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Entretien avec Hugo Reyne 01/20/2018
La Simphonie du Marais fête en 2017 ses trente ans: encore un anniversaire, encore un anniversaire baroque qui plus est! Occasion pour l’ensemble de donner quelques concerts à Paris, notamment un original voyage à travers les relations tissées dans l’Histoire entre les Juifs et la musique (voir ici) interprété le soir même de notre rencontre, et de discuter avec son fondateur et toujours directeur musical, Hugo Reyne. Flûtiste et hautboïste baroque, chef d’un ensemble ayant gravé de multiples références de Jean-Baptiste Lully à André Philidor, de Jean-Philippe Rameau à Jean-Féry Rebel, Hugo Reyne est avant tout (du strict point de vue «journalistique») extrêmement bavard, un propos en amenant dix autres, une pensée conduisant à vingt digressions! Autour d’un déjeuner pris dans un restaurant italien de la place d’Italie, voici donc en plat de résistance une discussion à bâtons rompus autour d’une véritable épopée musicale qui ne demande qu’à se poursuivre...
H. Reyne
Avant d’en venir à la Simphonie du Marais, parlons un peu de vous comme instrumentiste, et notamment comme flûtiste. Pourquoi avoir choisi cet instrument, qui est aujourd’hui votre instrument de prédilection, alors que vous jouez également du hautbois et même du chalumeau, instrument très intéressant puisque c’est l’ancêtre de la clarinette?
En fait, je ne joue jamais du chalumeau, mais ce soir, exceptionnellement, j’en jouerai parmi quatorze instruments différents! J’adore la clarinette, qui est un instrument génial, car elle bénéficie d’une tessiture beaucoup plus étendue que la flûte ou le hautbois, grâce notamment au «système Marchi» qui lui permet d’aller très loin dans l’aigu. Mais c’est vrai que je suis avant tout flûtiste; la flûte à bec en premier lieu, un tout petit peu de chalumeau (c’est vrai que j’en ai joué dans le premier disque de la Simphonie du Marais consacré aux Symphonies pour les Soupers du Roy de Lalande pour changer un peu de sonorité), qui a été inventé par le facteur d’instrument Johann Christoph Denner (1655-1707), également facteur de flûtes à bec d’ailleurs... Mais, en fait, c’est de la flûte dont je joue mais dans toute sa diversité possible: flûte à bec, flageolet, flûte piccolo, ocarina... J’ai également recherché ce qu’était devenue la flûte à bec au XIXe siècle et c’est ainsi que j’ai joué de la flûte-canne!
Cette passion pour la flûte à bec est venue de plusieurs choses puisque j’avais huit ou neuf ans quand ma mère m’a acheté un disque dans la ville de Luxembourg sur lequel figurait un morceau pour cet instrument. Je me rends compte d’ailleurs que, pour beaucoup de gens, l’achat d’un disque joue souvent le rôle d’électrochoc, c’est une sorte de déclencheur qui agit dès le stade de l’enfance, et qui peut presque ensuite décider de toute une vie. Et puis j’ai choisi de jouer de la flûte à bec lorsque ma mère m’a inscrit en 1967 à l’école de musique de Bourg-la-Reine (elle avait reçu un prospectus dans sa boîte aux lettres) où j’ai eu comme professeur Pierre Paubon (1910-1995), avec ses cheveux blancs et son air autoritaire, qui me paraissait très âgé alors qu’il n’avait qu’une cinquantaine d’années: il avait écrit une méthode pour la flûte à bec et dirigeait une classe de solfège agrémentée de flûte à bec. J’allais donc suivre ses cours le jeudi après-midi et c’était super puisqu’il a réellement voulu redonner ses lettres de noblesse à cet instrument, qu’il fallait alors défendre car elle apparaissait trop comme un instrument basique qu’on apprend malheureusement très mal à l’école. Pierre Paubon m’a ensuite confié à son meilleur élève, Jean-Noël Catrice, que j’ai eu la chance d’avoir comme professeur sept ans plus tard.
Et votre premier disque alors, vous vous en souvenez: c’était un disque de flûte déjà ou quelque chose de plus «classique» comme pourrait l’être la Cinquième de Beethoven?
Ah non, pas de Beethoven... J’étais féru de musique déjà: je me souviens que c’était un disque 16 tours qui durait deux heures et qui rassemblait divers grands «tubes» du classique, surtout de l’époque romantique. Je me souviens que j’avais en fait échangé ce disque avec un copain contre deux locomotives; je l’ai même racheté par la suite, je dois donc en avoir deux... Et donc la musique me passionnait: pour les anniversaires, par exemple, je griffonnais des petites partitions en guise d’invitations alors même que je ne savais pas du tout composer, je distribuais notamment des parties de percussions et je dirigeais tout ça. Je composais pour des orchestres pléthoriques et je dessinais également des plans d’orchestre; bref, tout ça m’intéressait déjà beaucoup!
Vous avez donc étudié la flûte mais vous avez également étudié le hautbois, notamment avec André Caurette je crois?
[Rires] Ah ah! Qui se souvient aujourd’hui d’André Caurette? A ne pas confondre bien sûr avec Michel Corrette, qui a notamment écrit une belle méthode pour la flûte à bec, Le Berger fortuné, mais on l’a perdue je crois: j’aimerais bien la retrouver un jour... Donc oui, j’ai également étudié le hautbois avec André Caurette mais j’ai vraiment appris la musique au Conservatoire de Bourg-la-Reine, qui était alors dirigé par Michel Vignot et qui nous a pris sous son aile. On avait des cours d’une vingtaine de minutes à deux mais, outre les cours de musique proprement dits, il y avait une véritable émulation dans ce conservatoire, qui était une ancienne maternité et qui a été rasé depuis. Vignot organisait également des sortes de colonies musicales où l’on se retrouvait deux étés de suite à plusieurs pour véritablement «manger de la musique», pour étudier l’instrument, pour jouer Pepusch, Meunier, Corrette... Donc on faisait ces stages de musique de chambre et, à la fin, on organisait des auditions. Et après, à dix-huit ans, on se demandait où apprendre la musique baroque car il ne faut pas oublier que, dans les années 1960 et 1970, il n’y avait pas d’enseignement spécifique de la musique baroque: on n’étudiait par exemple que le hautbois moderne! J’ai également appris le hautbois baroque avec Michel Henry, dans le XIIIe arrondissement, et je me souviens qu’on donnait ensuite quelques concerts à Versailles au sein d’ensembles, dans la cour de marbre, pour des concerts privés ou dans le cadre d’événements officiels; c’était l’artisanat du baroque à l’époque mais pour nous, jeunes musiciens, c’était absolument passionnant.
