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Maurizio Pollini (1942-2024)
03/25/2024


M. Pollini (© Philippe Gontier)


Annoncée le 23 mars par la Scala de Milan (où il s’était produit à 168 reprises au cours de sa carrière !), la nouvelle du décès de Maurizio Pollini était malheureusement prévisible et redoutée : ces dernières années, les problèmes de santé de ce fumeur impénitent l’avaient contraint à annuler la plupart de ses concerts, de sorte que ses apparitions s’étaient faites rares, malgré une volonté déclarée de jouer en public jusqu’à son dernier souffle.


Cette disparition est d’abord celle d’une figure de la vie musicale des cinquante ou soixante dernières années, celle d’un musicien qui incarnait pour toute une génération le grand pianiste par excellence, dont on attendait, année après année, chaque concert et chaque enregistrement avec une impatience particulière. On se souvient ainsi du statut spécial qu’avaient ses disques : sous l’imposant cartouche jaune de la Deutsche Grammophon, s’affichait le portrait de cet Italien du Nord toujours élégant, au visage hiératique et au regard intense, une sorte de Sphinx du piano ; celui d’un homme qui ne s’exprimait que par et pour la musique, mais avec quelle force de conviction !


Les faits marquants de sa biographie sont bien connus : sa victoire retentissante au Concours Chopin de Varsovie en 1960, à 18 ans (le plus jeune des candidats), assortie d’un compliment d’Arthur Rubinstein (« ce garçon joue déjà mieux qu’aucun d’entre nous »), dont Pollini, avec modestie, atténuait la portée en disant que le Maître n’avait alors voulu parler que de pure technique pianistique ; ses engagements politiques (il fut longtemps compagnon de route du Parti communiste italien), sociaux (avec des concerts dans les prisons ou dans les usines de Fiat) et surtout artistiques, en faveur d’une certaine avant‑garde : si certains mélomanes se sont astreints à écouter au disque la Deuxième Sonate de Boulez ou l’intégrale de l’œuvre pianistique de Schoenberg, telle ou telle pièce de Salvatore Sciarrino ou Stockhausen au concert, c’est à Pollini qu’ils le doivent, lui qui était l’ami et le fervent défenseur de tous ces compositeurs difficiles d’accès, qu’il investissait en quelque sorte de son autorité d’interprète ; son amitié légendaire avec Claudio Abbado, disparu dix ans avant lui ; enfin, cette réputation de pianiste froid et analytique qu’on lui faisait volontiers et dont il se défendait, lui qui était capable de fabuleux emportements. En attestent plusieurs souvenirs de concerts, dans de ravageuses Fantaisies opus 116 de Brahms, dans la Première Ballade de Chopin, qu’il aimait à donner en bis, dans les Préludes de Debussy, où il sculptait à pleines mains la matière sonore ; ou encore un de ses premiers disques, consacré à Schumann (Fantaisie opus 17 et Première Sonate) à la passion toujours communicative.


Une anecdote révèle le statut à part qui était le sien : pendant près de vingt ans, le Festival de Salzbourg proposait, en plus des opéras, trois récitals de piano, dont deux étaient toujours dévolus l’un à Pollini et l’autre à Alfred Brendel ! Mais s’il se produisait chaque saison dans les salles les plus prestigieuses, sa réputation s’est également construite par le disque, qui a mis son art à disposition du plus grand nombre, les plus belles années de sa carrière correspondant à celles de la fin du microsillon, puis à l’âge d’or du CD. Le son de Pollini, nettement défini, puissamment projeté, parfois un peu métallique, correspond d’ailleurs assez exactement à celui du nouveau support numérique.


Ses cinquante ans de collaboration avec Deutsche Grammophon débutent par une période bénie (jusqu’au milieu des années 1980) durant laquelle presque tous ses disques s’imposent comme des références. Après un couplage des Trois Mouvements de Pétrouchka et de la Septième Sonate de Prokofiev, qui démontre quel fabuleux pyrotechnicien il eût pu être s’il avait choisi de poursuivre dans cette voie (à faire pâlir tous les virtuoses de l’ex‑URSS), viennent ses enregistrements de Chopin (Préludes, Polonaises et surtout Etudes) implacables de précision et de puissance, des dernières sonates de Beethoven, toujours inégalées dans leur clarté aveuglante, le disque Schumann évoqué plus haut, et un ensemble Schubert peut‑être moins connu, mais tout aussi remarquable (Sonates D. 845, D. 958, D. 959 et D. 960, Wanderer-Fantasie, Allegretto D. 915 et Klavierstücke D. 946) : Pollini y trouve une sonorité assombrie, des timbres voilés, un lyrisme austère qui, tout en respectant scrupuleusement le texte, apportent à ces pages une noirceur et une ampleur qu’on ne trouve pas chez d’autres interprètes.


