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Munich: l’opéra à la maison
03/07/2021

20 février 2021, Opéra d’Etat de Bavière
Ludwig van Beethoven : Symphonie n° 1 en ut majeur, opus 21
Dimitri Chostakovitch : Symphonie n° 1 en fa mineur, opus 10

Bayerisches Staatsorchester, Kirill Petrenko (direction)




«Passer deux jours à répéter avec un orchestre, pour finalement se retrouver le soir du concert devant une salle déserte, à jouer devant des caméras, est un horrible cauchemar que jamais je n’aurais pu imaginer devoir vivre un jour.» Ainsi s’exprime Kirill Petrenko au cours du bref entretien diffusé entre les deux parties de ce concert, filmé en direct au Bayerische Staatsoper. Mais l’intéressé souligne aussi la formidable concentration que requiert l’exercice, avec toutes les astreintes de rééquilibrage qu’il comporte, autant sur le plan émotionnel que simplement acoustique. A tous égards des expériences nouvelles, dont Petrenko espère simplement qu’elles ne vont pas devoir perdurer en routine, pour de nombreux mois encore.


Kirill Petrenko n’est plus tout à fait à Munich le directeur musical qu’il y a été à plein temps pendant sept ans, tout en le restant encore un peu... Même s’il n’est plus présent qu’épisodiquement, son empreinte sur l’orchestre reste extrêmement forte, ce qu’on peut constater immédiatement avec ce programme Beethoven et Chostakovitch, qui remplace la trop pléthorique symphonie de Mahler initialement prévue. A la tête d’un orchestre dont il connaît les moindres rouages, Petrenko paraît beaucoup moins crispé et volontariste qu’à Berlin en ce moment, où faire avancer la lourde machine des Philharmoniker, a fortiori en temps de crise, n’est pas de tout repos. A Munich, on peut apprécier une Première Symphonie de Beethoven où en dépit de tempi vifs, les instruments conservent leur espace de liberté et d’initiative, le chef ayant toujours le geste qu’il faut au bon moment pour infléchir le jeu à sa guise, mais sans engendrer de raideur.


Belle occasion de goûter la plénitude de timbres et l’homogénéité des pupitres d’un orchestre d’élite, que ces Akademiekonzerte, soirées données sur la scène de l’Opéra de Munich une quinzaine de fois par an et toujours assidûment fréquentées. Le choc de retrouver l’orchestre sorti de sa fosse, mais cette fois sans âme qui vive la salle, n’en est que plus violent, ce d’autant plus que la réalisation filmée souligne ce vide, en usant volontiers de plans larges. Sont-ce ces conditions artificielles de streaming, même de bonne qualité technique, qui nous font perdre le fil de la Première Symphonie de Chostakovitch? Cette œuvre toute en césures inattendues et en contrastes de dynamique paraît nivelée par la captation, pourtant soignée. Il manque à cette musique les aspects «coup de poing» que l’on ressentirait immanquablement dans la salle, et qu’il faut se contenter de reconstituer mentalement, en regardant Petrenko œuvrer avec son énergie coutumière. Beau couplage, au demeurant que ces débuts de grands symphonistes, avec de surcroît pour Chostakovitch une juvénilité exceptionnelle à signaler: 19 ans!


Revenons maintenant d’une année en arrière. Au soir du 10 mars 2020, le rideau tombe définitivement à Munich, à l’issue d’une dernière soirée de ballet. Sous l’impulsion de l’intendant Nikolaus Bachler, le personnel et les artistes tentent de continuer sans public, au moins en vue de terminer les répétitions en cours de 7 Deaths of Maria Callas de Marina Abramovic, espoirs vite déçus par une descente de police (!) qui met provisoirement terme à toute activité, fermeture totale qui va durer de fait jusqu’au 1er septembre. Fin de saison et festival de juillet intégralement annulés, 200 000 billets à rembourser, un désastre! Mais assez rapidement une offre de streaming internet se met en place. De nombreuses captations de spectacles anciens, l’Opéra de Munich, qui filme quasiment toutes ses nouvelles productions depuis dix ans, disposant d’une belle médiathèque en ce domaine, mais aussi une offre de concerts diffusés en direct tous les lundis, ces Montagsstücke, qui depuis lors se sont succédées avec une belle régularité. D’abord de la musique de chambre à tout petit effectif (sinon la police munichoise revient!): récital de piano, quatuor, soirée de lieder... et puis progressivement, toujours dans d’inattaquables conditions de distanciation sanitaire, des projets plus ambitieux. Coup d’envoi dès le lundi 16 mars 2020, d’emblée plantureux, avec du beau monde: Christina Landshamer et Christian Gerhaher chantent Schumann, Igor Levit joue les Variations Diabelli... Une activité internet qui se poursuit jusqu’à fin juin, le dernier concert avant les vacances d’été réunissant, excusez du peu, Jonas Kaufmann et Kirill Petrenko dans les Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler. Bilan de cette première dizaine de Montagsstücke ouvertement luxueuses: 400 000 spectateurs connectés dans le monde. Quand même!