C’est à cette époque également que vous avez recopié des sonates pour flûte de Corelli où vous aviez également ajouté des appogiatures ou des ornementations: déjà une envie d’interpréter les partitions à votre guise?
Ah non, je n’interprète pas «à ma façon»! L’ornementation est une vraie science: je ne me permettrais pas de rajouter des ornementations de mon cru! C’est vrai que, c’était en 1979, j’ai recopié cette Bible de la sonate que sont les sonates pour flûte de Corelli, publiées à Rome le 1er janvier 1700, puis très vite adaptées pour d’autres instruments comme la flûte à bec en Angleterre dès 1702, puis de nouveau en 1707, et qu’il a lui-même ensuite publiées à Amsterdam chez Mortier, en 1712. C’est un document que l’on possède et qui s’avère extrêmement rare parce que l’ornementation est une très grande science qui exige une très grande connaissance de ce qu’on fait les anciens comme Corelli ou Telemann, compositeurs qui ont tout détaillé, notamment des guirlandes de notes écrites avec un goût magistral. Mais tout ça, c’est la cinquième roue de la charrette: avant cela, il faut s’occuper de la sonorité, de l’instrument qu’on va choisir, du tempo, du phrasé, de l’accentuation, de savoir s’il y a dans un morceau une danse sous-jacente... Ce sont des éléments souvent mis au second plan alors qu’ils sont au contraire fondamentaux. On dit trop souvent aux étudiants qu’ils ont sous les yeux le canevas d’un compositeur à compléter mais c’est totalement faux. Le compositeur a écrit des choses, souvent de façon fort complète, et il faut avant tout respecter cela: inutile d’en rajouter, le compositeur a décidé qu’on devait jouer sa partition telle qu’il l’avait établie. Je combats le discours qui va à l’encontre de ce principe; il y a des anecdotes de Lully là-dessus comme quoi il avait dit qu’il ne voulait pas de broderie en plus, et qu’il fallait jouer ses partitions comme elles étaient écrites.
Pour savoir tout cela, vous êtes sans doute allé aux sources; par exemple, alors que vous sortez un disque consacré à Hotteterre, êtes-vous allé consulter son Art de préluder sur la flûte traversière, sur la flûte à bec, sur le hautbois, et autres instruments de dessus (1719) où tout l’art de jouer et d’ornementer est si finement détaillé?
Bien sûr! Mais, voyez: là encore, la notion de prélude est totalement perdue aujourd’hui. Les gens s’accordent bêtement sur un la alors qu’ils vont jouer ensuite en do mineur... C’est n’importe quoi! Alors qu’il y a le prélude solo, le prélude accompagné, le prélude de caprice, le prélude un peu plus construit, autant de figures qu’explique avec beaucoup de détails Hotteterre et qu’il a consignés dans ses Principes de la flûte publiés en 1707. J’attache une grande importance à ce que le disque ne soit pas mon interprétation mais qu’il reflète la façon dont les compositeurs demandaient que l’on joue de leur instrument à leur époque. Il faut néanmoins faire attention avec le terme de «traité» car certains vont vous dire «j’ai lu tous les traités» sur telle ou telle chose, mais ce n’est pas ce qu’il faut faire car les traités sont parfois écrits par des gens qui ne pratiquaient pas beaucoup la scène. Or, si la théorie est importante, il faut également tenir compte de la pratique du concert! J’ai moi-même souffert de cette séparation parfois artificiellement voulue par certains: j’ai beaucoup enseigné mais on m’a parfois reproché de donner trop de concerts. Il y a une opposition qui est parfois cultivée entre les deux. J’ai d’ailleurs eu du mal à avoir mon CA (mon certificat d’aptitude) car certains membres de jurys étaient, je pense, un peu jaloux de ma carrière de concertiste; les gens de l’enseignement sont malheureusement un peu coupés du concert. Mais, à l’époque de Corelli, ce lien était au contraire évident: bien sûr toute l’Europe venait le voir pour lui demander conseil en tant que théoricien et enseignant mais c’était aussi un incroyable virtuose, un grand musicien et évidemment un grand compositeur. C’est cette pluralité de talents qu’était par exemple venu chercher Händel lorsqu’il vint à Rome.
Oui, mais c’est très français de mettre les gens dans des cases comme cela... Ce n’est pas la manière dont les choses se déroulent dans des pays voisins comme l’Italie ou l’Allemagne!
Oui, c’est pour cela que c’est très rafraîchissant d’aller à l’étranger ou de jouer avec des musiciens qui viennent d’ailleurs. A la Simphonie du Marais, je fais en général appel à des gens qui sont sur le territoire national mais je travaille également, et j’adore ça, avec des musiciens qui viennent d’autres pays et qui nous apportent ainsi une certaine fraîcheur. On a par exemple récemment enregistré les Concertos brandebourgeois: on a ainsi eu la chance d’avoir avec nous une violoniste, Jesenka Balic Zunic, qui habite au Danemark mais qui vient de Croatie, qui joue du violon mais aussi du violon piccolo et de l’alto. C’est une incroyable musicienne, pleine d’énergie, qui ne s’est jamais plainte alors qu’on a travaillé dans des conditions assez compliquées, alors que c’est très français, au contraire, de se plaindre, moi le premier... On a ainsi eu une équipe minimale de 21 musiciens seulement avec lesquels on a tout de même pu jouer les six Brandebourgeois car parmi ces personnes, certaines étaient polyvalentes: il fallait par exemple que le deuxième violoncelle puisse jouer de la viole de gambe, que moi je puisse jouer aussi la partie de flûte traversière dans le Cinquième... En l’espèce, j’ai joué de la flûte ténor en ré, qui est l’équivalent de la flûte traversière en tessiture, mais pour laquelle j’ai essayé de donner le même caractère dans la sonorité et dans l’attaque que j’ai essayé d’émousser. Même s’il existe de nombreuses références, je suis convaincu qu’on apporte quelque chose dans chacun de ces six concertos; on a d’ailleurs acheté les droits à Berlin et on a publié sur notre site le fac-similé des partitions.
