brille davantage par l’esprit et l’engagement que par la sonorité ou la justesse. Il y a fort à faire pour défendre la malaimée et épigonale sonate posthume en un mouvement de Ravel, dont les dons à l’âge de 22 ans ne paraissent pas aussi avancés que ceux d’Enesco à 17 ans. Le duo, parrainé par l’Académie musicale de Villecroze, se confronte vaillamment à la « générosité sans doute pasticheuse » (Marnat) du jeune Ravel. Et il faut autant de vaillance dans la Deuxième Sonate d’Enesco, dédiée à Jacques Thibaud, qui en assura la création, car elle ne peut que pâtir de la comparaison avec l’exceptionnelle Troisième « Dans le caractère populaire roumain », composée un quart de siècle plus tard. Elle n’en marque pas moins une étape importante dans la progression du compositeur, qui « a appris à combiner ses acquis antérieurs, du folklore roumain à la tradition brahmsienne, avec l’enseignement par Fauré des techniques de souplesse et d’élégante réserve, en bref, d’une forme de pudeur musicale » (Cophignon). La notice précise que les interprètes ont bénéficié, pour cette œuvre, des « conseils avisés » des violonistes Mihaela Martin, Corina Belcea et Sarah Nemtanu ainsi que du pianiste Pierre‑Yves Hodique : de fait, la verve du troisième et dernier mouvement (marqué « Vif ») est assez irrésistible (Scala Music SMU023). LPL
Face-à-face
Mozart : Concerto pour deux pianos

S’il existe une version pour deux pianos du Concerto pour trois pianos en fa (n° 7, dit « Lodron ») de trois ans antérieur, le Concerto en mi bémol (intégré comme n° 10 dans la numérotation des concertos pour clavier) est l’unique destiné d’emblée à deux pianos. Ecrit en 1780 à Salzbourg pour sa sœur aînée Anna Maria (dite « Nannerl »), son climat reste raisonnablement optimiste au regard du désastreux voyage parisien qui venait de s’achever. Mozart y attachait suffisamment de prix pour le reprendre, dans une orchestration plus étoffée, deux ans plus tard, pour Vienne, avec la pianiste Josepha Aurnhammer, au moment où il créait avec elle la Sonate en ré majeur. Deux duos de pianistes japonaises viennent d’en livrer leur enregistrement.
Sur un Bösendorfer, Aya et Risa Sakamoto (nées en 1993 et 1995), troisième prix au Concours de l’ARD en 2021, la partition fait son petit bonhomme de chemin sans incident majeur, malgré quelques intentions un peu trop surlignées. Les deux sœurs ne restent pas pour autant à la surface des choses et font bien ressortir les ombres qui viennent voiler la fraîcheur de la partition, accompagnées dans un style impeccable par Howard Griffiths (né en 1950) avec l’Orchestre radio-symphonique de l’ORF de Vienne. Prise de son toujours aussi spacieuse mais changement de baguette, avec Thomas Zehetmair (né en 1961) pour le reste de ce dixième volume de la collection « Next Generation Mozart Soloists », complété par une œuvre légèrement antérieure, également en mi bémol (y compris, curieusement, son Adagio central). Dans cette Symphonie concertante pour instruments à vent, quatre solistes tout juste trentenaires ou en passe de l’être, le hautboïste Gabriel Pidoux, le clarinettiste Blaz Sparovec, le bassoniste Theo Plath et le corniste Nicolas Ramez, font partager le bon moment qu’ils passent ensemble. Enfin, le violoniste syrien Bilal Alnemr investit avec beaucoup de caractère trois pièces isolées écrites pour tenir lieu de mouvements alternatifs de concertos – soit de Mozart (Rondo en si bémol pour le Premier, Adagio en mi pour le Cinquième), soit, sans doute, d’Antonio Brunetti, violoniste italien en fonctions auprès de l’archevêque de Salzbourg (Rondo en ut) – pour lesquelles il a lui‑même conçu des cadences, dont deux à partir de Marc Neikrug et Itzhak Perlman (Alpha 1087).
