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Entretien avec Pierre-Laurent Aimard 12/21/2018
A. Lévy-Leboyer, P.-L. Aimard (© Antoine Lévy-Leboyer)
En janvier 2017 pour le premier concert de Jonathan Nott en tant que directeur musical de l’Orchestre de la Suisse romande (OSR), vous aviez donné en bis la Deuxième Notation de Pierre Boulez. Est-ce que vous aviez conscience que c’était la première fois depuis dix ans qu’il était possible d’entendre de la musique de Pierre Boulez dans cette salle?
Je n’en n’avais pas précisément conscience mais je le supputais. Je sais que c’est un cadre dans lequel il y a beaucoup de travail à faire. Jonathan est un acteur excellent pour cela et Magali Rousseau [administratrice générale de l’OSR, ndlr] en est un autre. Quand on a le privilège d’être invité par des équipes, il faut aller dans leur sens et les soutenir.
Est-ce qu’ils vont l’ont demandé où est-ce que c’est venu comme cela?
C’est venu de moi-même. Vous savez, Je me sens souvent étrange dans ce métier, qui est un métier superbe mais qui véhicule un conservatisme extraordinaire. Il y a peu de domaines à l’heure actuelle, qui est une période de mutation très rapide et considérable, qui bougent aussi peu. Ma tâche dans ce milieu est de faire justement regarder vers le futur plutôt que constamment vers le passé et donc de me concentrer beaucoup sur les répertoires actuels, de provoquer la naissance de nouvelles œuvres et de me soucier d’être l’interprète de ces œuvres auprès du public. Quand je me produis avec un répertoire plus traditionnel, dans des lieux plus traditionnels, plus conventionnels et consensuels, je cherche à trouver le moyen d’ouvrir une fenêtre. Un bis est donc un très bon moyen. Si un public vous demande un bis, c’est qu’il a apprécié où tout du moins une partie a apprécié, il vous fait confiance. Et vous pouvez là faire avancer les choses.
Il y a quand même beaucoup de choses qui ont évolué même si le milieu, comme vous le dites, est conservateur. Il y a quelques années, une partition comme Core de Dieter Ammann aurait accaparé toutes les répétitions et le niveau technique des musiciens et des orchestres n’aurait pas permis d’entendre une telle œuvre comme elle a été jouée.
Tout à fait. Bien sûr que c’est un milieu qui bouge mais pas au rythme où le monde bouge. Il y a des raisons pour cela qui sont éternelles. Quand des créateurs vont très loin très vite, le corps social mets longtemps à ingurgiter à absorber leur message. C’est pour cela qu’il faut s’y atteler. C’est le sens de ce que je fais et que j’ai essayé de donner à mon activité de musicien.
Vous avez tout à fait raison sur le développement technique, qui est considérable, instrumental et des orchestres, des groupes, des collectifs, surtout dans les pays du Nord, où la conscience collective est souvent plus développée que dans les pays latins. C’est vrai que les progrès des richesses collectives que sont les orchestres sont stupéfiants. Mais ils sont plus au niveau technique, au niveau de la réflexion et de l’action culturelle. Cela se voit dans les programmes: il y a beaucoup de choses qui sont faites mais cela reste insuffisant.
Il y a quand même des évolutions: uniquement pour cette semaine du centenaire de l’OSR, on entend une création genevoise, du Honegger, du MacMillan, on entend le Premier Concerto pour piano de Bartók, qui est moins connu que le Troisième. Un de mes collègues américains m’a dit qu’il est maintenant courant d’avoir en début d’un concert une création. Il ne se souvient plus du moment où le public manifestait un peu de «mauvaise humeur» par rapport à une œuvre moderne. Est-ce que l’on n’est pas en train d’aller dans l’excès inverse?
Cette semaine est exemplaire mais comme je le disais plus tôt, vous avez affaire à une équipe qui est exemplaire et qui est exceptionnelle. Ce que vous avez dit sur les Etats-Unis est tout à fait vrai. Il y a un désir de faire bouger un grand dinosaure presque immobile. Cela dit, si c’est très bien de mettre une œuvre nouvelle, il faut voir de quelle œuvre nouvelle il s’agit. Une œuvre hollywoodienne, néoromantique ou néominimaliste ne fait pas avancer les choses, voire les faire reculer.
Même s’il y a un grand nombre de compositeurs américains, j’ai une impression qui est que le centre de gravité de la création musicale reste quand même en Europe. Je peux me tromper. Je pense quand même que cela est dû à l’élan qui a été donné par l’Ensemble intercontemporain en Europe. Ce n’est probablement pas hasard si le dernier opéra de Kurtág est donné à Milan. Est-ce une erreur de penser que c’est l’Europe qui reste leader dans ce domaine?