C’est une époque spéciale pour Bach. En 1721, date du manuscrit des Brandebourgeois, il ne pense qu’à quitter Coethen car sa femme est décédée en son absence, ce fut un choc psychologique évident pour lui, époque à laquelle il candidate à un poste dans le Brandebourg pour lequel il envoie une lettre magnifique en français, lettre dans laquelle il écrit fort justement «Il y a une couple d’années...» et non «un couple» car cela s’écrivait ainsi à l’époque... Il candidate donc mais personne ne lui répond! Et donc, quand vous étudiez la graphie de la partition qui est actuellement à Berlin, vous vous rendez compte que Bach a absolument tout précisé pour que le copiste puisse là-bas faire les parties séparées: alors qu’il aurait pu ne pas le répéter, il a tenu à finir chaque portée par les termes da capo ou dal segno (les initiales DS). C’est très pratique, très précis. Il a absolument veillé à tout: dans le Quatrième Brandebourgeois, il sait que la première flûte qu’il a sous la main à Coethen est une flûte en sol alors que la seconde est une flûte en fa: il jongle véritablement avec les musiciens dont il dispose et il sait que cela ne peut pas toujours fonctionner comme il l’a prévu. De fait, ces éléments nous apportent une passion, une nourriture pour laquelle nous sommes prêts à investir beaucoup: même si nous avons enregistré dans des conditions abominables (on devait enregistrer avant le concert mais en fait on a enregistré après le concert, en finissant à 2 heures du matin, dans une salle très sèche), ce fut formidable de le faire avec cette équipe!
Puisque vous parlez d’équipe, on en arrive à la Simphonie du Marais que vous créez donc en 1987. Pourquoi avoir créé cet ensemble alors que vous vous étiez première flûte aux Arts Florissants depuis 1983, que vous pouviez vous en tenir à une très belle carrière de concertiste...? Vous éprouvez pourtant le besoin de créer un ensemble et, pour autant, vous ne quittez pas Les Arts Florissants puisque vous y restez jusqu’en 1996.
C’est vrai que, cette année, cela fait 30 ans pour l’ensemble de la Simphonie et 35 ans de musique en tout! En fait, j’avoue que j’ai beaucoup souffert aux Arts Florissants. Alors que j’étais musicien d’ensemble (j’ai également fait partie de La Chapelle Royale de Philippe Herreweghe et, plus ponctuellement, j’ai travaillé au sein de La Grande Écurie et la Chambre du Roy de Jean-Claude Malgoire), l’émulation consistant à vouloir créer son propre ensemble était là, en germe. C’était une période formidable qui marquait véritablement l’artisanat du baroque: j’ai eu une grande chance de vivre tout ça. Je suis donc entré aux Arts Florissants en 1983 pour remplacer quelqu’un qui était souffrant, en pleine année Rameau [né en 1683], car j’étais un musicien «intéressant» pour les chefs de l’époque puisque je jouais de deux instruments: j’étais un flûtiste qui jouait du hautbois ou un hautboïste qui jouait de la flûte, je ne sais pas... Mais c’est d’ailleurs ce qui se pratiquait à l’époque baroque où tout le monde jouait de plusieurs instruments: chez Händel, par exemple, quand il y avait un air dans un opéra avec des flûtes puis, juste après, avec un ou deux hautbois, c’était bien sûr le même instrumentiste qui officiait. C’était la même chose chez Lully ou chez d’autres compositeurs de l’époque. Alors, quand vous jouez sous la direction de quelqu’un, vous percevez les défauts, vous avez envie de vous exprimer autrement, de vouloir faire autre chose et c’est cela qui vous pousse à créer votre propre ensemble mais il faut ensuite avoir confiance en soi.
Les Arts Florissants ne m’ont pas donné confiance en moi: à vrai dire, ils m’en ont même un peu retiré. Peut-être aurais-je dû quitter l’ensemble bien avant...? Mais, finalement, j’avais un peu d’ambition et de courage et, en 1987, j’ai franchi le pas à l’occasion de l’anniversaire Lully. A nos débuts, nous avions un tout petit budget de la direction des affaires culturelles de l’Essonne et c’est l’époque à laquelle j’ai fait appel à des amis avec qui, par exemple, j’avais participé à la création de l’ensemble des Musiciens du Louvre sous la direction de Marc Minkowski en 1984. C’est une époque où Harnoncourt notamment avait révolutionné l’interprétation baroque mais ce qu’il proposait était souvent excessif [il chantonne]: il a certes pris des options qui pouvaient être intéressantes puisqu’elles ont généré une très forte émulation mais, pour autant, ce n’était pas dans le texte, ce n’était pas écrit dans les partitions. C’est pour cela que j’ai peu à peu arrêté d’être musicien d’orchestre car je souhaitais en revenir à une interprétation, par exemple de Lully ou de Charpentier, plus fidèle au texte, plus naturelle, moins maniérée...
Plus évidente aussi?
Oui, voilà. Ce que je vous dis là n’est pas bien car cela peut sembler prétentieux mais c’est vraiment ce que je ressentais. Quand j’ai enregistré Atys par exemple, je voulais faire revivre cette œuvre, la rajeunir, être complètement connecté au texte original que l’on n’avait pas forcément totalement respecté en 1986-1987 dans la production Villégier-Christie. En fait, c’est en 1987 que je décide, alors qu’on s’apprête à fêter l’année Lully (j’ai beaucoup fonctionné par anniversaires), de me lancer dans une sorte d’Apothéose de Lully à l’automne 1987, que l’on donne à Versailles puis dans le cadre du colloque qui s’est tenu à Saint-Germain-en-Laye. Je décide donc de faire ce programme consacré à Lully, d’hommage à Feu Monsieur Lully pour reprendre un titre qu’avait utilisé Campra en 1702, pour lequel je m’entoure d’une équipe de très bons musiciens comme Marc [Minkowski] au basson ou Christophe Rousset au clavecin, qui n’avaient pas encore constitué leur ensemble, en tout cas pour Christophe. Je m’entoure également de musiciens comme Florence Malgoire au premier violon, Philippe Couvert au second, Anne-Marie Lasla à la viole, Pascal Monteilhet au luth... On a donné quelques concerts en septembre et en octobre mais il a fallu ensuite chercher d’autres concerts à donner pour faire vivre l’ensemble car c’est là la grande difficulté. Alors, certes, on peut choisir de construire un orchestre pour devenir la locomotive d’un chanteur ou d’une chanteuse et se spécialiser comme accompagnateurs mais je n’ai pas voulu suivre cette voie.