Kent Nagano (né en 1951) a choisi la version avec clarinettes, trompettes et timbales de 1781 pour accompagner son épouse Mari Kodama (née en 1967) au second piano et sa belle‑sœur Momo Kodama (née en 1972) au premier. On apprécie les sonorités plus agréables de l’orchestre, celui de la Suisse romande, aux côté du duo, plus affirmé, avec davantage de caractère et de personnalité que leurs jeunes rivales. Tout cela est peut‑être déjà beethovénien mais a fière allure. Pour le Concerto pour trois pianos, le premier piano est confié à la génération suivante, Karin Kei Nagano (née en 1998), fille de Kent et Mari, et la famille parvient à soutenir un tant soit peu d’intérêt dans ces pages relativement mineures. Changement radical avec le Concerto pour deux pianos (1932) de Poulenc ? Voire, car hormis le fait que Mari et Momo échangent le I et le II, si les deux mouvements extrêmes ont encore l’impertinence des années 1920, particulièrement bien mise en valeur dans cette interprétation nerveuse, acérée et punchy, le Larghetto central est mozartien en diable (Pentatone PTC 5187 202). LPL
Mozart : Trente-sixième Symphonie « Linz »

De Paris à Prague, les surnoms de trois de ses dix dernières symphonies font référence à des villes : début novembre 1783 à Linz, de retour de son dernier voyage à Salzbourg, il écrit en quatre jours la Trente‑sixième en vue d’une académie pour laquelle il n’avait aucune partition par‑devers lui. Entre les symphonies Haffner et Prague, comme le notent les Massin, « l’évolution du genre symphonique se poursuit ainsi, sûrement et capricieusement à la fois, au gré des circonstances et avec une ambition plus ferme à chaque fois ». De fait, « le plan de l’œuvre est plus vaste, son dessein plus noble et son langage plus mûr en dépit d’une écriture rapide ». Deux chefs et ensembles « baroques » viennent d’en livrer un enregistrement.
Ancien Chefdirigent du Mozarteum de Salzbourg (2017‑2022), Riccardo Minasi (né en 1978) a été « artiste en résidence » (2018‑2022) auprès de l’Ensemble Resonanz, dont il est le principal guest conductor depuis 2022. Après les trois dernières symphonies, la formation, fondée en 1994 et en résidence à la Philharmonie de l’Elbe, en vient au deux précédentes. Dans l’acoustique de l’église évangélique luthérienne de Hambourg-Othmarschen, les sonorités apparaissent souvent flatteuses, certains passages sont très finement réalisés et l’engagement ne manque pas d’impressionner, notamment dans le Presto final. Dommage qu’on passe ainsi à côté d’une belle réussite en raison de la manie qu’a le chef italien de ralentir en fin de phrase, quand il n’y ajoute pas un point d’orgue : la logique et la continuité du discours s’en trouvent sans cesse perturbées, sans qu’on en comprenne la raison. Ce stop‑and‑go incessant entrave également la Trente‑huitième Symphonie « Prague », certes riche en contrastes mais dont le minutage, par le jeu des reprises, se révèle sidérant – 36 minutes, dont près de la moitié pour le premier mouvement (Harmonia mundi HMM 902703).
Voici près de quinze ans, Minasi fut l’un des fondateurs et directeur musical d’Il Pomo d’Oro. Depuis 2013, ces fonctions échoient à Maxim Emelyanychev (né en 1988), qui se trouve à la tête d’une phalange de proportions comparables à l’Ensemble Resonanz (avec deux violons et un alto en moins) mais sur instruments anciens. Pour la troisième étape de son intégrale, le chef russe livre une version moins flamboyante, plus conforme aux habitudes et un peu plus raisonnable dans les reprises (on n’échappe quand même pas à la double reprise du Menuet). L’élan fait même parfois défaut, notamment dans les deux premiers mouvements, au tempo étonnamment retenu, même si le Presto final conclut de façon plus dynamique. Outre une Trente‑cinquième Symphonie « Haffner » présentant les mêmes caractéristiques, on trouvera un Troisième Concerto pour violon d’une alacrité plus marquée (et avec un continuo de clavecin). En soliste, le violoniste russe Aylen Pritchin (né en 1987) préfère la finesse, l’aplomb et la fantaisie à la puissance ou à la rondeur (Aparté AP349). SC
Mozart : Vingtième Concerto pour piano

Parmi les vingt et un concertos (originaux) pour piano (seul), le K. 466 (1785), apparu au cœur d’une exceptionnelle floraison concertante, se distingue par son ré mineur préromantique, emblématiquement Sturm und Drang. Beethovénien ? Les Massin récusent vigoureusement le qualificatif – même si Beethoven a écrit des cadences qui, en l’absence de celles de Mozart (à supposer qu’elles aient jamais été couchées sur le papier), se sont imposées : ne niant évidemment pas « la vigueur du tragique », ils soulignent que « cette intensité pathétique donne plus d’éclat à l’affirmation victorieuse qui clôt l’œuvre », sur un thème qui « a toute la valeur d’un cri de triomphe ». Voici en tout cas deux pianistes qui se gardent d’excès de dramatisation.