Oui, il y a un une conscience de la création de qui est très grande mais on ne peut pas non plus risquer de schématiser dans un monde qui est aussi ouvert comme le nôtre. Ce sont des individus qui sont répartis dans le monde qui ont conscience de cette spécificité extraordinaire de l’art, de pouvoir faire en sorte que l’art soit tout le temps en question et en mouvement. Pour nuancer ce que vous avez dit et auquel j’adhère, il faut aussi dire qu’il y a en Europe des foyers et des créations qui sont également extrêmement frileux Et c’est normal, tous les goûts sont dans la nature et l’espèce humaine est multiple.
Ceci dit, il y avait pour la création d’Ammann et pour le Bartók un excellent silence que l’on n’aurait pas eu il y a une dizaine ou une vingtaine d’années. C’est le résultat du travail qui a été fait depuis des années par vous, par un Pierre Boulez, par des chefs comme un Pascal Rophé ou un Jonathan Nott pour éduquer le public.
La curiosité humaine naturelle est très répandue, elle résonne à travers le travail réalisé par de grands directeurs artistiques pour faire bouger énormément dans beaucoup de lieux. Ce n’est pas un monde désespéré, loin de là. Il y a beaucoup de vie et il y a mille manières d’être un musicien vivant de nos jours.
Est-ce qu’il existe en musique comme dans la technologie une notion de progrès?
C’est un terme qu’il faut prendre avec de grandes précautions, Je crois qu’il y a une régénérescence constante de la teneur artistique, ce qui n’est pas un progrès, mais qui se régénère en étant attentive à tous les progrès du monde, aux progrès de la pensée et de la relation de l’homme avec la matière. Dans ce sens-là, les grands créateurs renouvellent le message artistique en disant des permanences dans le message qu’ils disent différemment parce qu’ils s’approprient des nouvelles techniques. Ce n’est pas un hasard si les grandes créations artistiques sont en phase ou concomitantes ou légèrement décalées et succédant à des grande découvertes technologiques.
Vous avez joué des œuvres de Kurtág. Elliott Carter nous a quittés. Y a-t-il une nouvelle génération de compositeurs qui sont en train de prendre la relève de ces grands créateurs?
Il me semble qu’il ne faudrait pas se poser la question de cette façon-là. Pourquoi avons-nous eu une génération pareille, en dehors de la chance et du hasard des rythmes historiques? C’est une réaction à la situation de l’Europe à ce moment-là, où il fallait reconstruire un monde après un suicide collectif catastrophique, notamment culturel. Il fallait qu’à un moment donné, une génération d’hommes et de femmes jeunes et donc déliés de tout ancrage dans le passé puissent avoir les mains totalement libres pour imaginer un monde nouveau. La chance est que nous avons eu une brochette de talents qui ont relevé ce défi. Alors, naturellement, cela les a amenés à être des sortes de prophètes de la reconstruction et donc d’être des figures extrêmement impressionnantes.
Je ne suis pas sûr qu’il y ait eu dans d’autres domaines artistiques – la peinture, le théâtre – d’autres reconstructions de même envergure.
L’architecture, qui est le domaine de la reconstruction par excellence. Et la musique est un domaine particulier parce que c’est un domaine abstrait, n’ayant pas les mains liées par le politique et le social: on pouvait faire de l’utopie sans limite, donc cela pouvait vraiment exploser, à mon avis.
Il y a effectivement eu des musiques post-hollywoodiennes mais en parallèle il y a eu des révolutions musicales permanentes très profondes.
A l’époque ou encore maintenant?
Encore maintenant, Il est possible de continuer à entendre toute une série de compositeurs avec des styles vraiment nouveaux qui leur sont personnels.
Ce ne sont pas uniquement les personnalités qui sont uniques mais leur langage et leurs propres sons.
Cela dit pour revenir au sujet du présent, nous avons eu une vingtaine d’années d’avant-garde avec des personnalités extrêmement fortes. A partir des années 1980, de cette époque, on a été dans une situation de monumentalisation et d’institutionnalisation, le terme est très dangereux, mais de révision dans beaucoup de cas et en musique aussi, de réaction très souvent, de maniérisme dans le cas de certains créateurs qui n’ont pas su se renouveler dans une époque qui tout d’un coup était tellement différente.