Pourtant, le premier disque de la Simphonie du Marais, en janvier 1990, consiste à accompagner des chanteurs dans les Psaumes de David de Charpentier, sous la direction d’Olivier Schneebeli! Ce n’est qu’en mai et juillet 1990 que vous enregistrez de la musique purement instrumentale avec les Symphonies pour les soupers du Roy de Lalande. Vous avez donc quand même commencé par accompagner des voix...
Oui, c’est vrai, mais c’est le problème: comment faire vivre l’ensemble que nous venions de créer? Il fallait trouver des fonds même si nous avons signé nos premiers disques à cette époque, le disque avec Olivier Schneebeli effectivement, mais je crois qu’on avait auparavant enregistré un premier disque également consacré à Charpentier, avec la Maîtrise de Paris dirigée par Patrick Marco. Mais, vous voyez, on n’a donné presqu’aucun concert pendant l’année 1988 avant que, en 1989 et 1990, on ne se mette à travailler sérieusement sur Michel-Richard De Lalande. Je me souviens, c’est à ce moment-là que j’ai décidé d’acheter un appartement, rue Tiquetonne; je me rappelle, je signe une promesse de vente et je rentre chez moi et mes parents me disent que je viens de faire une bêtise, qu’il faut que je revienne dessus, que je vais m’endetter... Alors, je veux revenir sur ma décision, je me rends à La Défense pour aller à l’agence immobilière et là, je tombe sur la tour De Lalande: un signe, et je leur dis que je ne veux donc plus de l’appartement. Et dans cette tour De Lalande, je vois que se trouvent des bureaux de laboratoires pharmaceutiques qui, grâce à un ami médecin que j’avais rencontré à Aix-les-Bains, acceptent de nous soutenir après des discussions assez âpres. Puis, on décroche un autre rendez-vous avec cette fois-ci Eva Coutaz [future directrice d’Harmonia Mundi], redoutable: là aussi, le directeur artistique négocie avec elle, moi je ne dis presque rien car j’étais très timide, et elle accepte de signer pour 6000 disques avec un financement par les laboratoires pharmaceutiques mais cela n’a pas eu de suite, elle s’est contentée de cette opération «blanche»... C’est pour cela que tous les médecins de France et de Navarre ont reçu, en guise de cadeau de fin d’année, notre disque consacré aux Symphonies pour les Soupers du Roy de Lalande. C’est comme ça que ça a commencé. On a ensuite signé un disque consacré à des Sonates pour flûte de Händel car j’avais envie de travailler sur l’instrumental et non avec des chanteurs: cela a toujours ma préférence d’ailleurs. Mais cette préférence vient aussi du fait que, derrière mon éducation musicale, il y a quelqu’un comme Frans Brüggen, que je révère beaucoup comme William Christie, qui a été mon dieu, mon idole, et dont la disparition m’a beaucoup affecté.
Et pourquoi ce nom de «La Simphonie du Marais»? En hommage au quartier du Marais car vous avez commencé à l’église des Billettes je crois?
Non, c’est ici que tout a commencé en fait! J’habitais dans cette tour [dans le XIIIe arrondissement] et on a commencé dans la petite église de la Trinité qui est à deux pas d’ici; on a commencé en 1981 à quatre musiciens, on n’était pas encore surnommés les «baroqueux», en jouant des trios en symphonies, époque de nos débuts où nous collions nous-mêmes nos affiches. Je me souviens que l’archidiacre empochait tout («le chauffage, ce sera tant» nous imposait-il!), on ne gagnait presque rien mais on faisait des concerts et c’est ce qui comptait pour nous. On a connu des moments de franche exaltation mais aussi de vrai découragement mais bon, ça s’est fait comme ça.
Et puis donc viennent ces Symphonies de Lalande, qui sont des œuvres marquées par une très grande diversité, des motifs extrêmement travaillés, car ce n’est pas du décor: c’est de la musique qui s’écoutait véritablement.
Si l’on veut faire un ensemble, il faut le structurer: il faut une administratrice, assurer une diffusion, gérer la communication... Mais je n’avais pas tout cela à l’époque; je devais m’occuper de tout, des ressources humaines à la réservation des chambres d’hôtel... Je me mets donc à diriger sur le tard et sur le tas car le directeur artistique de l’époque, Jean-Marcel Bolaz – qui était assez dur et qui travaillait sur le répertoire classique avec Maxence Larrieu, qui n’aimait pas tellement les instruments anciens mais qui avait de vrais cotés positifs: il a une super feuille, il assure une très belle prise de son – me dit que, voilà, il y a un ensemble de 20 musiciens, et je ne peux donc continuer à assurer la partie de hautbois, il faut que je dirige. Je commence donc à diriger! Je souhaitais à cette époque continuer dans le domaine de la symphonie, en illustrant tout le mouvement symphonique qui a existé en France à l’époque classique notamment, mais personne ne l’a fait.
H. Reyne
A défaut d’avoir continué dans le domaine de la symphonie, vous avez continué dans le domaine «culinaire» si j’ose dire puisque vous avez ensuite enregistré les Symphonies pour le Festin Royal du Comte d’Artois de François Francœur, puis ce sont ensuite Gautier de Marseille, les Marches, fêtes et chasses de Louis XIV de Philidor, Rebel dont vous gravez Ulysse... Comment avez-vous découvert ces compositeurs et comment avez-vous déterminé que cela valait le coup d’être joué et, après, enregistré? Est-ce que c’est quelque chose qui se voit au premier coup d’œil?