Une fois n’est pas coutume pour le premier de ces disques, commençons par l’orchestre, Les Violons du Roy, qui est à la fête, particulièrement ces vents, si importants dans les concertos mozartiens, ici merveilleusement complices et à la sonorité délectable. On le doit aussi à une prise de son spacieuse mais sans excès de réverbération et à la direction fine et constamment attentive de l’Anglais Jonathan Cohen (né en 1977), directeur musical de l’ensemble depuis 2018. On a dès lors l’impression que le pianiste Charles Richard-Hamelin (né en 1989), lui aussi québécois, se contente d’observer avec admiration et de marcher sagement sur ce luxueux tapis sonore. En retrait, manquant de cette simplicité et de ce naturel qui sont ceux de l’orchestre, sa principale originalité réside dans ses propres cadences (où, dans celle du premier mouvement, passe l’ombre de Don Giovanni) ou ses quelques ornementations dans la Romanza. Le couplage associe au ré mineur celui qui le surpasse peut‑être en célébrité, le Vingt‑troisième en la majeur (mais avec un sublime Adagio en fa dièse mineur), où, à nouveau, on se laisse bercer moins par le clavier, certes toujours impeccable, que par d’admirables flûte et clarinettes. Mais les cordes ne sont pas en reste, comme le montre, en complément, l’Adagio et Fugue en ut mineur (Analekta AN 2 9026).
La note d’intention présente Zhen Chen comme tout aussi distancié, voire davantage encore : il « porte un regard direct, voire philosophique, sur l’œuvre de Mozart, avec l’intention de corriger certains malentendus. Alors que certains interprètes se laissent trop séduire par la noirceur des ambiances de ces concertos et les font sonner comme de la musique romantique du XIXe siècle, Chen adopte une distance analytique saine, afin de donner une écoute nuancée à l’aspect théâtral des compositions de Mozart. » Soit, mais cela ne justifie pas un piano terne et sans relief, animé de trop rares éclats et accompagné par un Orchestre de chambre du Palatinat (Mannheim) à la sonorité fruste – les bassons ! – et touffue, et même si la direction de Paul Meyer (né en 1965), qui en est le Chefdirigent depuis 2019, tente d’insuffler un peu de dynamisme à l’ensemble. C’est l’autre concerto en (ut) mineur, le Vingt‑quatrième, qui complète cet album, le seul élément notable étant le choix de la rare cadence de Paul Badura‑Skoda dans le premier mouvement (Solo Musica SM 473). LPL
Debussy : Suite bergamasque et Estampes

De la Suite bergamasque (1890), premier cycle pianistique du compositeur, aux trois Estampes (1903), il n’y a que treize ans, mais durant lesquels sont nées des œuvres aussi capitales que le Prélude à l’après‑midi d’un faune, le Quatuor, les Nocturnes et Pelléas et Mélisande. Les Estampes marquent une évolution spectaculaire dans l’écriture pianistique de Debussy, mais pas un reniement : publiée seulement en 1905, la Suite bergamasque fut révisée à cette occasion. Deux jeunes quadragénaires abordent ces deux recueils dans de tout récents enregistrements.
L’album de François Dumont (né en 1985) emprunte son titre, « Clair de lune », au troisième mouvement de la Suite. Le pianiste français se risque à jouer un Blüthner acquis en 1904 par Debussy et conservé au musée Labenche de Brive, où Raoul Bardac, le fils de sa seconde épouse, s’était réfugié durant la Seconde Guerre mondiale. Au‑delà de l’imprévisibilité liée à instrument aussi peu habituel, ses caractéristiques, notamment une quatrième corde qui contribue à produire une plus grande richesse harmonique, invitent davantage à la nuance qu’à la puissance. L’album s’ouvre sur une Suite bergamasque qu’on pourra qualifier de libre et pleine de vie – ainsi que le relève Dumont dans une intéressante note d’intention (poursuivie par un remarquable texte de présentation de Michel Fleury), « les documents sonores laissés par Debussy témoignent d’un jeu souple, agile et d’une grande liberté agogique ». Dans les Estampes, le Blüthner, sous les doigts de Dumont, révèle tout son potentiel de couleurs (« Pagodes ») mais aussi de subtilité, avec un « impressionnisme » qui ne devient jamais un prétexte au flou (« La Soirée dans Grenade », où l’on entend déjà comme jamais Ibéria) et de volubilité (« Jardins sous la pluie »). Trois pages plus tardives et contrastées concluent, de le gravité de la Berceuse héroïque à la lascivité de La Plus que lente en passant par la poésie de Children’s Corner (La Música LMU 035).
