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Entretien avec François-Xavier Roth
01/21/2024


François-Xavier Roth, directeur musical de l’Orchestre du Gürzenich de Cologne, va diriger à Cologne, Hambourg et Paris Les Soldats, opéra mythique de Bernd Alois Zimmermann. Il nous parle de cet extraordinaire compositeur encore trop méconnu.



F.-X. Roth, A. Lévy-Leboyer


Je suis venu à Cologne pour entendre les Soldats. Je pense que c’est une œuvre exceptionnelle et j’aimerais discuter avec vous de son compositeur Bernd Alois Zimmermann.
Formidable ! Et vous n’êtes pas le seul. Beaucoup de gens sont fascinés par cette œuvre et viennent exprès pour l’entendre.


Quand Pierre Boulez est revenu en France, nous avons eu la chance de découvrir toute une quantité de compositeurs, mais pas Bernd Alois Zimmermann. Je n’ai découvert ce compositeur qu’en 2012. Comment l’avez‑vous découvert et quel a été votre chemin pour le connaître ?
Bien sûr, je connaissais Zimmermann lorsque j’étais étudiant à Paris. J’avais entendu parler des Soldats, du Requiem pour un jeune poète.
En fait, pour la génération à laquelle appartenait Zimmermann, avec des compositeurs tels que Boulez, Maderna, Berio, Stockhausen, sa musique a été quelque peu sacrifiée au nom de l’avant‑garde d’après‑guerre.
Cependant, j’ai réellement découvert la musique de Zimmermann lorsque je suis arrivé à Cologne en 2015. Il était question à l’époque de faire une nouvelle production des Soldaten pour célébrer son anniversaire. J’ai rencontré sa fille Bettina, qui est devenue une amie. J’ai discuté avec de nombreux spécialistes de l’œuvre de Zimmermann, dont Peter Reiner. J’ai également appris à connaître sa musique grâce à l’orchestre, qui avait beaucoup joué avec lui, ainsi qu’à travers des étudiants comme York Höller, un compositeur dont le travail est en accord avec le mien ici à Cologne.
Il est vrai que Zimmermann reste pour beaucoup de gens un compositeur un peu méconnu du XXe siècle. Il avait une personnalité très singulière, et son parcours à la radio, ici à la WDR, où il a contribué à développer le collage musical et d’autres innovations, continue de susciter des interrogations sur sa place au XXe siècle.


Vous vous produirez à la Philharmonie de Paris avec cette œuvre. Les Soldats ont‑ils déjà été joués en France ?
Les Soldats ont été créés en France, je crois, par Serge Baudo dans les années 1980. Cependant, l’œuvre n’a pas été très fréquemment jouée en France. Je suis fier de dire que notre production de 2018 est particulièrement réussie, tout comme celle de maestro Petrenko à Munich et celle de Calixto Bieito à Zurich. De nombreuses productions ont eu lieu en Allemagne, en Autriche et en Suisse, mais monter cette œuvre reste un défi en raison de sa nature complexe.


Pouvez-vous nous expliquer comment vous vous préparez pour une œuvre aussi exigeante ?
Cette partition est très riche et dense. Dans Les Soldats, Zimmermann a exprimé tout ce sur quoi il a travaillé et réfléchi au cours de sa vie. Je pense que c’est peut‑être l’œuvre de sa vie, tant par le livret que par la profondeur de son expression. Elle reflète sa propre vie et sa souffrance. La musique présente diverses facettes.
Il y a, par exemple, l’ouverture, le premier prélude, qui peut être comparé au dernier acte, l’ouverture du dernier acte, la scène de viol, le casino, etc. Une musique extrêmement dissonante, complexe, presque anarchique, avec des strates innombrables. Parfois, les musiciens jouent jusqu’à sept ou huit rythmes différents en même temps. Cette musique est ce que l’on pourrait appeler cluster, dissonante, complexe, presque anarchique.
Ensuite, il y a une grande partie de l’œuvre qui est une écriture très chambriste, comparable à la musique de Webern, Boulez, ou Berio, une musique extrêmement pointilliste où chaque note a sa place. C’est un contraste énorme par rapport à la musique dissonante précédente.
De plus, il y a des passages de bravoure, comme la première scène dans le café avec les soldats au deuxième acte, où Zimmermann crée une polyphonie d’action et de discussion dans la musique, une technique qui n’avait jamais été entendue avant 1965. Il y a une profusion contrapuntique qui fait écho à l’action théâtrale.
Il y a aussi des moments comme dans le troisième acte avec la Comtesse, où Zimmermann invente une musique fluide avec des rythmes superposés et un legato des cordes absolument fascinant, qui a un effet hypnotique sur le public.
Donc, il y a différentes facettes à cette œuvre, et pour la préparation, il faut comprendre ces différents univers, car chaque partie est comme une œuvre d’art en soi. Ensuite, il faut construire. Cette œuvre ne peut pas être répétée comme les autres. Il faut beaucoup de temps de répétition, une préparation minutieuse des groupes, et un engagement total.