C’est plus compliqué que ça. Chaque disque a son histoire. En principe, les partitions devraient arriver en premier lieu mais, comme j’ai toujours été sensible au patrimoine, elles sont parfois arrivées au second plan. Quand je me retrouve à Fontainebleau à enregistrer La Diane de Fontainebleau d’Henry Desmarest, c’est notamment parce que je veux rendre hommage à ce magnifique château qui me semble complètement délaissé par rapport à Versailles. Il n’y a pas que Versailles! Il faut rappeler au public qu’il y a également Saint-Germain-en-Laye, château dans lequel ont eu lieu de très nombreuses créations d’ouvrages de Lully, à commencer par Atys... Il y avait donc des châteaux qui m’intéressaient mais, pour prendre un de vos quasi homonymes, si je me suis, à un moment, intéressé à Gautier de Marseille, c’est parce que, alors que j’avais déjà commencé à travailler sur le bonhomme, je suis allé jouer dans le sud de la France. Et là, en Provence, je me suis trouvé à donner un concert à Montpellier, plus exactement à la cathédrale de Maguelone, qui est située à quelques encablures de l’endroit où Gautier a disparu en mer. C’est également l’époque où je m’intéressais au fait que Lully avait repris l’opéra parisien et qu’il déléguait, moyennant finances, des privilèges (qu’il avait lui-même eu du mal à acquérir) à des personnes en province; on assiste donc à la création de maisons d’opéras sur le reste du territoire national et, parmi les personnages intéressants, je m’étais aperçu qu’il y avait un certain Gautier de Marseille qui a créé un opéra à Marseille et qui a en quelque sorte été le premier à décentraliser cette notion d’opéra. Même si ses opéras ont été perdus, il reste de lui des trios qui me paraissaient très intéressants et qui, en plus, sont recommandés par Hotteterre à la fin de sa méthode. C’est pour cela que j’ai voulu le jouer et l’enregistrer.
Alors je propose mais, vous savez, il faut se battre car les gens ne sont pas forcément favorables au patrimoine, ou alors il faut tomber sur la bonne personne. Vous allez voir un chef d’entreprise pour lui demander de sponsoriser un concert ou un enregistrement mais c’est compliqué. A la Simphonie du Marais, on n’a pas de mécène mais c’est ce qui m’a toujours manqué. Là, je suis allé à la mairie de Marseille, ville où j’ai enseigné pendant des années, puis au conseil régional, pour demander des subventions afin de célébrer le patrimoine marseillais avec Gautier car ce fut vraiment un très bon compositeur: il est venu travailler à Paris, il a collaboré avec Chambonnières... Je me rends compte qu’il y a beaucoup de «petits maîtres» comme ça, même si je n’aime pas trop le terme, que je dois défendre aussi; pourquoi ne pas réhabiliter et illustrer toutes ces belles étoiles qui gravitaient autour de l’astre Lully comme le furent Gautier, Desmarets, Dornel, Francœur...? Vous avez parlé de Francœur tout à l’heure: j’ai travaillé sur lui à l’occasion d’une exposition qu’il y avait eu à Versailles sur les tables royales en 1993 comme il y avait eu ce colloque en 1987 sur Lully qui a suscité tellement de choses par ailleurs.
D’ailleurs, avec le recul, on se rend compte qu’en cette même année 1987, il y a évidemment Atys mais aussi la création du Centre de musique baroque de Versailles, du Concert Spirituel d’Hervé Niquet, de votre ensemble La Simphonie du Marais... Alors, 1987, année faste de la musique baroque en France?
C’est vrai que ce fut une année incroyable mais le déclencheur fut l’année Lully: sans cette année Lully, Les Arts Florissants n’auraient jamais joué Atys. A l’époque, Jean-Marie Villégier hésitait entre Bellérophon et Atys: quelle bêtise! Quinault est quelqu’un de génial et si l’on avait choisi Bellérophon, tout aurait été différent. Louis XIV a eu la superbe idée de faire travailler Quinault et Lully ensemble sur un vrai projet car leur première collaboration, Cadmus et Hermione, était certes intéressante mais ils hésitaient encore entre la tragédie et le comique. Puis ce furent Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus en 1671, Alceste en 1674, Thésée l’année suivante et enfin, chef-d’œuvre, Atys en 1676 avec ce sujet génial, la tragédie, le mythe de la nature, l’idée de déesse de la terre...
Est-ce de cette manière que vous avez découvert Lully, avec Atys, ou est-ce que vous connaissiez déjà son œuvre auparavant?
C’est là que je me rends compte que vous m’apprenez des choses sur moi-même car je n’ai pas refait le point sur tout cela... J’ai travaillé sur De Lalande, dont je rappelle qu’il a été le successeur de Lully comme Surintendant de la musique du Roi. Mais j’avais commencé à travailler sur Lully bien avant car les débuts d’Atys; c’est à Prato qu’on a donné Atys en premier lieu, dans la banlieue de Florence; ce fut un bide total puisque je me souviens que les gens partaient de la salle en cours de spectacle! Heureusement, quelqu’un du Monde avait écrit un assez bel article sur nos représentations et, quand on l’a ensuite joué à Paris, là, ça a été un vrai succès alors que les Italiens n’en avaient rien à faire. Ces concerts florentins, qu’on a donnés je crois en décembre 1986, nous auront finalement servi de bonnes répétitions... Alors que j’étais déjà aux Arts Florissants, j’avais été voir, à l’été 1986, Herbert Schneider, à Mayence, qui est le plus grand spécialiste du catalogue Lully et que j’ai revu il y a peu à l’occasion du concert que nous avons donné à la Bibliothèque nationale de France: il m’a prêté plein de partitions et j’ai fait énormément de photocopies. Je me souviens qu’à la même époque, on avait un mal fou à sortir les partitions de la Bibliothèque nationale, de sortir de la salle de lecture avec seulement quelques photocopies; le lecteur-reproducteur n’existait pas mais un exemplaire avait pu être acheté à l’époque par la Fondation Charpentier, grâce à Jean-Jacques Alain, un de ces multiples acteurs qui ont permis que tout soit enfin possible et sur lesquels il faudrait tant écrire un jour... A partir de ce moment-là, on pouvait non seulement lire les microfilms mais également les développer, les imprimer, après avoir fait de la monnaie en bas en allant chez le buraliste: c’était vraiment de l’artisanat total! Et donc, quand Schneider m’ouvre sa porte, on se rue immédiatement chez le photocopieur et j’engrange des tas de partitions pour retracer la vie musicale de Lully avec ses ballets, ses comédies-ballets et ses opéras.