Remarquée pour un précédent album très réussi, « D’ombres », Elodie Vignon (née en 1984) a déjà abordé Debussy au disque, avec ses douze Etudes voici sept ans. Sous le titre « Monsieur Debussy », elle entame aujourd’hui une intégrale dont le généreux premier volume est intitulé « Soirs d’or », entreprise chronologique qui commence toutefois par une dérogation : un arrangement pour deux pianos, avec Nathanaël Gouin, du Prélude à l’après‑midi d’un faune, l’œuvre qui, par le caractère de « révélation » qu’elle eut en son temps, l’a décidée à se lancer dans cette aventure. Dans un esprit fidèle à son caractère volontiers archaïsant, la Suite bergamasque surprend par un « Prélude » au tempo très retenu, mais séduit par un « Menuet » guère plus allant mais finement ciselé, un « Clair de lune » sans épanchements fâcheux et un « Passepied » délicat et capricieux. Changement radical dans les Estampes, servies par toute la puissance et les couleurs d’un Steinway, qui autorise davantage de contrastes que le Blüthner de Dumont, d’autant qu’il est magnifiquement enregistré, sonnant à la fois avec éclat et profondeur : après des « Pagodes » parfaitement maîtrisées, prenant le temps de ne pas se soûler d’une profusion de notes, « La Soirée dans Grenade » apparaît un peu prosaïque mais les « Jardins sous la pluie » concluent avec autorité. Pour le reste, l’approche chronologique est passionnante pour l’auditeur, qui voit se déployer petit à petit la personnalité du compositeur, mais exigeante pour l’interprète. Dans les premières œuvres « de jeunesse » (Rêverie, Arabesques, Danse bohémienne, Valse romantique, Danse, Ballade, Nocturne), il faut ainsi éviter l’écueil de la pièce de genre ou de l’esprit fin de siècle. La pianiste y parvient avec un jeu très posé, sans chichis, aux attaques franches mais pas brutales, qui bénéficie à tout ce généreux double album, triptyques – Images oubliées, Pour le piano, les deux séries d’Images – comme pièces isolées, aussi essentielles que Masques et L’Isle joyeuse mais également moins connues comme le bref et capricieux Morceau de concours de 1904 ou le trop rare D’un cahier d’esquisses (album de deux disques Cyprès CYP1687). SC
ConcertoNet a également reçu
Sooyun Kim & Kenneth Weiss : Bach
La flûtiste séoulite et le claveciniste new‑yorkais forment le Collectif Concordia, qui, sous le titre « Confluence », propose son arrangement des six Sonates en trio pour orgue, qui vient s’ajouter ainsi à plusieurs sonates originales pour flûte et clavier ou continuo. S’il y a un compositeur qui a adapté ses propres œuvres (ainsi que celles d’autres musiciens) et qui a été lui‑même adapté, c’est bien Bach, car sa musique semble résister à tous les traitements. C’est le cas ici, car le résultat se révèle tout à fait satisfaisant, même si l’interprétation aurait sans doute gagné à davantage de contrastes et de fantaisie (Musica Solis MS202506). SC
Karen Bentley Pollick
La violoniste américaine (née en 1963) enregistre le premier volume d’une anthologie de concertos venus du Caucase, le premier géorgien et les deux autres azéris : celui (1949) d’Aleksi Machavariani (1913‑1995), celui (1952) de Rauf Gadjiev (1922‑1995) et le Premier (1953) d’Azər Rzayev (1930‑2015). Pas de surprise à cette époque dans les républiques soviétiques : le troisième est en la mineur et les autres en ré mineur, comme celui de Khatchatourian, auxquels ils font tous assez lointainement penser. Lointainement pas tant par leur caractère – lyrique et teinté de couleur locale comme chez l’Arménien, en particulier pour Gadjiev – que par la pâleur de leur inspiration, d’autant que la soliste, convenablement accompagnée par l’Orchestre symphonique national de Lituanie dirigé par John McLaughlin Williams (né en 1957), peine à les défendre, se montrant trop souvent en deçà de leurs exigences techniques et en délicatesse avec la justesse (Toccata Classics TOCN 0038). SC
Sivan Eldar : Like Flesh