Réouverture du Bayerische Staatsoper, avec du public, programmée dès le 1er Septembre. On installe l’orchestre en formation réduite sur une estrade en planches construite par-dessus la fosse et les premières rangées du parterre, et on commence par des Mozart du répertoire (Flûte enchantée, Così fan tutte, Noces de Figaro), ainsi que les 7 Deaths of Maria Callas de Marina Abramovic laissées pour compte en mars. Mais le ministère bavarois pour les sciences et les arts reste frileux: 200 spectateurs sont autorisés dans la salle, chiffre porté finalement, après un revirement de dernière minute, à 500 personnes, mais seulement à titre d’«expérimentation sanitaire» (sic). Expérience au demeurant concluante, puisque dès octobre une programmation plus lourde redevient possible (Tosca, Madame Butterfly,Wozzeck, et enfin les très attendus Les Oiseaux de Braunfels, mis en scène par Frank Castorf et dirigés par Ingo Metzmacher, à l’occasion du centenaire de la création de l’ouvrage à Munich. Malheureusement, alors même qu’à l’intérieur de la maison tout se passe bien, toujours à raison de 500 personnes par soirée, l’épidémie flambe à nouveau dehors. Une semaine avant la première des Oiseaux, la jauge autorisée pour les rassemblements publics en Bavière redescend brutalement à 50 personnes. Mais qu’importe, Nikolaus Bachler tient bon. En dépit de ces conditions surréalistes, l’opéra reste ouvert, dont une représentation complète du Macbeth de Verdi, donnée effectivement pour 50 spectateurs, pas un de plus! L’objectif est de garder coûte que coûte la trajectoire encore quelques jours, jusqu’à la première effective des Oiseaux, le 31 octobre, accessible en direct sur le site internet de la maison. Une brillante réussite: musique enveloppante aux voluptueux relents straussiens, distribution vocale de rêve avec en tête d’affiche le Rossignol aux aigus stratosphériques de Caroline Wettergreen, et même une mise en scène dont les aspects fouillis, typiques de Frank Castorf et son équipe, passent plutôt bien à l’écran. Une première aux relents cependant amers, dernier coup d’éclat avant une nouvelle fermeture, pour une durée à nouveau indéterminée.


Cinq mois plus tard on y est encore. Mais, pour reprendre le mot d’ordre affiché dès le lendemain de cette nouvelle catastrophe, Die Oper wird digital: «L’opéra devient numérique», et à Munich ce slogan n’est pas juste un cache-misère. Les principales nouvelles productions de la saison 2020-2021 ont pu être intégralement répétées, jusqu’à une première programmée exactement à la date promise, avec même un programme de salle complet à télécharger et feuilleter avant la «représentation». On pu voir dans ces conditions, en décembre le Falstaff de Verdi mis en scène par Mateja Koleznik et dirigé par Michele Mariotti, puis en février Der Freischütz, production de Dimitri Tcherniakov et Antonello Manacorda. A chaque fois un travail scénique fouillé, mais dont les aspects ingrats de mise à plat froidement calculée peuvent déconcerter. Esthétique au demeurant courante à Munich, où la part musicale est toujours au plus haut niveau, mais où l’offre visuelle peut s’avérer moins consensuelle. Aucun problème de cette nature, en revanche, avec La Bohème, remontée à l’improviste pour le Rodolfo de Jonas Kaufmann, qui n’avait plus chanté le rôle depuis dix ans: la production, un incunable d’Otto Schenk et Reinhard Heinrich, date d’un demi-siècle! Prochaine étape le 21 mars, avec le très attendu Chevalier à la rose de Barrie Kosky et Vladimir Jurowski, toujours devant une salle vide, mais vraisemblablement promis à une belle audience planétaire.


Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Et la direction de la communication du Bayerische Staatsoper s’en explique sans laisser de zone d’ombre: le modèle numérique, certes succédané d’une culture réelle, fonctionne maintenant à plein régime, et pour un nombre de spectateurs bien mieux que respectable. Quand la maison programme des Montagsstücke d’accès un peu plus difficile (Journal d’un disparu de Janácek par Pavol Breslik, L’Histoire du soldat de Stravinsky, Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies), les décomptes d’audience internet dépassent largement les 2 500 spectateurs, soit bien davantage que si le même spectacle était vu dans une salle comble à guichets fermés. Pour les grands concerts, comme celui de Kirill Petrenko aujourd’hui, ou récemment Anja Harteros et Zubin Mehta, l’auditoire est de l’ordre de 15 000 à 20 000 personnes, et pour des affiches plus festivalières, les chiffres s’envolent carrément. 60 000 spectateurs pour la La Bohème de Puccini avec Jonas Kaufmann fin novembre, sensiblement autant pour le récent Freischütz: un public virtuel, certes, mais aussi l’ébauche d’un nouveau modèle économique.


Car si le soir de la manifestation, la connexion est gratuite, dès le lendemain elle devient payante, à un tarif modéré mais pas symbolique (par exemple 15 euros pour un accès de 24 heures à La Bohème). Les petits cours d’eau faisant les grandes rivières, il est facile d’estimer les retombées financières possibles, pour peu qu’artistiquement et techniquement l’offre soit réellement attractive, et à Munich, évidemment, on se donne tous les moyens pour qu’elle le soit. Pour l’instant, les connexions gratuites restent majoritaires, les accès payants atteignant encore rarement les quelques milliers de transactions, mais aussi du fait d’un mode de facturation qui reste relativement complexe. L’idée étant à terme de supprimer tous les intermédiaires entre le producteur et le spectateur dans son salon: pas de plateformes de téléchargement, pas de chaînes de cinémas, pas de vendeurs de support physique, mais une transaction directe, à la demande, sur le site propre du théâtre. Le marché de l’opéra peut-il évoluer à terme vers ce type de modèle, exclusif en période de crise mais peut-être demain complémentaire de l’activité en salle, avec des auditoires potentiellement énormes? En tout cas, ici, à Munich, on s’y prépare tout à fait sérieusement.


Laurent Barthel

 

 

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