A cette époque, vous aviez donc déjà l’idée de créer un ensemble?
Oui, je prenais des partitions pour orchestre mais je les réduisais pour Trios en symphonies. Nous les avons ainsi données dans plusieurs cadres, comme justement le colloque de Saint-Germain-en-Laye, où nous faisions des animations pour deux hautbois et un clavecin. Ce sont des œuvres que je réduisais donc car j’ai dû même faire un travail de recomposition à la suite de mon travail sur De Lalande pour lequel j’ai été obligé de reconstituer les secondes voix. Vous savez que la musique française fonctionne sur cinq voix (dessus, haute-contre, taille, quinte et basse) mais quand vous voulez réduire ces partitions pour des trios, il n’existe pas forcément de partie de haute-contre donc vous êtes obligé de recomposer une seconde voix comme l’a fait par exemple Rebel qui était, je le rappelle, le beau-frère de De Lalande. Ce travail a été très long. Mais, si vous me trouvez des financements, je vous refais sans problème les Symphonies pour les Soupers du Roy mais en mieux, à cinq parties cette fois-ci, car lorsqu’on les a enregistrées, c’était seulement à trois parties alors que dans toutes les ouvertures, il y a deux autres entrées.
Pour en revenir à Lully, sur vos disques, vous écrivez Lully avec un y et non un i. Quand on sait, et Philippe Beaussant l’a bien montré dans l’introduction de la biographie qu’il lui a consacrée, l’importance que cela peut avoir (insister ou non par l’orthographe sur son italianité), peut-on savoir si vous avez effectué ce choix consciemment ou pas?
Oui, c’est vrai qu’à l’origine son nom s’écrivait avec un i mais l’orthographe avec un y a rapidement été acquise par tout le monde de la musicologie. A partir de 1662, le y commence à supplanter le i dans ses signatures (c’est à peu près l’époque de son mariage avec Madeleine Lambert). Je crois que c’est avec son anoblissement, en 1681 si je ne me trompe, la même année que Le Triomphe de l’Amour, que le y devient commun mais il faudrait voir à partir de quel moment il l’adopte définitivement. A vérifier, bonne question! Honnêtement, j’ai pour ma part toujours adopté le y, peut-être parce qu’il y a un y dans mon nom et qu’au contraire il y a un i dans la Simphonie du Marais...
Vous avez par ailleurs réalisé un très beau disque consacré à la musique au temps de Richelieu (avec des compositeurs comme Louis de Mollier, François de Chancy, La Barre...): déjà un lien avec la Vendée puisque Richelieu fut, comme on sait, l’évêque de Luçon, «l’évêché le plus crotté de France» comme il le disait lui-même. Vous arrivez donc en Vendée, à La Chabotterie, en 1996 et vous prenez la tête du festival en 2003-2004: pouvez-vous nous en parler?
En fait, le précédent directeur artistique était parti en 2003, sur un coup de tête, et il a détruit le programme qu’il avait établi. Je prends donc de fait la direction artistique et je téléphone immédiatement à Malgoire pour lui dire, par exemple, que le concert qu’il avait programmé avec Jaroussky tient toujours: donc, venez le faire! Pas de souci! A ce moment, je ne fais pas de programmation: je repasse seulement derrière pour reprendre la programmation et éviter que tout soit cassé, notamment car je n’ai pas le temps matériel de bâtir quoi que ce soit.
Pourquoi donc avoir accepté?
Cela a un lien avec Le Triomphe de l’Amour de Lully, encore lui décidément... Il a vraiment eu une importance décisive dans ma vie; j’en profite pour le remercier publiquement car par trois fois dans ma carrière, il a été essentiel. J’ai consacré beaucoup de temps à l’étudier et, de temps en temps, je vais voir son mausolée à Notre-Dame-des-Victoires (deuxième chapelle à gauche en entrant) et je lui parle...
J’arrive donc en Vendée car le directeur du festival de La Chabotterie, un mélomane qui prend comme modèles le festival de Sablé-sur-Sarthe ou Le Printemps des Arts qui existait encore à Nantes à ce moment-là, était venu m’écouter à Versailles où l’on jouait en 2001 Le Bourgeois gentilhomme avec une formidable équipe, qui comptait des gens comme Vincent Dumestre avant qu’il ne fonde son ensemble – c’est d’ailleurs ça aussi l’émulation, quand des gens créent d’autres choses après vous parce qu’ils ont eu envie de développer leurs propres idées. Le directeur de La Chabotterie me demande donc ce que je fais l’année suivante et je lui dis que je veux faire un ballet, un grand ballet, comme Le Triomphe de l’Amour, qui est un ouvrage postérieur à la période «lullyste» du ballet puisqu’elle s’arrête en 1669, année où le roi arrête de danser et, tout d’un coup, Louis XIV lui passe commande d’un ballet. Ce sera donc Le Triomphe de l’Amour, où Lully retrouve son cher Quinault comme librettiste, œuvre avec des moyens extraordinaires, le prototype de l’opéra-ballet bien avant L’Europe galante de Campra qu’on monte actuellement ou Les Saisons de Collasse.
Et donc, en 2001, Denis Allais, qui était le directeur et qui fut quelqu’un de très important pour moi, nous propose de jouer deux fois Le Triomphe de l’Amour en clôture du festival de l’édition 2002. Je viens donc à l’automne 2001 pour voir à quoi ressemble La Chabotterie car c’est important de voir les lieux où l’on va jouer, la scène, comment monter le spectacle car c’est de l’humain, du ressenti; je ne comprends pas que certains de mes collègues ne le fassent pas... Bref, on fait Le Triomphe en août 2002 et ce fut très bien accueilli. Pour ma part, j’ai tout de suite éprouvé un sentiment de séduction à l’égard de ce lieu beau et paisible. Je propose donc d’implanter mon ensemble ici, d’autant qu’on cherchait à l’époque à quitter Paris; après un an de discussions, cela a abouti et la Simphonie du Marais s’est établie là comme orchestre en résidence.