Pour ce qui est de la partie vocale, vous avez mentionné sa complexité. Pouvez‑vous nous en dire plus à ce sujet ?
En effet, la partie vocale présente des défis importants. L’équilibre vocal n’est pas facile à obtenir, en particulier dans de grandes salles comme celle‑ci, à Paris ou à Hambourg. J’utilise parfois une amplification légère pour les chanteurs afin de les aider à dialoguer avec l’orchestre, car certains passages sont difficiles à rendre en version concert.
Les chanteurs doivent faire face à plusieurs défis, notamment en ce qui concerne la hauteur des notes et les séries utilisées comme matériau de composition, ce qui rend la justesse compliquée. Le rythme est extrêmement complexe, et la mémoire est mise à rude épreuve. Beaucoup de chanteurs chantent cette œuvre depuis longtemps, et cela demande un investissement en temps, en énergie et en patience qui mérite notre admiration.
Je dois souligner le rôle de Marie, qui est peut‑être le plus exigeant et le plus long. Emily Hindrichs est vraiment exceptionnelle, elle maîtrise la partition au point de la chanter avec une liberté et une maîtrise dignes d’un opéra de Mozart. C’est juste remarquable.
Mais ce n’est pas seulement les chanteurs, les instrumentistes et tous les participants aux Soldats font preuve d’un engagement extraordinaire. La préparation et le dépassement des difficultés font partie intégrante de l’interprétation de cette œuvre, et cela se traduit par une énergie unique qui atteint le public.
Hier soir, lors de la générale, l’émotion collective était indescriptible. En parler me touche profondément. Je pense qu’à l’époque de Wagner, lorsqu’il montait Parsifal ou Les Maîtres chanteurs, il devait y avoir une transcendance similaire des difficultés. Cela apporte une dimension humaine et unique à l’interprétation.


Est‑ce que vos musiciens apprécient l’œuvre au-delà de la performance ? Est-ce que cela fait maintenant partie de leur identité musicale ?
C’est une question intéressante à propos de l’orchestre, car il s’agit du même orchestre qui a créé Les Soldats en 1965. A l’époque, cela avait été particulièrement difficile. Mon prédécesseur, Günter Wand, s’occupait des concerts à l’époque et avait mené des intrigues contre la musique de Zimmermann. Je crois même qu’une grande partie de l’orchestre avait exprimé des résistances, la qualifiant de bruit incompréhensible et trop difficile à jouer. Zimmermann était pourtant une figure locale forte, ce qui peut expliquer en partie ces réticences. Les répétitions ont été très difficiles, et j’aurais été mal à l’aise d’y assister.
Lorsque nous avons repris l’œuvre en 2018, les musiciens étaient anxieux et se demandaient s’ils allaient réussir. Les premières répétitions étaient chaotiques, pour être honnête. Cependant, avec patience, les choses se sont améliorées. A l’époque, j’ai beaucoup parlé avec les musiciens, qui partageaient leurs fragilités et leurs craintes. Les représentations ont été un succès, et ils ont compris que cette musique, lorsqu’elle est correctement préparée et jouée, prend tout son sens.
Aujourd’hui, grâce aux représentations de 2018 et aux suivantes, cette œuvre est l’une des fiertés de l’orchestre. Un orchestre qui a créé Till Eulenspiegel de Richard Strauss, la Cinquième Symphonie de Mahler, le Double Concerto de Brahms, etc., considère désormais Les Soldats comme une œuvre emblématique. Zimmermann est maintenant reconnu à Cologne, ainsi que par nos collègues de la WDR, et sa musique est devenue une véritable identité musicale pour notre ville.
Pendant sa vie, après la guerre, Zimmermann avait souffert de la compétition avec Stockhausen, mais aujourd’hui, il est considéré encore plus positivement par les professionnels et le public. C’est un signal très encourageant.