Je crois qu’à ce moment-là, on a été face à un monde qui était beaucoup plus dispersé. Avant, on pouvait se retrouver. On faisait des espèces de clubs, des espèces de groupes qui avaient des techniques communes. Tandis que là, on a une fragmentation beaucoup plus grande de la création et je crois que de nos jours, où l’on hérite de cette situation, on a une période qui, dans la création, est globalement régressive. Ont pignon sur rue beaucoup de musiques néoromantiques, néominimalistes, néohollywoodiennes, néosimplistes etc. qui ont beaucoup de succès et qui sont adoptées comme fleur de la création par une bonne partie de l’institution. Il y a beaucoup de savoir-faire. Vous parliez tout à l’heure du progrès de la musique pour empaqueter ces musiques, les vendre, les rendre fonctionnelles. Elles sont écrites de façon à être pouvoir être répétées dans le temps impartis aux orchestres, de façon que tous les instrumentistes puissent la jouer, et comprises par l’ensemble de la profession. Cela m’a fait très peur. Si l’intention est d’être consommé par tous et compris par tous, on commence à faire une réduction tiède qui, je crois, est très loin d’une création exigeante.
Dispersées au milieu de tout cela, il y a des personnes parfois isolées ou indépendantes qui font une création ayant le courage de l’originalité, le courage de sa teneur, de son exigence plus que de son succès.
Puis-je vous demander des exemples de compositeur qui répondent à ces critères?
Si je vous donne trois noms, c’est comme si je vous annonce une religion: «Qui m’aime me suive». C’est à chacun de faire son choix en conscience dans une période aussi plurielle.
Mon credo, c’est ce que je joue sur scène, ce pourquoi je vais me battre. Il suffit de suivre mon calendrier de concerts, ce qui est très facile de nos jours, et vous verrez très facilement les personnes que j’essaye de défendre. J’ai joué beaucoup de Helmut Lachenmann, Harrison Birtwistle, Vassos Nicolaou. Ce sont des compositeurs d’esthétiques et de générations très différentes. Ce ne sont plus des «prêcheurs dans le désert» et pour moi, leur action fait sens tout simplement. A partir de cela, j’essaye de rayonner avec cela, c’est ce que je fais dans la société et puis, ma foi, ceux que cela intéresse peuvent venir jeter une oreille.
Pourriez-vous nous dire ce qui est unique dans la musique de Messiaen que vous avez tant jouée?
Son expérience du timbre, qu’il expérimente à l’orgue et à l’orchestre aussi de façon très spécifique pour ce qu’il appelle le «son couleur». Avec ses combinaisons de sons, il invente des nouveaux timbres pour le piano afin de faire sonner l’instrument différemment. D’autre part, il travaille avec les registres d’une manière extrêmement radicale en les filtrant et les mélangeant. Cela est extrêmement intéressant tout comme son travail sur le temps.
Cela ne concerne pas uniquement le piano. C’est un musicien de la résonance, comme le son des cloches, et qui travaille sur le temps. Il est tout le temps confronté à la définition de l’instrument.
Ce que j’aime beaucoup chez lui, c’est son radicalisme. Quand il a une idée, il y va à fond et je trouve ça fascinant. C’est quelqu’un qui réinvente le geste. Je n’ai pas du tout la même gestuelle chez Messiaen que pour d’autres œuvres. Il réinvente vraiment l’instrument et une façon de le jouer.
Il y a maintenant une génération qui joue des œuvres complexes comme les Etudes de Ligeti. Ces œuvres ne sont pas devenues plus facile mais elles ne représentent pas le même niveau de «danger». J’ai souvenir d’avoir entendu Simon Rattle répéter Le Sacre du printemps et se déplacer dans la salle pour entendre comment son orchestre sonnait pendant que les musiciens jouaient tout seuls très bien une œuvre difficile. Un certain niveau de «risque» a disparu.
C’est le problème: régulièrement, les créateurs prennent un risque pour dépasser une frontière. C’est le cas de Beethoven, Schoenberg, Bartók, tous... Dès que le challenge technique est dépassé, le confort s’installe. Les bassonistes qui attaquent Le Sacre du printemps avec le do, pour eux, ce n’est plus jamais un problème. Après, c’était le mi bémol du basson dans le Concerto pour piano de Ligeti. Dans les années 1980, il y avait des instrumentistes qui n’arrivaient jamais à l’émettre et aujourd’hui, ce n’est plus un problème.
C’est le background culturel qui manque. Ce qu’il faudrait comprendre, c’est ce que représentait telle ou telle œuvre comme risque, comme provocation ou comme cri à telle ou telle période. Et dans ce cas, Beethoven ne serait plus la belle chose d’institution qu’il est devenu.
Au départ, il y a un défi technique du créateur pour exprimer un désordre, une déstabilisation, une remise en question. Si, quand le contrôle technique est digéré, tout rentre dans le confort, dans des pantoufles, on a perdu le message Il faut continuer de scruter le message, c’est cela qui est important.
[Propos recueillis par Antoine Lévy-Leboyer]
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