Après ça, je deviens donc directeur artistique du Festival; et je leur dis que je m’installe véritablement en Vendée, précisant à mes interlocuteurs que je ne viens pas ici seulement quelques jours par an pour faire une générale en province avant de «vraiment» jouer à Paris, pour le «vrai» concert, comme le font certains. Et j’ai rencontré là-bas un public avide de découverte, qui a toujours répondu présent, qui a partagé nos émotions, une association des amis de la Simphonie ayant même été créée très rapidement.
Pour autant, j’ai quand même envie de revenir dans la capitale; je suis très heureux de faire ce soir ce troisième concert à Paris, et j’espère qu’on va continuer à développer notre partenariat avec la Bibliothèque nationale de France, sans compter qu’on jouera à la Philharmonie l’année prochaine. J’ai eu le festival comme base arrière où l’on a pu expérimenter plein de choses puis j’ai créé le label du festival de la Chabotterie, qui nous a ensuite permis de développer une grande activité discographique.
Vous avez parlé du Bourgeois gentilhomme mais vous avez également enregistré un disque Charpentier consacré aux comédies de Molière, vous avez joué les intermèdes musicaux composés par Jean-Baptiste Moreau pour Athalie de Racine, vous avez enregistré un «Portrait musical de Jean de La Fontaine», vous avez rendu hommage musical à Jacques Lacarrière au festival de La Chabotterie en août dernier avec textes lus par Francis Huster... Vous avez un amour de la musique mais un amour du texte aussi, non? Est-ce pour cela que vous aimez le XVIIe siècle qui a tant su magnifier la langue française?
Oui, absolument! C’est pour cela. Je considère que Molière est le vrai créateur de l’opéra car s’il n’était pas mort en 1673, je suis convaincu qu’il serait allé très loin dans ce genre du théâtre musical après Le Malade imaginaire ou Psyché. C’est épatant de voir comment Charpentier, à seulement 30 ans, travaille avec Molière avec une verve comique incroyable: il faut ensuite que cela se traduise également chez les interprètes. Il faut avoir des traits d’humour dans le concert!
Oui! Dans l’Appel pour le chien de Philidor, vous aboyez; dans la Marche hollandaise du même Philidor, on entend des couinements de trompettes; dans votre disque consacré aux comédies de Molière, les chanteurs aboient, miaulent et hennissent... L’humour est fondamental pour vous: est-ce d’ailleurs pour cette raison que vous êtes toujours le président et unique membre de l’ACCG (Association Contre les Concerts Guindés)?
[Rires]. Oui, toujours unique mais avec vous maintenant, non? C’est ça! L’idée un peu farfelue de l’ACCG a quand même un arrière-plan sérieux car dans monde de la musique classique, on a trop critiqué le public avec ses cheveux blancs, on a trop dénigré des gens; j’ai vu William arrêter un concert car quelqu’un toussait ou était arrivé en retard... Je trouve que ce n’est pas normal; ça va contre le concert. Ma philosophie, c’est au contraire de travailler sur des compositeurs et d’aller ensuite vers le public qui est en fait toujours aimable, toujours positif, ne serait-ce que dans la démarche même de venir au concert! Il faut lui parler, aller vers la communion musicale, qui est bien sûr irremplaçable au concert, mais qu’on peut développer au disque ou ailleurs. J’essaie de favoriser ce côté humain mais le côté humoristique est pour moi très important.
Alors, bien sûr, on ne peut pas diriger le Requiem de Mozart en faisant des blagues mais il y a quand même des choses qu’on peut imaginer. Cet été, par exemple, on va jouer le Stabat Mater de Pergolèse, qui est une œuvre incontournable, à la beauté sans cesse renouvelée mais, tout simplement, on va traduire le latin en français car même les interprètes ne savent pas toujours quels sont les mots qu’ils emploient alors que le compositeur a cherché une certaine alchimie entre le mot et la note, en espérant trouver la meilleure alliance possible entre les deux. Avec le public, on va donc se permettre de faire cette traduction à son attention pour favoriser cette communication que je souhaite tant. Vous voyez, même dans la musique religieuse, on peut aller de l’avant à l’attention du public, favoriser la passation d’une œuvre.
Est-ce également pour cette raison que vous êtes quelque peu revenu sur la prononciation du texte dans les opéras du XVIIe siècle (je pense principalement à Lully) où l’on peut, dans certaines interprétations, avoir tendance à rouler les r, à faire des liaisons excessives, à allonger certaines labiales? Est-ce pour vous un moyen d’atteindre un public plus large ou est-ce-que vous vous êtes dit que, de toute façon, personne n’était là et que, de fait, on ne peut savoir comment ça se passait à l’époque?
Les deux mon capitaine! L’excès, je l’ai eu à un moment. Je me souviens, j’ai été le premier à faire travailler Benjamin Lazar, alors jeune étudiant, pour un concert à Gentilly... Qui est mort à Gentilly déjà? [silence] Ah oui, Benserade, librettiste de nombreux ballets, Benserade qui disait depuis sa toute petite maison de Gentilly «si tout ne m’appartient pas, tout appartient à mes regards»: c’est beau, non...? Bref, je suis donc allé à Gentilly, ville communiste, pour leur parler et défendre l’Ancien Régime: vous voyez le combat? Mais, comme je vous l’ai dit, il faut que le patrimoine l’emporte sur la politique. On a donc été engagé, on a même obtenu un petit financement de la part de la mairie de Gentilly et c’est là que j’ai engagé Benjamin Lazar, époque où il faisait preuve d’une certaine sclérose. Je me souviens que pour lui, il y avait par exemple une seule manière de prononcer: «il est morte» par exemple, le masculin devenant féminin à l’oreille! Cela me crispait beaucoup et c’est vrai que j’ai changé sur ce sujet. Jean-Denis Monory, avec qui j’ai également travaillé, n’est pas comme Benjamin: il faut tenir également compte des personnalités... Il ne faut pas oublier que Molière a énormément de profondeur et pas seulement une verve comique inimitable: je ne suis pas d’accord avec cette vision réductrice! Il faut vraiment que nous, artistes, parlions à tout le monde alors que cette musique française est déjà dans un ghetto. Il ne faut pas outrager la langue!