C’est également à cette époque qu’il noue une relation intense avec Karl Böhm et le Philharmonique de Vienne (on citera surtout leurs concertos de Mozart et le Quatrième Concerto de Beethoven) et qu’il débute sa collaboration artistique avec Abbado (impressionnants Premier et Deuxième Concertos de Bartók). Dans cette série de réussites figure enfin son unique témoignage dans le répertoire chambriste, sa rencontre au sommet avec le Quartetto Italiano pour le Quintette opus 34 de Brahms, qui fait regretter que d’autres partenariats n’aient pas été mieux documentés (avec Fischer‑Dieskau ou le violoniste Salvatore Accardo notamment).


Le bilan est plus mitigé en ce qui concerne ses disques des années 1990 et 2000, et c’est surtout de cette époque que datent les critiques concernant sa supposée froideur. La faute en incombe pour partie à l’excessive méticulosité du pianiste en studio, sa volonté presque maniaque de trouver pour chaque œuvre la sonorité appropriée, peut‑être également à la disparition en 1985 de son producteur, Rainer Brock, conjuguée paradoxalement à une forme de routine (presque tous ses disques sont enregistrés dans la Herkulessaal de Munich, avec les mêmes techniciens). Le bouclage de son intégrale des sonates de Beethoven (réalisé en 2014) est ainsi un peu laborieux, le pianiste n’étant manifestement pas très intéressé par certaines d’entre elles. A des enregistrements de studio effectivement un peu glacés, on opposera donc l’urgence de quelques disques live (Onzième, Douzième Vingt et unième, Vingt‑troisième et Vingt‑quatrième Sonates de Beethoven, Concertos de Brahms avec Abbado). De même, il connaît au début du nouveau millénaire une sorte de renouveau dans des répertoires où on l’attend moins, notamment dans Schumann (Allegro opus 8, Chants de l’aube, Concert sans orchestre et surtout Danses des compagnons de David) ou dans des Mozart dirigés du clavier, dans lesquels il renouvelle presque le miracle de son disque avec Böhm (Douzième, Dix‑septième, Vingt et unième et Vingt‑quatrième Concertos).


Les dernières années, durant lesquelles sa technique se fait moins souveraine, sont surtout consacrées à des redites, dans lesquelles il s’efforce de présenter certaines perspectives modifiées avec le temps, apportant plus de rondeur et de liberté à ses Chopin (belle Deuxième Sonate en 2008) ou au contraire plus de radicalité à ses Beethoven, osant des tempos encore plus rapides (et difficiles à assumer pour ses doigts) dans une nouvelle Hammerklavier (enregistrée en 2021) qui demeurera son dernier disque de studio.


Un mot pour finir, de la personnalité de l’homme qu’on pouvait deviner derrière la figure imposante, voire intimidante de l’artiste. Ayant mené une carrière sans caprices, sans polémiques, sans véritables temps faibles, Pollini était unanimement respecté dans le monde musical international, mais refusait de jouer le rôle de la star qu’il était devenu. Il semble avoir toujours conservé cette humilité et cette intégrité qui le poussèrent, au lendemain de sa victoire au Concours Chopin, à refuser tous les engagements pour observer une période de retrait de presque dix ans, afin de se consacrer d’abord à des études scientifiques qui le passionnaient, puis surtout à l’achèvement de sa formation musicale, notamment en prenant des leçons auprès d’Arturo Benedetti Michelangeli. Il fut aussi l’homme de grandes et fidèles amitiés, avec Abbado bien sûr, mais aussi avec certains pianistes qu’il aurait pu considérer comme des rivaux, mais qu’il admirait sans jalousie aucune : son alter ego italien Dino Ciani (dont il pleura la mort prématurée en 1974), son exacte opposée Martha Argerich (la glace et le feu !) ou encore Brendel, qu’il chercha vainement à convaincre de poursuivre son activité lorsque ce dernier annonça sa retraite en 2008. Enfin, il était un connaisseur et un admirateur des grands pianistes du passé, auxquels il se référait souvent, notamment Schnabel ou Serkin pour les beethovéniens, ou Cortot ou Magaloff pour les interprètes de Chopin.


Puisse-t-il prendre à présent, et à leurs côtés, toute la place qui lui revient dans le panthéon des grands pianistes.


François Anselmini

 

 

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