Si on n’a pas la possibilité d’entendre Les Soldats, quelles œuvres de Zimmermann recommanderiez‑vous pour découvrir son univers ?
Zimmermann était un compositeur prolifique qui a exploré divers genres musicaux. Pour ceux qui veulent découvrir son univers, je recommande d’écouter d’abord sa Musique pour les soupers du Roi Ubu. C’est une œuvre accessible qui emprunte des éléments à différents styles musicaux. On peut y apprécier son talent pour le pastiche et le collage, ainsi qu’un humour subtil et du sarcasme. Sinon, son Concerto pour violon intègre des rythmes sud-américains et est également très abordable.
D’un autre côté, il y a le Requiem pour un jeune poète, la Sonate pour alto seul, la Symphonie en un mouvement, le Concerto pour hautbois et Dialoge pour deux pianos et orchestre. Toutes ces œuvres peuvent vous plonger dans l’univers de Zimmermann.


Vous avez beaucoup travaillé sur les couleurs dans la musique française. Qu’est‑ce qu’un orchestre allemand apporte à cette œuvre qui serait plus difficile à obtenir avec un orchestre français ?
C’est une excellente question. Zimmermann connaissait bien l’Orchestre du Gürzenich, ainsi que de nombreux autres orchestres allemands, qui ont, je dirais, une culture sonore légèrement plus sombre que celle des orchestres français. Ce n’est pas un hasard s’il a utilisé le groupe des cuivres et des percussions de manière spécifique. Cela correspond à une esthétique sonore allemande.
De plus, les orchestres allemands ont un rapport au rythme différent de celui des orchestres français. En France, l’accent est mis sur la précision du solfège, qui est critiqué aujourd’hui mais qui est un outil extraordinaire. C’est une sorte de virtuosité rhétorique pour interpréter et comprendre la musique. En Allemagne, on n’utilise pas le solfège traditionnel avec les noms des notes, ce qui influence leur rapport au rythme. En France, il y a une acuité très précise, tandis qu’en Allemagne, bien que la précision soit également présente, il y a une différence dans l’approche du rythme.
Cependant, je tiens à souligner que cette œuvre peut être interprétée par tous les orchestres, car elle dépasse la simple culture nationale. Elle est universelle.


Une dernière question : existe‑t‑il une certaine continuité entre Wozzeck et Les Soldats ? Qu’est-ce qui vient après Les Soldats ?
Il faut dire que dans les années 1960, il n’y avait pas beaucoup de personnes qui pariaient encore sur la forme de l’opéra. Les Soldats de Zimmermann, c’est presque un accident, car à cette époque, l’opéra était véritablement condamné par l’avant‑garde. On pouvait certes trouver un intérêt à rejouer des œuvres de Wagner, Strauss ou du belcanto pour ceux que cela intéressait, mais il n’y avait pas vraiment d’avenir pour cette forme artistique. On peut certainement percevoir une filiation avec Wozzeck, ainsi qu’avec Pelléas, dans cette nouvelle manière de redéfinir le genre, cette forme, et de raconter une histoire théâtrale, en mobilisant des ressources pour créer une œuvre musicale et théâtrale unique.
Quant à ce que cela a engendré, je pense souvent qu’un des compositeurs qui a su prendre la balle au bond et réinventer le genre, c’est peut‑être Georges Benjamin, avec ses propres codes et sa musique. Il a également ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire de l’opéra.
Cependant, récemment, j’ai également dirigé Le Grand Macabre de Ligeti, qui n’a aucun lien de parenté avec Les Soldats, si ce n’est qu’il s’agit également d’une œuvre qui, d’une part, a enterré le genre et, d’autre part, l’a complètement régénéré.
Je pense que d’une certaine manière, il est difficile de créer quelque chose après Les Soldats. C’est très intéressant de voir comment l’œuvre se termine avec cette dernière note, ce qui conclut l’œuvre. Cette note a une fonction de mort chez Zimmermann. Il n’y a rien après Les Soldats, et cela n’a pas d’importance. Je pense qu’il y a des œuvres comme celle‑ci où l’on se dit qu’après cela, on ne peut faire que différemment, autre chose. La manière dont Zimmermann a réussi à dépeindre les abîmes de l’humanité, notre souffrance et notre désespoir en tant qu’êtres humains, je crois qu’on ne peut pas aller beaucoup plus loin.
Cependant, il y a toujours de l’espoir...


[Propos recueillis et édités par Antoine Lévy-Leboyer]

 

 

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