Votre volonté de défendre ce répertoire n’est-elle pas quelque peu contredite par vos dernières réalisations discographiques consacrées non à de la musique française mais aux Concertos brandebourgeois et à la Water Music? D’ailleurs, enregistrer ces œuvres n’est-il pas quelque peu présomptueux au regard du nombre de versions de référence existantes: quelle nouveauté pensez-vous y apporter?
Je pense qu’on apporte quelque chose de neuf sur la rythmique de cette musique avec un son, c’est vrai, un plus rêche que chez d’autres. Je l’évoquais tout à l’heure mais l’enregistrement a été assez épique, dans une salle pas très bonne, où l’on aurait pu apporter un peu plus de réverbération mais avec une équipe formidable (j’ai notamment parlé de Jesenka, superbe violoniste). Alors, pourquoi avoir enregistré ces pièces? Ce sont des œuvres instrumentales incontournables dans l’histoire de la musique et j’ai considéré que c’était ridicule de ne pas utiliser tout notre acquis de la musique française pour interpréter cette musique alors que la France rayonnait sur toute l’Europe à ce moment-là. Dans les Brandebourgeois par exemple, quand on doit jouer une Allemande, les doubles croches doivent être jouées «à la française, doivent être inégalisées: c’est cela que je pense apporter avec mes bagages que j’ai traînés pendant une trentaine d’années. Dans la Water Music, il ne faut pas oublier que l’Ouverture et la plupart des danses sont françaises, sans compter – on en parlait au début de notre rencontre – l’influence italienne acquise également auprès de Corelli par exemple.
Ma dernière question portera donc sur Händel: vous privilégiez l’authenticité mais vous choisissez pourtant la deuxième version de la Fireworks Music avec l’ajout de cordes et moins de vents que ceux requis dans la première version. N’est-ce pas là aussi contradictoire avec votre volonté d’authenticité interprétative?
Oui mais il ne faut pas oublier que la première version a été vraiment faite pour célébrer la paix d’Aix-la-Chapelle: c’est pour cela qu’il y avait plein d’instruments de plein air, pour une sorte de musique militaire donc! Händel adaptera ensuite cette musique pour une interprétation en intérieur, dans un second temps, avec cette fois-ci des cordes et moins de vents. Le plus gros du disque, ce sont donc les trois suites de la Water Music mais c’est en fait un point de vue musicologique car, à mon sens, il n’y a qu’une Water Music avec divers mouvements mais je trouve toujours ridicule de terminer par la suite en sol où il n’y a plus ni trompettes ni cors, mais où l’on termine avec notamment de simples flûtes. Vu le faste et le contexte de représentation de cette musique, on se doit de terminer sur quelque chose de puissant, de brillant: je pense que notre disque aura au moins ce mérite d’avoir eu une vraie réflexion sur l’ordre des morceaux qui, pour la Water Music et contrairement à la Royal Fireworks Music, n’a jamais été noté par Händel ou ses contemporains. Je ne crois pas à l’authenticité mais bien davantage à une vérité de la réflexion interprétative.
Il faut se souvenir que cette musique a été faite pour une croisière sur la Tamise; j’attache beaucoup d’importance aux lieux, et lorsqu’une musique a été faite pour un lieu en particulier, il convient de ne pas l’oublier. Ici, le roi remonte la Tamise le 17 juillet 1717, donc il est normal de faire sonner les trompettes: il ne va pas arriver incognito sur son bateau! C’est toute une ambiance maritime, un véritable opéra pour instruments. Alors, oui: c’est une énième version de la Water Music mais j’avais envie depuis longtemps de la donner et on a là tout l’esprit du concerto, de la suite et même un peu de l’opéra [il chante les mouvements de la marée]. La marée a été très importante ce soir-là: pourquoi le roi n’est-il rentré chez lui qu’à 4 heures du matin? Tout simplement parce qu’il a fallu attendre à Chelsea que la marée redescende pour que le bateau puisse partir: il faut bien remettre les choses dans leur contexte. La Water Music visait à redorer le blason de Georges II, un roi taciturne, né à Hanovre et qui n’a qu’une envie, celle d’y retourner... Händel, de son côté, a besoin qu’on lui fasse confiance.
Donc, dans ce voyage du centre de Londres à Chelsea, en pleine campagne anglaise, chaque morceau revêt une signification particulière. L’Adagio après l’Ouverture (les quatre coups de l’orchestre avant l’entrée du hautbois), c’est quelque chose de théâtral, un rideau qui s’ouvre: c’est marqué adagio e staccato mais il ne faut pas trop exagérer. Ma connaissance de la musique française justifie de ne pas trop égaliser les notes, sinon ça donne quelque chose de raide: on ne peut pas jouer la partition ainsi et, pourtant, c’est souvent ce qui est fait. Il faut que la basse danse en croches! Même si je n’ai pas eu recours à cinquante musiciens, je privilégie toujours les couleurs de Händel pour livrer une version qui soit musicalement la plus authentique possible. Il ne faut pas oublier par exemple que les deux gigues sont typiquement écossaises: Händel rend là hommage au Pacte d’Union entre l’Écosse et l’Angleterre et même à ses propres œuvres (la Bourrée est par exemple la reprise d’un passage de la première partie de La Résurrection avec message subliminal en hommage au souverain, «Toi notre sauveur, Toi notre maître...»). C’est là que la musique instrumentale est parfois plus riche que la musique vocale car le message est à chercher derrière, il n’est pas concrètement écrit.
J’ai réécouté plein de versions avant de réaliser ce disque, notamment Harnoncourt chez qui j’aime certaines choses, d’autres non; dans l’Ouverture, il réussit très bien la poursuite entre les deux violons avant que l’orchestre n’entre très fort, ce qui offre ainsi un beau contraste entre le concertino et le tutti. Bref, il y a des choses à prendre et à ne pas prendre. Il faut surtout veiller à ce que notre interprétation n’aboutisse pas à des incohérences par rapport à l’instrumentation qui feraient que les cadences seraient dévolues à un instrument non concertant: ce n’est tout simplement pas possible. Il faut veiller à tout cela et c’est ce qui rend notre métier si passionnant!
[Propos recueillis par Sébastien Gauthier]
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