Conçu par la compositrice israélienne (née en 1985) sur un livret de la Britannique Cordelia Lynn, l’opéra a été donné pour la première fois en janvier 2022 à Lille dans une mise en scène et une scénographie de Silva Costa ainsi qu’une « création vidéo IA » de Francesco d’Abbraccio. Cette dimension visuelle manque sans doute à ce témoignage capté lors de la création, même si l’œuvre, « une queerisation opératique du deuil écologique » comme le précise la notice élégamment présentée sous forme de livre, semble s’attacher à n’oublier de cocher aucune des cases sans lesquelles tout artiste des années 2020 qui se respecte ne pourrait s’exprimer. C’est également le cas la musique, servie par Maxime Pascal et son ensemble Le Balcon et augmentée de l’informatique réalisée par Augustin Muller (Ircam), qui procède le plus souvent par lents à‑plats sur lesquels se déploie une vocalité se cantonnant à un récitatif parfois un peu amélioré, que le trio de chanteurs (Helena Rasker, William Dazeley et Juliette Allen) défend aussi remarquablement que possible (b·records LBM077). SC
Nathan Henninger : Scènes
Canadien vivant entre New York et les Açores, le compositeur, pour son premier album orchestral, a voulu mettre beaucoup (trop ?) de choses dans ces brèves pièces (20 minutes), précédées d’un prélude intitulé « Horn » : « une période de profonde transition personnelle » ; les Açores, « nouvel environnement, à la fois isolé et d’une beauté saisissante » ; l’orchestre comme « vecteur d’unité et de paix » ; « les sonorités de John Williams et des Planètes de Gustav Holst ». Le résultat ne froisse pas l’oreille mais ne la stimule pas beaucoup non plus, et évoque gentiment le cinéma. C’est d’ailleurs le Scoring Berlin Orchestra, formé de mercenaires issus de différentes phalanges de la capitale, que dirige le compositeur pour cet enregistrement (NCH Records NCHCD001). LPL
Eliahu Inbal : Schumann et Sibelius
Comme bien d’autres artistes, le chef israélien (né en 1936) est cantonné à tort à un répertoire limité dans lequel il s’est certes fait connaître et s’est illustré, notamment Mahler, Bruckner et la musique du siècle passé mais aussi l’opéra. Il est donc intéressant que des enregistrements publics tirés des inépuisables archives des radios allemandes permettent de l’entendre diriger des œuvres de compositeurs auxquels il est moins spontanément associé. Ainsi de cette Quatrième Symphonie de Schumann (avril 1971, Baden‑Baden) avec l’Orchestre symphonique du Südwestfunk, animée de très bonnes intentions mais desservie par une prise de son un peu lointaine et un orchestre à la fiabilité décevante – on se situe pourtant alors en plein milieu du mandat de Chefdirigent d’Ernest Bour. Plus de quarante ans après, pour la Première Symphonie de Sibelius (juillet 2012, Stuttgart), c’est l’Orchestre radio-symphonique de la SWR de Stuttgart (qui, peu de temps avec sa scélérate fusion avec l’Orchestre de Baden-Baden et Fribourg, avait alors Stéphane Denève comme Chefdirigent) : bénéficiant d’une bien meilleure qualité sonore et d’un orchestre nettement plus affûté, cette version pleine de feu et de lyrisme, de générosité et d’urgence dramatique, fait tout le prix de cet album (SWR Music SWR19151CD). SC
Natalie Dessay et Philippe Cassard
Si on devait évoquer la voix de la Kammersängerin de l’Opéra de Vienne, on n’irait pas plus loin – et à quoi bon se fâcher ou s’énerver pour rien ? Il sera donc plus sage de ne pas l’évoquer, ce qui n’interdit donc pas de dire que le pianiste est, comme toujours, parfait. Associés depuis une quinzaine d’années, ils publient un très bref récital (30 minutes) intitulé « Oiseaux de passage », comme des « bonnes feuilles » de leur tournée d’adieux. Le programme est à base de musique américaine – Barber (sur un poème en français de Rilke), Menotti (La Vieille Fille et le Voleur), Previn (Un tramway nommé désir) et Sondheim (Sweeney Todd) – et de mélodies françaises inspirées par des volatiles – Chausson, Hahn, Ravel, Beydts et Poulenc. Mais c’est La Dame de Monte‑Carlo de Poulenc qui conclut de façon poignante (La dolce volta LDV 150). LPL La rédaction de ConcertoNet
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